Dix-huit chats et le tôlier Hermann Brumm
Miloš Nikolić
— pièce légère sur le risible et le répugnant —
L’avertissement de l’auteur / Lire ce qui est répugnant est répugnant, tout comme un tantinet moins répugnant est d’enregistrer à l’aide de la caméra, photographier ou observer des actes répugnants. C’est de cela que parle cette pièce qui est volontairement un huis clos qui, tout aussi délibérément, se déroule lentement, pour que le répugnant puisse être plus facilement supporté.
Les personnages /
Hermann Brumm, tôlier (environ 70 ans).
Gerhard Kessel, caméraman de plateau (environ 70 ans).
Eva Schultz, la sœur de Joseph Schultz, lui aussi caméraman de plateau (environ 60 ans).
Le lieu et le temps de l’action / L’Allemagne, à la fin du siècle dernier.
✻
Grincement du portail en acier. On entend le brouhaha provenant de la rue.
Du côté gauche entre Kessel, portant un trépied et une caméra dans son étui.
C’est un élégant monsieur distant, qui pourtant ne parvient pas à retenir son contentement, sa fascination pour le décor.
KESSEL. — C’est ce qu’aime la caméra, Monsieur Braun ! On dirait un château. Telle une forteresse, quasiment au centre de la ville.
BRUMM (off). — Je vous l’avais dit.
Le portail en acier se referme avec fracas. Le brouhaha de la rue disparait. Kessel sursaute légèrement. Pose la caméra sur la table, le trépied sur la chaise.
KESSEL. — À la fois, c’est aussi c’est comme une sorte de prison, Monsieur Braun !
Apparaît Brumm.
BRUMM. — On pourrait le dire aussi.
KESSEL. — Aucun son de la rue ne parvient ici ?
BRUMM. — Oh que non !
KESSEL. — Et non plus d’ici à la rue… ?
BRUMM. — Ah mais non !
KESSEL. — Ici ne pourrait vivre qu’un solitaire…
BRUMM. — Ou un excentrique ? Mais aussi celui qui ferait du bruit, Monsieur Kessel ! C’est que je suis tôlier.
KESSEL. — Je vois.
BRUMM. — Je fabrique des gouttières. Et des coqs qui ne s’envolent pas. En cuivre, pour des cheminées.
KESSEL. — Comme celui-ci ?
BRUMM. — Oui. Celui-là est pour vous.
KESSEL. — Je vis à l’étage. Et crains que nous n’ayons de cheminée.
BRUMM. — Aucune importance. Vous pouvez l’installer même sur votre terrasse.
KESSEL. — C’est bien fait…
BRUMM. — Ma mère disait: Mon Hermann a des mains en or… (Il tend ses paumes ouvertes vers Kessel, telle une preuve) Là-haut il y en a aussi. Sur les cheminées. Ils tournent selon le vent. Vous ne les entendez pas ?
KESSEL. — Non. Uniquement des chats… Vous en avez combien ?
BRUMM. — Dix-huit.
KESSEL. — Dix-huit chats ? Beaucoup… Trop…
BRUMM. — Ah non ! Juste ce qu’il faut.
KESSEL. — Ce qu’il faut ?
BRUMM. — Oui.
Kessel regarde Brumm avec suspicion.
KESSEL. — Maman vous appelait Hermann… ?
BRUMM. — Probablement à cause de la malédiction ! Vous savez comment sont les mamans. Parfois elle me dorlotait : Bobi ! Et votre mère : Gerdi ?
KESSEL. — Je ne sais pas.
Grincement des portails en acier. Apparaît une femme que Brumm appelle Eva Schultz. Elle tire un chariot de courses. Elle n’est pas trop figée, mais ne regarde ni à gauche ni à droite. C’est comme si elle ne voyait et n’entendait que Hermann Brumm. Elle marche avec difficulté.
Kessel la regarde à peine.
BRUMM. — Vous avez tout acheté ?
EVA. — Tout.
BRUMM. — Aussi bien les saucisses ?
EVA. — Oui.
BRUMM. — Celles qu’aime Monsieur Gerhard Kessel ?
KESSEL (sursaute). — Comment !?
EVA. — Oui, je les ai trouvées.
BRUMM. — Quelle femme. Si il le fallait, elle ferait un saut jusqu’au Pôle Nord pour trouver ce que je lui ai dit de trouver.
KESSEL. (à Eva) — Bon sang, comment pouvez-vous savoir quelles sont les saucisses que j’aime ?
Eva ne réagit pas.
KESSEL. (plus fort) — Comment, bon sang ?
Eva ne réagit pas.
BRUMM. — Vous avez aussi acheté de la bière ?
EVA. — Oui Monsieur.
BRUMM. — La bière que boit Monsieur Gerhard Kessel ?
EVA. — Oui Monsieur. Pile celle-là.
KESSEL. (à Eva, encore plus fort) — Comment, bon sang, savez-vous aussi quelle bière je bois ?
Eva ne réagit pas.
BRUMM. — Apportez-nous en une à chacun. Dans les chopes vous voyez lesquelles, Madame Schultz.
KESSEL. (encore plus fort) — Comment savez-vous quelle bière… ?
Eva part à droite.
BRUMM. — Cela ne sert à rien de crier, Monsieur Kessel. Elle, c’est Eva Schultz. La sœur de Joseph Schultz… Vous n’avez pas entendu parler de lui ?
KESSEL. — Non.
BRUMM. — Dommage… Alors rien d’étonnant qu’elle soit ainsi…
KESSEL. — Mais, comment… ?
BRUMM. — C’est simple, Monsieur Kessel. Il lui manque une case… Vous, elle ne vous entend pas. Par seulement vous, mais personne. Elle ne peut entendre que ma voix et le grincement de mes coqs. Au début, elle n’entendait que les coqs. Je l’ai remarqué par hasard. Par la suite, elle s’est mise à reconnaître, à identifier ma voix. Il me fallait pas mal de temps…
KESSEL. — Mais parbleu, Monsieur Braun, comment un tel être handicapé, peut-il savoir quelles sont les saucisses que j’aime et quelle bière je bois ?
BRUMM. — C’est simple si je vous le dis, Monsieur Kessel. C’est qu’elle ne le sait pas, ne peut non plus le savoir. Mais moi je le sais.
KESSEL. — Vous, Monsieur Braun ?
BRUMM. — Moi.
Kessel observe Brumm avec méfiance, puis regarde vers le portail.
KESSEL. — Tout ceci est quelque peu… bizarre !
BRUMM. — Pas qu’un peu…
KESSEL. — Je suppose qu’il est aussi impossible de passer facilement ce portail ?
BRUMM. — Surement pas facilement.
KESSEL. — Il est difficile d’entrer et d’en sortir encore plus ?
BRUMM. — Exactement, Monsieur Kessel.
KESSEL. — Monsieur Braun… Attendez, Joseph Braun ?! C’est ainsi que vous avez dit vous appeler.
BRUMM. — C’est ainsi que je l’ai dit, Monsieur Kessel.
KESSEL. — Mais ceux-ci ne sont, me semble t-il, ni votre véritable prénom ni votre vrai nom de famille ?
BRUMM. — Vous avez raison. Ils ne le sont pas.
KESSEL. — Et le faux atelier de carrosserie n’est pas non plus un vrai atelier ?
BRUMM. — Il ne l’est pas. C’est fait exprès, qu’il soit si maladroitement installé.
KESSEL. — Non plus ces chats qu’on entend, eux non plus ne sont pas vrais ?
BRUMM. — Là vous faites erreur, Monsieur Kessel. Les chats sont vrais.
KESSEL. — Et il y en a dix-huit ?
BRUMM. — Dix-huit. Vous voulez les compter ?
KESSEL. — Dieu m’en préserve… Non ! Alors du coup… ?
BRUMM. — Oui ?
KESSEL. — Alors votre présence dans le parc où je filmais les oiseaux, cela non plus n’était pas du pur hazard ?
BRUMM. — Aucunement !
KESSEL. — Non plus l’intérêt que vous portiez à mon tournage, à ma caméra, tout comme le fait que vous ayez insisté à m’engager en me payant pour que je puisse filmer quelque chose pour vous, cela non plus n’était pas fortuit ?
BRUMM. — Aucun doute là-dessus !
KESSEL. — Monsieur Non-Josephe Non-Braun ! Pouvez-vous me dire quoi que ce soit qui serait ne serait-ce qu’un tantinet honnête ?
BRUMM. — Vous allez être servi, Monsieur Kessel.
KESSEL. — Alors dites-moi… Que voulez-vous de moi… Monsieur… ?
BRUMM. — Hermann… C’est ainsi que je me nomme. Ma maman avait raison. C’est mon prénom.
KESSEL. — Votre nom ne m’intéresse pas, Monsieur… Ou plutôt si, il m’intéresse. Mais il y a autre chose qui m’intéresse bien plus. Pourquoi m’avez-vous amené ici ?
Eva apporte un plateau avec deux chopes et deux bouteilles de bière. Dépose sur chacune des extrémités de la table une chope et une bouteille et s’en va sans un mot avec son plateau.
BRUMM. — Pourquoi ? Je vous le dirai. Bien sûr que je vous le dirai. Mais d’abord nous allons boire notre bière, Monsieur Kessel.
KESSEL. — Je ne veux pas boire de la bière. Je veux que vous me disiez de suite ce que vous voulez de moi !
BRUMM. (avec distance, posément) — Vous la boirez la bière, oh que si que vous la boirez cette bière !
KESSEL. — Je ne le ferai pas !
BRUMM. — Vous le ferez, Monsieur Kessel. Puis je vous dirai ce que je veux de vous. Vous comprenez ?
KESSEL. — On dirait que je n’ai pas le choix si ce n’est de comprendre.
BRUMM. — Tout à fait. Vous n’en avez pas. (Il examine Kessel du regard.) Dites… Vous ai-je bien payé, Monsieur Kessel ?
Il appuie volontairement sur ce Monsieur Kessel.
KESSEL. — Pardon ?
BRUMM. — Je demande, est-ce que je vous ai bien payé, Monsieur Kessel, où n’est-ce pas le cas ?
KESSEL. — Si, Monsieur Brumm… Tout à fait convenablement.
BRUMM. — À partir de maintenant ça sera juste Brumm. Hermann Brumm, le tôlier aux mains d’or.
Ils lui montre ses mains.
KESSEL. — Entendu, Monsieur Brumm.
BRUMM. — Pas de Monsieur Brumm !
KESSEL. — Très bien, très bien, Monsieur Brumm.
BRUMM. — J’ai payé pour que vous travailliez pour moi ! Je vous ai engagé pour que vous travailliez pour moi avec votre caméra, votre équipement, deux heures ! Deux heures ! Je vous ai bien payé ! Je vous ai surpayé pour que vous enregistriez ce que je vous dirai d’enregistrer. Est-ce que je vous ai surpayé ?
KESSEL. — Si vous le dites…
BRUMM. — Si. Mais cela c’était bien notre accord ?
KESSEL. — C’est cela, Monsieur Brumm.
BRUMM. — J’ai payé, Monsieur Kessel, alors buvons d’abord cette bière puis nous discuterons de ce que vous allez enregistrer. Ce que vous allez enregistrer comme cela vous chante.
KESSEL. — Je ne tourne pas autrement.
BRUMM. — C’est ce que je dis. Vous n’enregistrerez que ce qui vous convient et ce que permet votre conscience ! Comme jusqu’à présent.
KESSEL. — C’est ainsi que j’ai toujours tourné, Monsieur Brumm.
BRUMM. — Toujours ?
KESSEL. — Toujours.
BRUMM. — C’est pour cela que je vous ai choisi, Monsieur Kessel ! Pour moins de sous, je pouvais avoir quelqu’un d’autre. N’est-ce pas vrai ?
KESSEL. — J’imagine.
BRUMM. — Vous imaginez. Aucun doute là-dessus. Mais j’avais besoin de quelqu’un exactement comme vous !
Kessel à contrecœur regarde sa bière.
Brumm retire le trépieds de la chaise, propose à Kessel de s’y assoir. Se saisit de la caméra, va poser le trépied et la caméra à côté du coq en cuivre. Kessel s’assoit enfin.
Brumm revient, prend la bouteille de bière.
BRUMM. — Avec ou sans mousse, Monsieur Kessel ?
KESSEL. — Ça m’est égal.
BRUMM. — Ce n’est pas pareil. Mais bon, comme vous voulez. Je vous la fais avec de la mousse.
Il verse de la bière à Kessel. Pose la bouteille à côté de la chope, s’assoit sur la deuxième chaise, se verse de la bière tout en regardant Kessel.
BRUMM. — À votre santé, Monsieur Kessel; Et pour ce que vous allez enregistrer ici !
KESSEL. — À votre santé de même, Monsieur Brumm.
Ils boivent.
BRUMM. — Vous ne la buvez pas comme si c’était la bière que vous appréciez.
KESSEL. — Je la bois.
BRUMM. — Vous ne la savourez pas comme d’habitude.
KESSEL. — Comment pouvez-vous savoir de quelle manière je la savoure moi, d’habitude… ? Pardon. Vous savez !
BRUMM. — Je sais. De même que je sais que d’ordinaire vous ne buvez pas cette bière si vous n’avez pas aussi ces saucisses que vous aimez. Et bah… Les saucisses ne vont pas tarder.
KESSEL. — Je n’en doute pas.
BRUMM. — Elles vont arriver. Exactement celles que vous aimez. Et puis, vous avez raison, la bière est nettement meilleure accompagnée de saucisses.
Sur un plateau, Eva apporte un bol en porcelaine rempli d’un tas de saucisses qui fument, avec des assiettes, les couverts, la moutarde, le pain. Sans un mot, elle pose sur la table.
BRUMM. — Vous en avez gardé pour vous ?
EVA. — Oui. Et une bière. Cela ne vous dérange pas ?
BRUMM. — Au contraire, Madame Schultz, je m’en réjouis. Je vous appellerai lorsque j’aurai besoin de vous.
Eva s’en va
BRUMM. — Parfois cela m’énerve qu’elle soit comme un automate. Mais elle m’aurait énervé d’autant plus si elle ne faisait que parler, râler, pleurnicher… Vous ne buvez pas ?
KESSEL. — J’ai du mal…
BRUMM. — Essayez avec les saucisses. Ce sont celles que vous aimez. Elle avait du mal à en trouver.
Kessel goûte les saucisses. Il regarde le tas dans le bol en porcelaine.
KESSEL. — Celles-là sont… Ça m’étonne qu’elle ait pu en trouver.
BRUMM. — Elle, elle trouve tout.
KESSEL. — Pourquoi autant ? Vous ne pensez pas qu’il y en ait trop ?
BRUMM. — De saucisses ?
KESSEL. — Oui. C’est tout un tas ! Y en a trop.
BRUMM. — Mais non… Les saucisses aussi trouveront leurs places… Mais vous êtes mal à l’aise.
KESSEL. — Je ne le suis pas.
BRUMM. — Vous devriez l’être.
KESSEL. — Je devrais… ?
BRUMM. — Vous êtes raide, tendu. Pas aussi décontracté comme lorsque vous êtes arrivé. Buvez encore un peu. Il y a suffisamment de bière.
KESSEL. — J’imagine.
BRUMM. — Lorsque vous serez prêt nous allons pouvoir commencer.
KESSEL. — Je suis prêt.
BRUMM. — Vous ne l’êtes pas. Vous êtes toujours mal à l’aise.
KESSEL. — Écoutez, Monsieur, Brumm, quel que soit votre nom ! Dites ce que voulez et que nous en finissions ! Et je ne suis pas mal à l’aise !
BRUMM. — Vous l’êtes.
KESSEL. — Je ne le suis pas.
BRUMM. — Comme vous voulez !
Il se saisit d’une saucisse, la plonge dans la moutarde. La mange avec délectation. Bois la bière avec plaisir. Rote. Avec jouissance, exprès.
Se lève. Pointe vers le mur au fond de la scène.
BRUMM. — Ceci, Monsieur Kessel, sera la scène de notre action. Vous enregistrerez, voilà, ce que moi je ferai et dirai ici. Cela semble simple et facile. Au moins pour un professionnel comme vous.
KESSEL. — Vu que vous savez quelles saucisses je mange et quelle bière je bois alors vous devez savoir quel professionnel je suis.
BRUMM. — Je le sais.
KESSEL. — Alors nous pouvons commencer.
BRUMM. — Nous n’avons pas fini la bière.
KESSEL. — Je n’en veux plus.
BRUMM. — Bon. Voulez-vous que nous commencions ?
KESSEL. — Oui.
BRUMM. — Excellent. Cela me réjouit !
Brumm prend une bouteille vide, cogne avec sur la chope.
Arrive Eva Schultz.
BRUMM. — Vous apporterez ces saucisses aux chats.
EVA. — Entendu monsieur.
Eva prend le bol en porcelaine avec les saucisses. Kessel agit instinctivement.
KESSEL. — Ces saucisses aux chats ?
BRUMM. — Oui.
KESSEL. — De telles saucisses aux chats ?
BRUMM. — Oui, Monsieur Kessel. C’est ce que j’ai dit. Si vous souhaitez que Madame Schultz en laisse quelques-unes pour vous… ?
KESSEL. — Non, sans façon !
BRUMM. — Alors vous apporterez tout aux chats, Madame Shultz.
EVA. — Oui monsieur.
BRUMM. — Lorsqu’ils auront bien mangés, vous apporterez un chat ici.
EVA. — Entendu, monsieur.
BRUMM. — Mais avant, vous nous apporterez une bière chacun.
EVA. — Oui, monsieur.
Eva s’en va avec le bol en porcelaine.
BRUMM. — Donc, voulez-vous que nous commencions ?
KESSEL. — Oui, monsieur…
BRUMM. — Faites pas ça, Monsieur Kessel ! C’est malicieux ! Je ne fais que vous demander êtes-vous prêt pour que nous commencions ?
KESSEL. — Je le suis.
BRUMM. — Vous en êtes sûr ?
KESSEL. — Au diable, Monsieur Brumm ! Si vous voulez que nous commencions, commençons ! Si vous ne le voulez pas, nous ne le ferons pas !
Eva revient avec sur le plateau deux bouteilles de bière. Pose les bouteilles pleines sur la table, reprend les vides et s’en va.
Brumm observe Kessel. Se verse lentement la bière. Boit doucement.
BRUMM. — Alors nous commençons. C’est ce que vous avez dit ?
KESSEL. — C’est ça.
BRUMM. — Et il n’y aura pas de : je ne veux pas, je ne peux pas, cela m’est impossible, je n’en suis pas capable, moi ceci moi cela… ?
KESSEL. — Y en aura pas ! Je suis un professionnel.
Il boit une ou deux gorgées de bière. Regarde à l’arrière-plan de la scène.
BRUMM. — Je serais là-bas. Vous, vous serez ici, ou un peu plus en arrière. Nous allons déplacer la table, pour qu’elle n’entre pas dans le cadre…
KESSEL. — Abrégez, laissez-moi tout de même me charger de la partie professionnelle !
BRUMM. — Oui, vous avez raison. C’est ce qu’on va faire. Moi en amateur, vous en professionnel.
Il se saisit lentement de la chope, boit sans précipitation.
Kessel est de plus en plus nerveux.
KESSEL. — Qu’attendons-nous ?
BRUMM. — Les chats.
KESSEL. — Les chats ?
BRUMM. — Oui, les chats, Monsieur Kessel. Qu’ils aient fini de manger les saucisses. Sachez que les chats aiment ces saucisses que vous aimez tant, bien plus que d’autres saucisses. Ce sont aussi leurs saucisses préférées. Ce qui est tour à fait acceptable, n’est pas ? Cela ne vous dérange pas ?
KESSEL. — Non.
BRUMM. — Ensuite Eva Schultz apportera ici un chat. Un chat, une chatte, peu importe. Grise, noire, multicolore, c’est pareil. Cela vous est-il égal ?
KESSEL. — À moi ? Qu’est-ce que j’en ai à faire de quelle sorte de chatte, ou de chat, apportera cette Eva Schultz, si c’est vraiment son nom. Tout m’est complètement égal !
BRUMM. — C’est bien ça ? Ce que vous dites pour Eva Schultz. Peut-être qu’en fait elle ne s’appelle pas ainsi. Qu’est ce qu’on fera alors ?
KESSEL. — Rien? Qu’est-ce qu’on ferait ?
BRUMM. — Vous me plaisez de plus en plus, Monsieur Kessel. De plus en plus ! Il me faut vous l’avouer.
KESSEL. — Moi d’un autre côté, il me faut admettre que cela me plait de moins en moins d’être ici.
BRUMM. — Oui, l’ambiance est déprimante.
KESSEL. — Pas que l’ambiance.
BRUMM. — Moi non plus donc je ne vous plaîs pas ?
KESSEL. — Pas trop, que je l’avoue moi aussi…
BRUMM. — Eva Schultz non plus elle ne vous plaît pas ?
KESSEL. — Elle ne m’intéresse pas.
BRUMM. — Elle devrait vous intéresser.
KESSEL. — Je n’en vois pas une seule raison.
BRUMM. — Alors nous ferions bien de nous dépêcher, pour que vous puissiez au plus vite quitter un tel environnement, qui sur vous agit d’une manière déprimante.
KESSEL. — Ça serait aimable de votre part Monsieur Brumm.
BRUMM. — Qui sur vous agit d’une manière effrayante…
KESSEL. — Vous vous éloignez de trop, Monsieur Brumm. Passez enfin à la chose.
BRUMM. — Mais vous avez bien raison, Monsieur Kessel. J’arrive. Donc, Madame Eva Schultz, qui ne vous plaît pas trop, ou plus précisément, qui ne vous intéresse pas du tout, apportera, ici, ou encore plus précisément — voilà là-bas, un chat, vert grisâtre ou noir, peu importe lequel… C’est bien que vous avez dit ?
KESSEL. — Je vous en prie, Monsieur Brumm !
BRUMM. — Très bien. Donc Madame Eva Schultz apportera un chat, peu importe lequel. Avant cela vous vous saisirez de votre caméra, la poserez sur son trépied et l’allumerez. Pardon, juste avant vous allez, comme tout professionnel (en montrant ses pouces reliés et les paumes des mains écartées) choisir le cadre en fixant la caméra…
KESSEL. — S’il vous plaît…
BRUMM. — Bon… Mais je pense que pour vous il faudrait mieux que vous ne la teniez pas dans les mains. Que vous n’enregistriez pas directement de la main…
KESSEL. — Je vous ai déjà dit que cela… vous me laissiez le gérer !
BRUMM. — Excusez-moi, un amateur reste un amateur ! Donc, lorsque Madame Eva Schultz, la sœur de Joseph Schultz, que vous ne connaissez pas, apportera le chat, vous allez de la main, de l’épaule, du poignet, comme bon vous semblera, m’enregistrer moi en train de, auprès du cou en cuivre, qui est à vous maintenant, pendre ce chat fraichement apporté, peu importe sa couleur…
Kessel peine à croire ce qu’il vient d’entendre.
KESSEL. — Qu’est ce que vous ferez ?
Brumm le regarde naïvement. Lui répond de la manière la plus normale possible.
BRUMM. — Comment quoi, Monsieur Kessel ? Mais je pendrai ce chat ! Gris ou noir. Vous avez dit que cela vous est égal.
KESSEL. — Qu’avez-vous dit que vous allez faire ?
BRUMM. — Je vais pendre le chat.
KESSEL. — Quoi ?
BRUMM. — Je vais, Monsieur Kessel, auprès de mon coq qui est maintenant le vôtre, pendre un de mes chats, gris ou noir, et vous vous allez l’enregistrer !
KESSEL. — Qu’est ce que je vais faire moi ?
BRUMM. — Vous enregistrerez une simple pendaison d’un simple chat.
KESSEL. — Vous êtes sérieux ?
BRUMM. — Le plus sérieux possible.
KESSEL. — Êtes-vous normal ?
BRUMM. — Entièrement.
KESSEL. — Vous pendrez le chat ?
BRUMM. — Oui, je pendrai ce chat, gris, noir, peu importe. Et vous vous enregistrerez.
KESSEL. — Moi ?
BRUMM. — Qui d’autre ?
KESSEL. — Jamais !
BRUMM. — Si, vous allez le faire…
KESSEL. — Je ne le ferai pas !
BRUMM. — Vous verrez que vous allez le faire.
KESSEL. — Vous verrez que je ne le ferais pas ! Non et non !
Brumm laisse Kessel crier autant qu’il le souhaite. Il le regarde voyant en lui en enfant qui protesterait, puis continue à parler calmement.
BRUMM. — Puis Madame Eva Schultz, la sœur de Joseph que nous avions mentionnées, apportera un deuxième chat, à nouveau il sera égal si c’en est un noir ou un gris, et moi je vais, à l’aide de la ficelle qui m’aura servi pour le premier chat, pendre aussi le deuxième chat auprès du coq en cuivre et à côté du premier chat pendu que nous avons évoqué !
KESSEL. — Qu’allez-vous faire ?
BRUMM. — Bah, je vais pendre le deuxième chat auprès de premier.
KESSEL. — Mais vous n’allez pas faire ça, bon sang !
BRUMM. — Mais si, bon sang !
KESSEL. — C’est inhumain ! Monstrueux !
BRUMM. — Vous exagérez, Monsieur Kessel !
KESSEL. — C’est anormal, horrifiant !
BRUMM. — Franchement vous exagérez, Monsieur Kessel !
KESSEL. — Je ne peux croire ce que j’entends, monsieur ! Ce n’est pas possible !
BRUMM. — Ça l’est, croyez-moi, monsieur Kessel. Cela est possible et c’est ainsi que tout se déroulera. Puis, lorsque ce deuxième chat, gris ou noir, cessera de gigoter sur la ficelle…
KESSEL. — Arrêtez !
BRUMM. — Alors, Monsieur Kessel, Madame Schultz apportera le troisième chat…
KESSEL. — A-rrê-tez !
BRUMM. — Alors Madame Schultz apportera le quatrième, jaune, gris verdâtre, noir, peu importe, puis le cinquième, le sixième, en tout Madame Schultz apportera dix-huit chats, tous les dix-huit chats que je vous avais mentionné, elle les apportera un par un, que je vais tous les pendre sur cette poutre renforcée, au dessus du coq en cuivre qui jadis fût le mien, et qui est aujourd’hui le vôtre.
KESSEL. — Inhumain ! Épouvantable !
BRUMM. — Du tout.
KESSEL. — Horrible !
BRUMM. — C’est vraiment ce que vous pensez ?
KESSEL. — C’est plus que maladif !
BRUMM. — Mais ce ne sont que des chats, Monsieur Kessel ! Ce ne sont que dix-huit simples chats domestiques ou de gouttières !
KESSEL. — Odieux ! Outrageants ! Pervers !
BRUMM. — De simples chats ! Que dix-huit !
KESSEL. — Horrible ! Malade ! Pathologique !
BRUMM. — De simples chats, Monsieur Kessel !
KESSEL. — Vous n’êtes pas un être humain !
BRUMM. — Bon sang, juste dix-huit chats !
KESSEL. — Non ! Non ! Je ne veux pas enregistrer cela ! Tuez-moi sur place , mais MOI je ne veux pas filmer cela ! Peut-être que quelqu’un d’autre le veut, mais pas moi ! Jamais et d’aucune manière ! À aucun prix, sous quelque contrainte que ça soit !
BRUMM. — Dix-huit chats… ?
KESSEL. — Non ! Et non !
BRUMM. — Même pas un seul ?
KESSEL. — Vous entendez ce que je vous dis ? À aucun prix !
BRUMM. — Un tout petit, même galeux ?
KESSEL. — Aucun ! Pas un seul, même une moitié !
BRUMM. — Pouah, un chat…
KESSEL. — Aucun !
BRUMM. — Gris verdâtre… ?
KESSEL. — Non !
BRUMM. — Noir… ?
KESSEL. — Aucun ! Non !
Kessel est hors de lui.
Ébahi, il regarde dans la direction d’Eva Schultz qui s’approche lentement en trainant les pieds.
EVA. — Dois-je apporter un chat gris verdâtre, Monsieur Brumm, ou noir ? J’apporterai quand même un gris verdâtre. Il me semble que dans ce cas-là cela serait plus approprié.
KESSEL. — Non !
BRUMM. — Pour l’instant, Madame Schultz, n’en apportez aucun. Monsieur Kessel est pour l’instant trop excité. Il ne pourrait pas tenir sa caméra. Ses mains tremblent. Il est déconcentré. Nous aurions perdu un chat pour rien, car Monsieur Kessel, même étant un professionnel, comme il l’admet, n’est actuellement pas en mesure de filmer d’une manière professionnelle, l’image aurait été ratée, et il ne nous resterait que dix-sept chats, et cela ne serait pas bon, Madame Schultz.
EVA. — Ça ne serait pas bon.
KESSEL. — Vous êtes des monstres !
,
BRUMM. — Monsieur Kessel est, on dirait, quelque peu agité, Madame Schultz ?
EVA. — Il me semble à moi aussi.
KESSEL. — Vous êtes plus que monstrueux !
BRUMM. — On dirait que Monsieur Kessel est pas mal perturbé, Madame Schultz ?
EVA. — Il me semble à moi aussi.
BRUMM. — Alors il nous faudrait quelque peu calmer Monsieur Kessel, n’est-ce pas Madame Schultz ? C’est un collaborateur précieux. Irremplaçable. Il devrait s’assoir, respirer profondément, se calmer. Boire de la bière. La bière calme, n’est pas ?
EVA. — Calme, Monsieur Brumm.
BRUMM. — J’espère qu’il reste de la bière, Madame Schultz ?
EVA. — Évidemment, Monsieur Brumm.
BRUMM. — Alors vous apporterez de la bière pour Monsieur Kessel, Madame Schultz ?
KESSEL. — Je ne veux pas boire de la bière ! Je ne veux rien boire, sales monstres !
BRUMM. — Il devrait aussi manger quelques saucisses. J’espère qu’il en reste, Madame Schultz, pour Monsieur Kessel ?
EVA. — Si, Monsieur Brumm.
KESSEL. — Avez-vous toute votre tête ? Je ne veux pas boire de la bière, je ne veux pas manger des saucisses !
BRUMM. — Monsieur Kessel est hors de lui. Désemparé. Sa pression a sûrement monté. Nous devons l’aider pour qu’il se calme. Asseyez-vous ici, Madame Schultz. Montrez à Monsieur Kessel comment il devrait s’assoir pour pouvoir reprendre ses esprits. Montrez-lui, Madame Schultz.
Eva Schultz s’assoit. Elle est assise calmement.
La tête légèrement penchée, le visage béat, comme chez la plupart des semi-idiots.
BRUMM. — Voilà, c’est ainsi que Monsieur Kessel aussi devrait s’assoir.
KESSEL. — Je n’ai pas envie de m’assoir. Ni ainsi ni d’aucune autre manière !
BRUMM. — Vous le devez, monsieur. Vous tremblez. C’est dangereux à votre âge.
KESSEL. — Que ça soit dangereux.
BRUMM. — Monsieur Kessel est trop irrité. Nous devons le comprendre, Madame Schultz.
EVA. — Nous le comprenons.
BRUMM. — Mais Monsieur Kessel ne se comprend pas du tout lui-même.
EVA. — Il a du mal.
Kessel hors de lui, désemparé, sous le stress, s’agrippe au dossier de la chaise pour ne pas s’écrouler. Pour que Brumm et Eva ne remarquent pas son état, il glisse lentement sur la chaise.
BRUMM. — Vous comprenez les choses, Madame Schultz.
EVA. — Je fais des efforts, Monsieur Brumm… Monsieur Brumm… ?
BRUMM. — Oui, Madame Schultz ?
Eva regarde le mur dans l’arrière-plan de la scène.
EVA. — Ne pensez-vous pas, Monsieur Brumm, que vue la nature de la matière du fond ainsi que de la couleur du mur, à Monsieur Kessel c’est à dire à la composition de cadre siérait mieux une chatte noir ?
Brumm se retourne en examinant le fond.
BRUMM. — Oui, oui… Vous avez raison, Madame Schultz. Je n’avais même pas pensé à cela. Vous l’avez bien remarquée.
EVA. — Ou un chat ? C’est plus marquant.
BRUMM. — Plus marquant, effectivement. Cela aussi vous l’avez bien remarqué !
Kessel respire avec difficulté. Il ignore la conversation de Brumm et Eva.
Et eux aussi continuent à ne pas prêter attention à Kessel.
EVA. — Merci, Monsieur Braun, de le dire et de le penser ainsi…
BRUMM. — Il n’y a pas de quoi, Madame Schultz.
EVA. — Vous voulez vraiment que je reste assise sur cette chaise, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Oui, Madame Schultz.
EVA. — C’est gentil de votre part, Monsieur Schultz. Je ne m’étais jamais assise ainsi.
BRUMM. — Maintenant vous le ferez.
Brumm répond machinalement tout en palpant ses poches. Il sort de sa poche des ficelles, les examine pour voir si elles sont toutes de la même longueur.
Il s’approche de la poutre, y attache ficelle après ficelle de sorte que des boucles pendent.
Kessel est sous le choc, il ne parvient pas à réagir.
EVA. — Monsieur Brumm… ?
BRUMM. — Oui, Madame Schultz ?
EVA. — Vous voulez vraiment, Monsieur Brumm, que je reste assise là où je suis assise et que je regarde comment vous pendez les chats là-bas ?
BRUMM. — Oui, Madame Schultz. Je veux que vous soyez assise exactement ici.
EVA. — Merci, Monsieur Brumm. Jusque-là je n’ai jamais regardé quelqu’un pendre des chats.
BRUMM. — Là vous regarderez, Madame Schultz.
Kessel respire lentement. Murmure pour lui-même. Jure.
KESSEL. — Monstres… bêtes…
Eva balance des pieds. Sourit. Se retourne vers Brumm.
EVA. —Et vous, Monsieur Brumm… ?
BRUMM. — Oui, Madame Schultz ?
EVA. — Et vous… voulez vraiment que moi je ris ici en regardant comment vous pendez les chats, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — C’est cela, Madame Schultz. Ça aussi.
EVA. — Merci, Monsieur Brumm. Cela est aussi gentil de votre part. Cela fait longtemps que je n’ai pas ri.
BRUMM. — Vous le ferez maintenant, Madame Schultz.
EVA. — Je le ferai, Monsieur Schultz. Je rirai de tout mon cœur…
KESSEL. — Dégénérés…
EVA. — Monsieur Brumm… ?
BRUMM. — Oui, Madame Schultz ?
EVA. — Dites-moi juste, si vous le pouvez, pour que je sache, car je suis une femme simple, inculte. Est-ce que c’est drôle ?
Kessel est parcouru par des frissons.
BRUMM. — C’est drôle, Madame Schultz.
EVA. — Très bien. Alors je vais rire.
BRUMM. — C’est ce qu’il faut, Madame Schultz.
EVA. — Je rirai fort.
BRUMM. — Et il le faut, Madame Schultz.
EVA. — Très fort… Cela fait longtemps que je n’ai pas ri à pleins poumons… (Elle rit, bruyamment. Puis brusquement reprend son air sérieux.) Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Dites, Madame Schultz.
EVA. — Et qu’est-ce qu’il y a de drôle, Monsieur Brumm ?
Kessel ne le supporte plus. Il se lève lentement, pâle. Tremble. Il s’apprête de dire quelque chose, de crier, mais se rends compte que c’est vain. Regarde le dos de Brumm avec rage et impuissance, puis Eva qui reste figée, assise d’une manière béate. Vaincu par une tant de manque d’émotion, s’assoit, plonge sa tête dans les paumes de ses mains.
Brumm arrête d’attacher les ficelles, se retourne vers Eva.
BRUMM. — Qu’avez-vous dit, Madame Schultz ?
EVA. — Je suis une femme simple et inculte, Monsieur Brumm…
BRUMM. — Je sais, vous l’avez dit déjà.
EVA. — J’ai demandé : et qu’est-ce qu’il y a de drôle, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — C’est vous qui l’avez demandé ?
EVA. — Oui, Monsieur Brumm…
Brumm cesse d’attacher les ficelles. Il les compte.
BRUMM. — Seize, dix-sept, dix-huit… Juste ce qu’il faut… Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? C’est bien ce que vous avez demandé, Madame Schultz ?
Brumm s’approche de la table.
BRUMM. — Très intéressant, Madame Schultz, que ça soit justement vous qui l’ait demandé ! Très intéressant ! Si c’était Monsieur Kessel qui l’avait demandé, cela n’aurait pas été aussi intéressant, non plus étrange, mais lorsque c’est vous qui le demandez, alors ça devient très, très intéressant ! Et inattendu.
EVA. — Alors, Monsieur Schultz… ?
BRUMM. — Oui, Monsieur Schultz ?
EVA. — Du coup, vous allez me dire, Monsieur Brumm, ce qu’il y a de drôle lorsque quelqu’un pend les chats gris ou noirs, Monsieur Brumm ? Comme puis-je rire, Monsieur Brumm, si je ne sais pas ce qu’il y a de drôle là-dedans ? Je suis une femme simple et inculte…
BRUMM. — Voulez-vous que je vous dise ce qu’il y a de drôle, Madame Schultz ?
EVA. — Oui, si vous pouvez avoir la gentillesse…
BRUMM. — Je vous le dirai, Madame Schultz. Je vous le dirai le plus honnêtement possible.
EVA. — Merci, Monsieur Schultz. Personne ne me l’a jamais dit…
BRUMM. — Alors moi je vous le dirais, Madame Schultz. Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu’il a de drôle là-dedans.
EVA. — Que vous ne le sachiez pas, Monsieur Brumm… ?
BRUMM. — Non, Madame Schultz. J’aurais vraiment aimé savoir, mais je ne sais pas… Non. Moi non plus je ne le sais pas.
EVA. — Vous non plus… ?
BRUMM. — Moi non plus, Madame Schultz. J’aimerais savoir, mais voilà, je ne sais pas. Cela me trottinait depuis longtemps, depuis des années, des décennies, à savoir ce qu’il y a de drôle. Mais… je ne sais toujours pas.
EVA. — Des décennies, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Un demi siècle, Madame Schultz, je ne peux vraiment pas saisir ce qu’il y a de drôle ? Ce qu’il y avait de drôle, ce qu’il y aurait de drôle maintenant, ce qui demain sera drôle. Je ne comprends pas. Qu’est-ce qu’il aurait de drôle à ce que sur de telles ficelles, cordelles ou cordes avec les boucles vers le bas, quelqu’un pendrait des chats gris verdâtres ou noirs, peu importe, ou d’une autre couleur, ou encore pendrait quelque chose d’autre ou quelqu’un d’autre, peu importe ? De ce que j’ai mentionné, qu’est-ce qui provoquerait le rire chez ceux qui, comme vous maintenant Madame Schultz, sont assis, se tiennent debout, sont allongés, et regardent une telle scène ? Je ne sais pas, Madame Schultz. Est-ce drôle celui qui pend les chats ou autre chose, quelqu’un d’autre, ou sont drôles les chats pendus, gris, noirs, ou quelque chose d’autre de pendu, ou quelqu’un d’autre ? Qu’est-ce qu’il y a de drôle là-dedans ? Moi, je ne le sais pas, je ne comprends pas et j’espère que Monsieur Kessel m’aidera à le comprendre…
Brumm écarte les mains, comme s’il se rendait, à cause de son ignorance, puis revient pour vérifier comment sont attachés les ficelles et comment sont les boucles.
Kessel se retourne lentement vers Eva. Il murmure.
KESSEL. — Monsieur Brumm est fou. Monsieur Brumm a besoin de l’aide. Il faut qu’il aille de suite à l’hôpital. Donnez-moi la clef de ce portail pour que je puisse chercher de l’aide.
Eva ne réagit pas.
Kessel parle un peu plus fort, avec plus de suggestion.
KESSEL. — Donnez-moi cette maudite clef ! Ne faites pas l’imbécile. Il me faut sortir d’ici ! La clef ! Donnez-moi la clef, vous maudite créature perverse ! Faites pas la sourde oreille et faites pas semblant de ne rien comprendre. Donnez la clef ! Il me faut cette clef ! Cet homme, faut l’envoyer à l’asile ! Peut-être que vous aussi ! La clef !
Eva ne réagit pas.
Brumm en a terminé avec le contrôle des ficelles. Il se retourne.
BRUMM. — Je vous ai dit qu’elle ne peut pas vous entendre, Monsieur Kessel. Et vous ne me croyez pas !
KESSEL. — C’est une tricheuse, tout comme vous ! Elle entends tout comme vous et moi, voire mieux !
BRUMM. — Êtes-vous vraiment, Monsieur Kessel, si pressé de quitter notre compagnie ?
KESSEL. — Le plus vite d’ici et le plus loin possible !
BRUMM. — Et vous ne voudriez pas nous aider avant cela ? Moi et Madame Schultz ?
KESSEL. — Rien ne peut vous sauver, Monsieur Brumm.
BRUMM. — S’il vous plaît, Monsieur Kessel. Juste pour que nous puissions comprendre, moi et Madame Schultz, ce qu’il y a de drôle là-dedans, lorsqu’on pend les chats ? Ou quelqu’un d’autre ou autre chose ? Cela nous soulagerait, Monsieur Kessel.
KESSEL. — Là, je ne peux vous aider en rien.
BRUMM. — Vous le pouvez Monsieur Kessel. Bien sûr que vous le pouvez.
KESSEL. — Je ne peux pas…
BRUMM. — Vous le pouvez. Peut-être que vous n’êtes même pas conscient de le pouvoir, mais vous pouvez…
KESSEL. — Je ne peux pas !
Brumm boit une gorgée de bière.
BRUMM. — Monsieur Kessel peut-il nous aider, Madame Schultz ?
EVA. — Il le peut, Monsieur Brumm. Monsieur Kessel est intelligent et éduqué…
BRUMM. — Vous voyez, Monsieur Kessel, que vous le pouvez.
KESSEL. — Je ne peux pas. Et je ne veux pas ! Et je ne vois pas comment !
BRUMM. — Moi je vous dirai comment, Monsieur Kessel. Si vous étiez assis comme ça, tout comme Madame Schultz maintenant, et que vous regardiez une pendaison, et qu’il vous fallait rire en regardant cette pendaison, ririez-vous plutôt lorsque quelqu’un pend par exemple un quelconque chat ou disons par exemple un de vos voisins ?
KESSEL. — Vous êtes vraiment perturbé, Monsieur Brumm. Très perturbé. Vous devez de suite aller à l’hôpital !
Brumm repose la chope sur la table. Regarde Kessel.
BRUMM. — Que choisiriez-vous ? Le chat ou le voisin ?
KESSEL. — Ni le chat ni le voisin, au diable ! Ni le chat, non plus le voisin !
BRUMM. — Juste ne vous énervez pas, Monsieur Kessel. Ce n’est pas bon pour votre tension, votre foie, et, vous me pardonnerez, votre prostate… Et s’il vous fallait choisir, que choisiriez-vous ?
KESSEL. — Je n’aurais rien choisi !
BRUMM. — Bien, Monsieur Kessel. Cette histoire avec le voisin est quelque peu dramatique. J’avoue. Mais s’il vous fallait rire lorsque quelqu’un pend votre chat, ou un Slovaque, un Hongrois, Roumain, que choisiriez-vous, qu’est-ce qui vous aurait été plus risible, le pendaison d’un chat ou la pendaison d’un Slovaque ?
Eva balance des pieds, rit.
KESSEL. — Vous êtes de plus en plus monstrueux et monstrueux, Monsieur Brumm ! Aussi bien vous que ce monstre ! Je n’aurais rien choisi ! J’aurais refusé, Monsieur Brumm, s’il me fallait choisir ! J’aurais refusé d’y participer ! J’aurais refusé.
BRUMM. — Je le comprends pour le Slovaque, le Roumain ou le Hongrois. Ils sont en quelque sorte dans le voisinage. Mais, s’il le fallait, retenez bien : si vous étiez obligé de choisir, de rire à la pendaison d’un chat gris ou noir, ou jaune, ou d’un lointain Chinois jaune ou d’un lointain Noir noir — que choisiriez-vous ?
KESSEL. — N’avez-vous pas une seule once de compassion ? Une once de compassion, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Que choisiriez-vous ?
KESSEL. — Rien, monsieur, je vous l’ai déjà dit ! J’aurais refusé de choisir, d’y participer, à tout prix !
Pendant tout ce-temps, Eva Schultz telle une écolière se balance sur la chaise. Par moment, elle se met à rire sans pouvoir se contrôler.
BRUMM. — Madame Schultz, dommage que n’ayez pas pu entendre ceci avant. Monsieur Kessel est un homme moral. Un homme hautement moral. Du moins, c’est ce qu’il dit. Qu’en pensez-vous ?
EVA. — C’est lui qui le sait au mieux, Monsieur Brumm. Si c’est ce qu’il dit c’est qu’il doit en être ainsi. Si il ne le dit pas, ça ne l’est pas.
BRUMM. — C’est cela, Madame Schultz. Vous avez raison. Vous avez toujours raison.
EVA. — Merci, Monsieur Brumm.
BRUMM. — Donc, Monsieur Kessel, vous n’auriez pas ri ?
KESSEL. — Non.
BRUMM. — Même si quelqu’un pendait votre chat, même si quelqu’un pendait votre voisin ?
KESSEL. — Non !
BRUMM. — Même si quelqu’un…
KESSEL. — Je ne l’aurais pas fait, je ne l’aurais pas pas fait et cessez ! Je n’aurais ri dans aucun des cas ! Personne n’aurait pu me forcer d’en rire ! Non plus de choisir de rire d’un autre acte écœurant !
BRUMM. — Non ?
KESSEL. — Non et non !
BRUMM. — Je suis heureux de l’entendre, Monsieur Kessel… Très heureux. Aussi, c’est bien sot de vous avoir mis face à un tel dilemme. N’est pas ?
KESSEL. — Si. Très sot. Et impardonnable !
BRUMM. — Bon, Monsieur Kessel, juste encore ceci. Et si quelqu’un vous forçait…
KESSEL. — Ne recommencez pas, s’il vous plaît !
BRUMM. — Juste encore quelque chose, Monsieur Kessel. Quelque chose de votre profession. Quelque chose qui ne soit pas abstrait. Juste encore ceci et le portail sera déverrouillé, vous allez pouvoir partir, comme ayant réalisé ce pourquoi vous avez été payé, pour quoi vous êtes peut-être même surpayé…
KESSEL. — D’accord, Monsieur Brumm — je peux aussi vous rendre vos sous. Ils me dégoûtent.
BRUMM. — J’imagine, Monsieur Kessel. Les sous sont une bonne motivation, mais il y en a aussi d’autres, de compréhensibles, d’incompréhensibles… Mais nous n’allons pas en parler…
KESSEL. — S’il vous plaît !
BRUMM. — Bon, nous n’allons pas… Dites-moi juste : si vraiment quelqu’un vous forçait, en tant que professionnel, qu’il vous fallait choisir ce que vous alliez filmer, soit la pendaison d’un chat ou la pendaison d’un de vos voisins, que choisiriez-vous ?
KESSEL. — Bon sang, qu’est-ce qui vous arrive ?
BRUMM. — Qu’auriez-vous choisi ?
Eva Schultz rit.
KESSEL. — Cessez de rire, vous, dégoutante créature sans cervelle !
Eva Schultz ne réagit pas. Continue à rire.
BRUMM. — Qu’auriez-vous choisi ?
KESSEL (à Eva). — Cessez ! Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? Quoi ?
Eva ne réagit pas. Elle rit.
BRUMM. — C’est de cela qu’il est question, Monsieur Kessel. Qu’il y a t-il de drôle ? C’est de cela que nous discutons. C’est ce que nous tentons de comprendre. Donc, qu’auriez-vous choisi ? De filmer la pendaison d’un chat galeux ou la pendaison d’un de vos voisins galeux, qu’auriez-vous choisi ?
KESSEL. — Rien, enfoncez-le dans votre stupide crâne enfin ! Je n’aurais rien choisi !
BRUMM. — Et si vous le deviez ?
KESSEL. — Je ne l’aurais toujours pas fait !
BRUMM. — Et si vous le vouliez de votre plein gré ?
KESSEL. — Je ne le voudrais pas ! Jamais !
BRUMM. — Jamais ?
KESSEL. — Jamais !
BRUMM. — Et si moi je… ?
KESSEL. — Arrêtez ! C’est dégoutant ! Malade !
BRUMM. — Juste une autre chose, Monsieur Kessel. Et si moi je pendais votre chat, galeux ou pas, et un de vos voisins, galeux ou propre sur lui, peu importe, et que vous, il fallait que vous choisissiez, qu’il vous fallait choisir allez-vous filmer comment je pends un quelconque chat à vous, galeux ou pas, ou comment je pends un de vos voisins, galeux ou pas, que choisiriez-vous ?
KESSEL. — Rien !
BRUMM. — Le chat ou le voisin ?
KESSEL. — Rien, rien et rien !
BRUMM. — Et si moi je pendais un de mes chats ou quelqu’un des miens, donc pas des vôtres, mais un voisin à moi, qu’auriez-vous choisi de filmer ? Qu’est-ce qui vous aurait été plus facile de filmer ? Si vous le deviez, retenez bien, si vous deviez choisir, qu’auriez-vous choisi ? Comment je pends mon chat ou comment je pends mon voisin ? Il ne doit pas être galeux.
KESSEL. — Je n’aurais pas choisi, je vous l’ai dit ! Et arrêtez !
BRUMM. — Oui, j’ai entendu, vous auriez refusé d’y participer ?
KESSEL. — Refusé !
BRUMM. — Donc, pour aucun prix vous ne vous saisiriez maintenant de la caméra pour filmer comment sur cette poutre, sur cette ficelle je pends le chat que Madame Schultz m’aurait apporté ? Et vous n’auriez pas filmé comment Madame Schultz rit, assise sur cette chaise, du fait que je sois en train de pendre le chat ?
KESSEL. — Je ne l’aurais pas fait !
BRUMM. — Et à aucun prix, vous n’auriez pas filmé comment sur une poutre plus épaisse et avec une plus épaisse corde je pends la ici présente Madame Schultz ?
KESSEL. — Je ne l’aurais pas fait.
Eva Schultz rit.
BRUMM. — Non ?
KESSEL. — Non.
BRUMM. — Même s’il n’y avait personne qui rirait de cette scène, mis à part vous ou moi ?
KESSEL. — Bien sûr que non ! Et même si vous vous pendiez vous-même, non ! Je ne l’aurais pas filmé !
BRUMM. — Moi, je pense que vous filmeriez.
KESSEL. — Moi, je pense que je ne l’aurais pas fait !
BRUMM. — Madame Schultz, vous apporterez un chat ? Monsieur Kessel souhaiterait filmer comment je pends ce chat, pendant que vous regardez et riez.
KESSEL. — Elle peut apporter une centaine de chats, je ne filmerai pas !
BRUMM. — Vous le ferez !
KESSEL. — Je ne le ferai pas !
EVA. — Monsieur Brumm, dois-je apporter un chat gris ou un chat noir ? Quel chat Monsieur Kessel préférerait-il ?
BRUMM. — Quel chat, Monsieur Kessel, aimeriez-vous le plus ?
KESSEL. — Aucun chat, Madame Schultz et Monsieur Brumm ! Et aucun voisin !
BRUMM. — Vraiment aucun voisin, Monsieur Kessel ?
KESSEL. — Au-cun !
BRUMM. — À aucun prix ?
KESSEL. — À aucun !
BRUMM. — C’est votre dernier mot ?
KESSEL. — Dernier !
BRUMM. — Imaginez, Madame Schultz, Monsieur Kessel ne veut pas, ne souhaite pas, ne peut pas filmer comment je pends un de nos chats, gris ou noir, et il ne veut même pas filmer comment je pends un de nos voisins !
EVA. — Monsieur Kessel est un monsieur. S’il dit le vouloir alors c’est qu’il le fera, s’il dit ne pas le vouloir alors c’est qu’il ne le fera pas.
BRUMM. — Monsieur Kessel est un monsieur, mais moi je pense qu’il le fera.
KESSEL. — Mais, qu’est ce que vous… ?
BRUMM. — Je suis convaincu qu’il le fera !
EVA. — Il ne le fera pas.
BRUMM. — Je peux parier qu’il le fera !
Eva rit.
EVA. — Moi je peux parier qu’il ne le fera pas.
KESSEL. — J’ai dit que je ne le ferai pas et c’est tout ! Et arrêtez !
BRUMM. — Vous avez raison, Monsieur Kessel… Nous devrions arpenter. Mais juste encore quelque chose… Vous refusez de faire un choix entre filmer la pendaison d’un chat ou d’un voisin ?
KESSEL. — Je vous ai dit d’arrêter !
BRUMM. — Et si je pendais deux chats, ou deux personnes du voisinage ?
KESSEL. — S’il vous plaît !
BRUMM. — Et si je pendais trois chats, quatre, huit, ou huit personnes du voisinage ? Qu’auriez-vous choisi ?
KESSEL. — Vous êtes vraiment des monstres ! Rien ! Je n’aurais rien choisi !
BRUMM. — Et si j’en pendais dix-huit, pas moins que dix-huit chats, Monsieur Kessel, retenez bien, dix-huit chats ou dix-huit de mes voisins, qu’auriez-vous choisi ?
KESSEL. — Vous êtes monstrueux ! je n’aurais rien choisi !
BRUMM. — C’est ce que je voulais entendre, Monsieur Kessel ! Que vous n’auriez rien choisi ! Que vous auriez refusé avec dégout de participer dans un acte aussi abject ! Cela prouve que vous êtes un homme hautement moral ! Est-ce que, Madame Schultz, Monsieur Kessel est un homme hautement moral ?
EVA. — Si Monsieur Kessel dit qu’il l’est alors il l’est, s’il dit qu’il ne l’est pas, alors il ne l’est pas.
Elle rit.
BRUMM. — Qu’es dites-vous Monsieur Kessel ?
KESSEL. — Rien. Je ne veux rien dire.
BRUMM. — Mais c’est bien un, appelons-le ainsi, acte hautement moral ? Le refus d’y participer.
KESSEL. — Ça l’est probablement.
BRUMM. — Surement, pas probablement. Vous êtes trop modeste, Monsieur Kessel. Vous devriez vous estimer un peu plus et vous respecter.
KESSEL. — Laissez tomber, s’il vous plaît !
BRUMM. — Bon, je laisse tomber? Répétons juste. Donc, si vous deviez filmer soit la pendaison de dix-huit chats soit la pendaison de dix-huit de mes voisins, vous auriez refusé de choisir, malgré les conséquences vous refuseriez de faire un choix ?
KESSEL. — D’accord. C’est cela.
BRUMM. — Ah, Monsieur Kessel…
KESSEL. — Je pense que là vraiment ça suffit ! Je refuse aussi bien de vous écouter que de participer à cela ! À partir de maintenant, je serai comme Madame Eva Schultz, qui ne peut entendre que vous, ou plutôt à l’envers, qui ne peut pas et ne veut pas entendre que vous !
BRUMM. — Mais oui, Monsieur Kessel…
KESSEL. — Je ne vous entends pas.
BRUMM. — Et si moi, Monsieur Kessel, je ne pendais plus les dix-huit plus ou moins innocents chats, mais juste dix-huit de mes voisins, plus ou moins endettés ou pas, est-ce que cela vous l’auriez filmé ?
KESSEL. — Moi ?
BRUMM. — Vous, Monsieur Kessel !
KESSEL. — En aucun cas !
BRUMM. — Si à cet instant, à ce moment précis, vous deviez filmer comment moi sur une poutre plutôt épaisse, légèrement surélevée, avec des cordes légèrement plus épaisses, je pends dix-huit de mes voisins, est-ce que vous le feriez ?
KESSEL. — Non. Non, non et non !
BRUMM. — À aucun prix vous ne me filmeriez, moi, Monsieur Kessel, en train de peindre dix-huit de mes voisins ?
KESSEL. — À aucun, bon sang ! Reprenez vos esprits !
BRUMM. — Même si je vous arrachais les ongles, vous découpais les oreilles ?
KESSEL. — Alors là surtout pas !
BRUMM. — Même si on vous retenait ici dans une cave pendant vingt jours ? Et vous pouvez supposer à quel point les caves sont froides et humides dans de tels édifices !
KESSEL. — Même si vous me pendiez, tuiez, je ne l’aurais pas fait ! Je ne veux pas et c’est tout !
BRUMM. — Et si je vous payais, Monsieur Kessel ? Si je multipliais pas trois ce que je vous ai déjà donné ?
KESSEL. — Non et non ! Même cent fois, même deux cents, même cinq mille fois ! Je ne le ferais pas !
BRUMM. — Parce que c’est monstrueux ?
KESSEL. — Quoi d’autre !
BRUMM. — Parce que c’est abject, dégoutant, horrible ?
KESSEL. — Et plus que ça !
BRUMM. — Donc, aucune pression ne peut vous forcer de me filmer, moi le désemparé pauvre Hermann Brumm, en train de pendre ici, à cet instant, avec des cordes quelque peu plus épaisses, sur un arbre quelque peu plus épais, dix-huit de mes voisins ?
KESSEL. — Aucune !
BRUMM. — Juste dix-huit ?
KESSEL. — Non et non !
BRUMM. — Vraiment pas ?
KESSEL. — Vraiment pas.
Brumm se met à pleurer.
BRUMM. — Madame Schultz, Madame Schultz ?
EVA. — Oui, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Imaginez, Madame Schultz… Monsieur Kessel ne veut pas et ne veut pas filmer comment je pends dix-huit de mes voisins??? Juste dix-huit, Madame Schultz…
EVA. — Peut-être qu’il le fera.
BRUMM. — Il dit… qu’il ne le fera pas…
EVA. — Demandez-lui gentiment, Monsieur Brumm. Monsieur Kessel est un homme bien… Il le fera pour vous.
Elle rit. Balance ses jambes.
EVA. — Il vous le fera…
Brumm essuie ses larmes.
BRUMM. — Pourquoi ne voulez-vous pas le faire pour moi, Monsieur Kessel… ? Voilà, je vous demande gentiment, comme l’a dit Madame Schultz… Pourquoi vous ne le voulez pas… ?
KESSEL. — Vous êtes de plus en plus abject et monstrueux, Monsieur Brumm. Aussi bien vous que cette affreuses mégère !
BRUMM. (il pleure) — Pourquoi vous ne le voulez pas… ? Pourquoi ne voulez pas, Monsieur Kessel, me filmer en train de pendre dix-huit de mes voisins ?
KESSEL. — Arrêtez vos pitreries, Monsieur Brumm ! Nous sommes trop vieux pour ça !
Eva rit. Balance ses jambes.
KESSEL. — Et vous, arrêtez avec ce rire abominable, madame !
BRUMM. (pleure) — Voilà, voyez quel genre d’homme c’est, Madame Schultz, ce Monsieur Kessel… Il dit que je fait l’idiot… Il dit que votre rire est abominable.
EVA. — S’il pense qu’il en est ainsi, alors il en est ainsi, Monsieur Brumm… C’est un homme éduqué…
Elle rit.
BRUMM. (en pleurs) — Mais sans cœur, Madame Schultz. Aucune compassion envers moi… Il n’accorde aucune pitié…
KESSEL. — Arrêtez une fois pour toutes, bon sang !
BRUMM. (en pleurs) — Et pourquoi, Monsieur Kessel, vous ne voulez pas me filmer à nouveau en train de pendre mes dix-huit voisins ? Pourquoi… ?
Kessel s’apprêtait à répondre quelque chose, mais se fige brusquement. C’est comme si l’expression À nouveau l’avait anéanti.
Un silence pénible. On n’entend qu’un ricanement à peine audible d’Eva Schultz. Peut-être aussi un ou deux chats.
Brumm essuie ses larmes.
BRUMM. (en pleurs) — Je ne suis pas une si mauvaise personne, Monsieur Kessel… Pourquoi vous ne faites pas preuve de compassion… ? Pourquoi vous ne faites pas preuve de la moindre pitié envers le pauvre Hermann Brumm ?
Il regarde Kessel, gémit.
BRUMM. Je ne suis vraiment pas une mauvaise personne, Monsieur Kessel… Ayez pitié… Si vous aviez déjà pu me filmer en train de pendre mes dix-huit voisins, pourquoi ne pourriez-vous pas le refaire ? Pourquoi, Monsieur Kessel… ?
Inconsolable, Brumm sanglote.
Kessel se tait, pâle, figé.
Eva rit. Balance des jambes.
BRUMM. (en pleurs) — Vous devez aider votre pauvre Hermann Brumm, Monsieur Kessel… Vous le devez… Si vous aviez déjà pu me filmer en train de pendre dix-huit, dix-huit de mes voisins — alors vous pouvez le refaire une fois ! Vous le pouvez, Monsieur Kessel…
KESSEL. (à peine audible) — À nouveau… ?
BRUMM. (en pleurs) — À nouveau…
KESSEL. (encore moins audible) : À nouveau… ?
BRUMM. (en pleurs) — À nouveau, Monsieur Kessel… Ou même à deux reprises, si vous le souhaitez ou le pouvez, Monsieur Kessel… C’est comme vous voulez… Même si trois fois serait l’idéal…
Kessel regarde Brumm. Il est horrifié et figé. Il glisse sur la chaise tel un torchon.
Eva rit. Pause.
EVA. — Si j’apportais un chat, gris verdâtre, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Non, Madame Schultz.
EVA. — Et une chatte noire ? (Elle regarde vers Kessel, réfléchit.) Ou plutôt, Monsieur Brumm, un chat noir ? Il est plus marquant. Peut-être que c’est ce que Monsieur Kessel aurait aimé le plus.
BRUMM. — Non, aucune chatte ni aucun chat, Madame Schultz. Juste de la bière. Monsieur Kessel a maintenant besoin de la bière. Il est sous grande pression.
EVA. — C’est vous qui voyez, Monsieur Brumm.
Eva quitte la chaise, s’en va.
Théâtralement, mais sans en faire trop, Brumm s’agenouille devant Kessel.
BRUMM. (en pleurs) — Si vous pouviez, Monsieur Kessel, filmer le jeune et écervelé Monsieur Hermann Brumm en train de pendre ses concitoyens, ses voisins, lorsque vous aussi vous étiez jeune et plus ou moins écervelé, pourquoi là, lorsque nous sommes tous les deux vieux, et bien plus écervelés, ne pouvez-vous pas me filmer moi, votre Hermann Brumm en train de pendre dix-huit, dix-huit, Monsieur Kessel, de mes ou de vos voisins tout aussi écervelés ?
Kessel ne réagit pas. Il est de plus en plus pâle. Le regarde vide.
En titubant, Eva apport le plateau sur lequel sont posées trois bouteilles de bière et une chope. Et les saucisses. Elle dépose les bouteilles sur la table, pour elle la bouteille et la chope. S’assoit. Elle se verse de la bière. Tire un bon coup. Essuie la mousse avec son avant-bras. Se met à rire.
Brumm se lève lentement, en vieillard.
EVA. — J’ai apporté, Monsieur Brumm, de la bière pour Monsieur Kessel.
BRUMM. — Oh, bien, Madame Schultz.
EVA. — J’en ai apporté, Monsieur Brumm, aussi pour vous mais aussi pour moi.
BRUMM. — Vous avez bien fait, Madame Schultz.
Brumm lève la bouteille au-desus de la chope de Kessel.
BRUMM. — Avec ou sans mousse, Monsieur Kessel ?
Kessel ne répond pas.
BRUMM. — Alors avec de la mousse, Monsieur Kessel.
Il lui verse de la bière.
EVA. — J’ai aussi apporté les saucisses, Monsieur Brumm.
BRUMM. — C’est bien aussi, Madame Schultz. Vous en avez donné aux chats ?
EVA. — Bien sûr, Monsieur Schultz.
BRUMM. — La bière vous l’avez apportée aussi à nos voisins dans la cave, Madame Schultz ?
Kessel est parcouru de secousses à la mention des voisins dans la cave…
KESSEL. (à peine audible, désespéré) — Monstres, monstres…
EVA. — Oui. Dix-huit bouteilles, Monsieur Schultz.
BRUMM. — Vous avez bien fait, Madame Schultz.
Brumm se verse de la bière, trinque sur la chope de Kessel.
BRUMM. — À votre santé, Monsieur Kessel.
Kessel ne répond pas. Brumm boit. Il repose la chope sur la table.
BRUMM. — Lorsque j’étais jeune et écervelé, Monsieur Kessel, et lorsque je pendais mes voisins, encore plus écervelés, dix-huit qu’ils étaient, alors vous pouviez filmer… et là vous ne pouvez pas…
Il tourne autour de Kessel
Kessel ne réagit pas.
BRUMM. — Là vous ne pouvez pas… Peut-être parce qu’à l’époque vous étiez jeune, et que là vous ne l’êtes plus… À l’époque, moi aussi j’étais jeune et j’avais, comme maman disait, des mains en or, et avec mes mains, ces mains-là, je pouvais pendre dix-huit de mes voisins, mais là je ne pourrais plus, Monsieur Kessel… De même que vous non plus vous ne pourriez plus, Monsieur Kessel… Vous aussi vous être vieux maintenant et vous ne pourriez pas tenir la caméra comme jadis sans que votre main ne se mette à trembler… Et jadis, à l’époque lorsque nous étions jeunes… votre main n’avait pas tremblé, tout comme la mienne, votre main était fiable, tout comme la mienne… On le voit sur l’image… On le voit par l’image cadrée et stable, à aucun moment, Monsieur Kessel, sur l’image, pas un seul instant l’image ne tremblote… Chapeau pour cela, Monsieur Kessel. C’est une bonne capture, Monsieur Kessel, une très bonne capture, on voit que c’est une main fiable qui filme, celle d’un jeune homme entrainé, une main fiable d’un professionnel entrainée à ne pas trembler quoi qu’elle filme, ce qu’elle filme pouvant être même abominable, inhumain, dégoutant, une main bien fiable, Monsieur Kessel…
Kessel est assis, continuant à être figé tel une sculpture. Une larme à peine visible glisse sur sa joue.
Brumm se verse de la bière. Il penche la chope lentement, pendant un long moment.
Brumm approche lentement la chope de Kessel à la bouche de celui-ci, comme à un malade, Kessel boit lentement. Il vide quasiment toute la chope.
Brumm remet la chope sur la table. Sort le mouchoir, essuie la mousse sur le menton de Kessel.
BRUMM. — Et je dois avouer, Monsieur Kessel, que j’ai eu peur l’espace d’un instant, que vous ne disiez : « Il me faut refaire la scène, le maigre il faudra le pendre à nouveau, la caméra a bloquée… » Mais heureusement, elle ne s’était pas bloquée. Vous aviez une bonne, une caméra fiable, Monsieur Kessel, et une bonne main, fiable…
Kessel regarde Brumm avec rage.
KESSEL. — Allez au diable…
BRUMM. — Qu’avez-vous dit ?
KESSEL. — Allez en enfer !
BRUMM. — Mais vous êtes un homme hautement moral, Monsieur Kessel !
Kessel se lève. Tremble.
KESSEL. — Allez en mille enfers ! Et qui êtes-vous, Monsieur Braun, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Je vous ai dit, Monsieur Kessel. C’est moi, Hermann Brumm ! Le tôlier !
KESSEL. — Ça ne me dit rien…
BRUMM. — Regardez-moi plus attentivement, Monsieur Kessel !
KESSEL. — Rien…
BRUMM. — Imaginez-moi plus jeune. Quarante, cinquante ans plus jeune… Élégant, les pantalons, chemise blanche aux manches retroussées, gilet. Confiant. Arrogant. Excité. Ainsi élégant, je pends…
KESSEL. — Que faites-vous ?
BRUMM. — Ainsi élégant, je pends… professionnel, dix-huit de mes voisins… Non, je mens ! Dix-sept de mes voisins et une voisine ! Zuma saumurant, dix-huit pendaisons… Non, je mens à nouveau ! Il y en a un qu’il me fallait pendre deux fois, Monsieur Kessel… le saviez-vous ?
Kessel ne réagit pas.
BRUMM. — La corde s’était déchirée, Monsieur Kessel… C’était, pardonnez-moi l’expression, mastodonte… Celui que j’ai pendu deux fois… Et vous…
KESSEL. — Quoi moi ?
BRUMM. — Et vous, tout aussi jeune, confiant, élégant, bien habillé, bien éduqué, vous le filmez…
Kessel garde le silence.
KESSEL. — Mon travail était de filmer…
BRUMM. — Oui, Monsieur Kessel. Vous étiez cameraman et vous c’était votre devoir. Voilà de quoi il s’agit ! Il fallait que vous filmiez, c’était votre travail, mais moi, je n’étais pas obligé de pendre qui que ce soit, ce n’était pas mon travail. Moi, je me suis moi-même porté volontaire ! Et je pendais ! Je me suis moi-même porté pour pendre mes voisins, Monsieur Kessel ! Pourquoi ai-je fait cela, Monsieur Kessel ? Voilà ce qui me tourmente, Monsieur Kessel, pourquoi est-ce que je me suis porté volontaire alors que je n’étais pas obligé ? Qu’est-ce qui m’avait poussé, Monsieur Kessel ?
KESSEL. — Comment voulez-vous que je sache ?
BRUMM. — Mais, vous étiez là-bas ! Vous me filmiez ! En couleur en plus, vous vous en souvenez, Monsieur Kessel ? Je ne savais même pas que c’était en couleur jusqu’à ce que récemment je n’aie vu votre film… Vous avait fait un gros plan de moi. Quelque chose aurait dû paraître ?
KESSEL. — Je ne sais pas… Non…
BRUMM. — Une expression, un spasme au visage, peut-être que quelque chose suggérait une réponse…
KESSEL. — Je ne sais pas…
BRUMM. — Sur mon visage, en gros plan, quelque chose aurait dû surgir, Monsieur Kessel ? Pourquoi je fais cela ?
KESSEL. — Je n’ai pas remarqué…
BRUMM. — Il doit y avoir quelque chose, Monsieur Kessel ! Cela me tourmente, depuis tant d’années. S’il le faut, nous analyserons, chaque parcelle de mon gros plan… Je dois savoir ce que vous savez…
KESSEL. — Je ne sais rien…
BRUMM. — Vous le savez, et ne voulez pas me le dire, Monsieur Kessel.
Eva ricane plus bruyamment.
Kessel se tient par la tête.
KESSEL. — Arrêtez ! Arrêtez ! Arrêtez enfin avec ce rire idiot ! Arrêtez !
BRUMM. — Madame Schultz, Monsieur Kessel souhaiterait que vous cessiez de rire.
Eva ricane encore plus bruyamment.
KESSEL. — Arrêtez, au diable ! Qu’est-ce qu’il y a de drôle là encore ?
EVA. — Monsieur Kessel demande, Madame Schultz, ce qu’il y a de drôle là encore ?
EVA. — Je ne suis ni une femme intelligente ni éduquée, Monsieur Brumm. Je ne sais pas. Peut-être que Monsieur Kessel le sait. Lui est intelligent et éduqué.
Elle rit.
KESSEL. — Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? Quoi ?
Eva rit encore plus bruyamment.
KESSEL. — Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? Qu’est-ce qu’il y a de drôle là-dedans ?
BRUMM. — Oui, Monsieur Kessel. Qu’est-ce qu’il y avait de drôle là-dedans ? Cela me tourmente bien plus. Pendant que moi en apparence je pendais tranquillement mes voisins, pendant que vous en apparence vous filmiez comment je pends mes voisins, mes autres voisins de Pančevo, pour la plupart des Allemands locaux, tous des gens pour ainsi dire respectables, moraux, qui vont au théâtre, pleurent en regardant des tragédies, rient en voyant des comédies, regardent comment moi je pends dix-huit de mes voisins qui sont aussi les leurs, et rient. Qu’est-ce qu’il y avait de drôle à leurs yeux, Monsieur Kessel ? Quoi ?
KESSEL. — Je ne sais pas, Monsieur Brumm.
BRUMM. — Mais vous l’aviez filmé, Monsieur Kessel, il est vrai sans le son, mais en couleur, vous devriez le savoir…
KESSEL. — Je ne sais pas…
BRUMM. — Vous devriez le savoir !
KESSEL. — Non… Je ne sais pas…
BRUMM. — Je ne me souviens même plus comment je pendais ces voisins à moi, je ne me souviens que de ce rire, Monsieur Kessel. Il me suit, un demi siècle. Et je ne sais pas ce qu’il y a de drôle, de quoi rient-ils ? Est-ce moi qui pends qui est drôle, est-ce les pendus qui sont drôles ?
KESSEL. — Je ne sais pas…
BRUMM. — Est-ce la mort qui est drôle , Monsieur Kessel ?
KESSEL. — Je ne sais pas, au diable !
BRUMM. — Mais vous étiez là-bas, Monsieur Kessel. Vous devez le savoir ! Moi, j’étais en quelque sorte un sujet, Monsieur Kessel, vous un objet. C’est pourquoi vous devriez le savoir ! Qu’est-ce qu’il y avait de drôle le vingt-deux avril, deux jours après l’anniversaire de Führer, sur le cimetière orthodoxe de Pančevo, Monsieur Kessel ?
KESSEL. — Je ne sais pas ce qu’il y avait de drôle, Monsieur Brumm…
BRUMM. — C’était aussi que deux jours après la Pâque orthodoxe, Monsieur Kessel ! J’avais toujours des œufs rouges dans mes poches ! ceux de mes voisins…
KESSEL. — Je ne sais pas… Je ne sais pas ce qu’il y avait de drôle…
BRUMM. — Mais, vous filmiez… ?
KESSEL. — Je filmais…
BRUMM. — Alors vous devez le savoir, vu que vous avez filmé !
KESSEL. — Monsieur Brumm ! Je filmais car j’étais obligé de filmer !
BRUMM. — Obligé ? Monsieur Kessel, Monsieur Kessel ! Nous sommes pareils en quelque sorte ! Quelque chose nous y poussait ! Moi, je n’étais pas obligé de pendre, mais à cause de quelque chose j’étais obligé, c’est pour ça que je l’ai fait. Vous étiez obligé de filmer, mais pour une raison ou une autre vous deviez vouloir à en être obligé, c’est pour ça que vous le faisiez… La main vous aurait trahit, Monsieur Kessel, si vous n’étiez qu’obligé, le cadrage vous aurait trahi, l’image vous aurait trahi… Mais au jeune Kessel la main n’avait pas tremblé, l’image ne tremblote pas une seule fois ! Quel badin ce Monsieur Kessel ! Me filmer en train de pendre des chats, cela vous dégoûte, c’est barbare, abominable, inhumain, cela en aucun cas et à aucun prix vous ne voulez le filmez, et lorsque vous me filmer en train de pendre dix-huit habitants de Pančevo, en fait dix-sept hommes et une femme de Pančevo, votre main non seulement qu’elle ne se met pas à trembler, mais c’est comme si vous jouissiez de votre professionnalisme, la perfection, pendant que vous filmez, c’est pour ça que l’image est stable, elle ne tremblote pas une seule fois, sacré badin que vous êtes, Monsieur Kessel, et si vous filmiez comment je pends les chats cette même caméra vous serait tombée des mains ! Combien, à votre avis, coûte un homme de Pančevo ? Combien, selon vous, coûte un chat ? Combien d’hommes de Pančevo donneriez-vous pour un chat, Monsieur Kessel ?
Kessel se tait.
BRUMM. — J’aurais aimé qu’il y ait eu une autre caméra, Monsieur Kessel, pour pouvoir vous enregistrer vous en gros plan, vous qui me filmez moi, en train de pendre dix-huit de mes voisins ! Pour qu’elle filme votre malaise, puis l’oubli du malaise, car le professionnel, l’artisan, vainc l’homme, et vous ne réfléchissez pas à ce qui est en train d’être filmé, aussi abominable que cela soit, vous vous demandez seulement comment le filmer le mieux possible, pour qu’en tant qu’image cela ne soit pas abominable, bien qu’on soit le sujet, le contenu qui est filmé soit abominable…
Eva ricane.
KESSEL. — Arrêtez ! Arrêtez enfin ! Arrêtez tous les deux !
BRUMM. — C’est pourquoi vous allez filmer ici quelque chose de dégoutant et d’abominable, et en même temps on vous filmera vous en gros plan en train de dépasser votre malaise, suivre comment votre professionnalisme vainc l’homme en vous et comme ce qui est dégoutant et abominable devient de moins en moins dégoutant et abominable…
KESSEL. — Vous filmez ?
BRUMM. — Oh, oui ! Depuis votre première phrase : « C’est ce qu’aime la caméra, Monsieur Braun ! »
KESSEL. (vaincu) — Vous filmez… ?
BRUMM. — Nous filmons.
Le ricanement d’Eva.
Kessel regarde tout autour, ce n’est que maintenant qu’il remarque les caméras. Comme s’il les comptait de sa main droite. Deux, trois, quatre…
KESSEL. — Vous filmez vraiment…
BRUMM. — Vraiment, Monsieur Kessel.
KESSEL. — Mais pourquoi, pourquoi vous le faites, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Je ne sais pas.
KESSEL. — Vous voulez me faire chanter ?
BRUMM. — Non, Monsieur Kessel.
KESSEL. — Alors pourquoi ?
BRUMM. — Je veux juste avoir un gros plan, un gros plan, Monsieur Kessel… Un gros plan de vous en train de filmer celui qui fait quelque chose d’abominable, juste ça… J’aimerais que derrière chaque cerf abattu il y ait une caméra qui filme le tournage de l’abattement du cerf, le visage de celui qui filme, qui admire son cadre : « Quel cadre, mec ! » J’aimerais que pour chaque image abominable nous ayons aussi l’image de celui qui filme l’abominable, qui jouit à filmer l’abominable, s’il l’a bien filmé. J’aimerais avoir un gros plan, Monsieur Kessel, un gros plan de l’angle de l’enfant explosé par la bombe, de la maison rasée, le gros plan de celui qui filme cela et se délecte de ses images réussies : « Quel cadre, mec ! » Juste ça. Voilà pourquoi nous vous filmons. Voilà comment ceci se terminera. Par votre gros plan !
KESSEL. — Ah non, Monsieur Brumm !
BRUMM. — Oh que si, Monsieur Kessel ! Par un gros, le plus gros des plans !
KESSEL. — Non ! Non et non !
BRUMM. — Si.
Kessel fait craquer ses doigts.
KESSEL. — Vous voulez dire que nous sommes pareils ?
BRUMM. — Faites pas ça, Monsieur Kessel…
KESSEL. — Voulez-vous dire qu’abattre un cerf serait la même chose que de filmer l’abattement d’un cerf ?
BRUMM. — Ce n’est pas ce que j’ai dit. Même si cela est à vrai dire quelque peu exagéré de mon côté…
KESSEL. — Vous voulez dire que la pendaison serait la même chose que de filmer cette pendaison ?
BRUMM. — Ce n’est pas ce que j’ai dit, Monsieur Kessel.
KESSEL. — Pour de bon, allez au diable !
BRUMM. — Qu’avez-vous dit ?
KESSEL. — Je vous ai dit d’aller au diable ! À mille diables ! À cent milles diables, Monsieur Brumm, Monsieur Brun, ou quelque soit votre nom ! Aussi bien vous que cette créature qui ricane ici !
BRUMM. — À si peu de diables ?
KESSEL. — À trois cent milles diables ! J’étais caméraman de guerre, au diable ! Caméraman militaire de la Wehrmacht, au diable ! Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre si ce n’est filmer ? Vous vous êtes porté volontaire pour faire quelque chose d’abominable, mais moi, je n’étais même pas volontaire pour filmer ce quelque chose d’abominable ! Moi je le devais ! J’étais caméraman militaire, caméraman militaire de la Wehrmacht ! Savez-vous ce qu’est un caméraman militaire, Monsieur Brumm ? Le savez-vous ?
BRUMM. — Oh là là ! Caméraman de guerre ? Mais cela doit être quelque chose d’extraordinaire, Monsieur Kessel ! Très important ! Imaginez, Madame Schultz, Monsieur Kessel dit qu’il était caméraman militaire ! Non seulement caméraman mais en plus militaire ! Et non seulement militaire mais de la Wehrmacht ! Colossal ! Est-ce qu’au moins vous, Madame Schultz, savez-vous ce qu’est un caméraman militaire ?
EVA. — Caméraman militaire ? Je le sais, Monsieur Brumm.
BRUMM. — Et savez-vous, Madame Schultz, ce que filme un caméraman militaire ? Que filme un caméraman militaire de la Wehrmacht, comme l’avait été Monsieur Kessel ?
EVA. — Vous demandez ce que filme un caméraman militaire, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Oui, Madame Schultz.
EVA. — Et bah probablement ce qui, Monsieur Brumm, se passe lorsqu’une armée attaque une autre… Lorsque l’armée serbe attaque l’armée turque… Lorsque l’armée allemande attaque l’armée tchèque, russe… L’armée anglaise l’armée française… L’armée suisse l’armée biélorusse… Voilà ce qu’est, Monsieur Brumm, autant que je sache, ce que filment les caméramans militaires…
BRUMM. — Vous en êtes sûre, Madame Schultz ?
EVA. — Pratiquement sûre, Monsieur Brumm.
BRUMM. — Bah, vous avez raison, Madame Schultz… Cela serait bien le travail d’un caméraman de guerre… N’est-ce pas, Monsieur Kessel ?
Kessel garde le silence.
BRUMM. — Voilà, Monsieur Kessel, ce que filme le caméraman de la Wehrmacht. Elle l’a bien dit Madame Schultz… Elle est la sœur de Joseph Schultz, monsieur… Je vous l’ai dit ?
KESSEL. (il murmure) — Vous l’avez dit, Monsieur Brumm.
BRUMM. — C’est pour ça qu’elle sait… ce que filme un caméraman militaire. Les actions militaires, mec ! Les actions militaires, Monsieur Kessel ! C’est ce que filme un caméraman militaire. Est-ce bien cela, Madame Schultz ?
EVA. — C’est bien cela, Monsieur Brumm.
Elle ricane.
EVA. — Et non pas comment un tôlier surexcité de Pančevo sur le cimetière orthodoxe pend dix-huit civils de Pančevo ! Tout à l’heure n’avez-vous pas dit que vous filmez uniquement ce que votre volonté et votre conscience vous permettent ? Et pas autrement ! Était-ce aussi à votre guise ? Et comment est-elle alors cette conscience qui est la vôtre ? Et comment est-elle du coup cette conscience qui est la vôtre vous permettant de filmer la pendaison de dix-huit de mes voisins ?
KESSEL. — Je n’avais pas le choix, Monsieur Brumm ! Aucun choix !
BRUMM. — Vous n’en aviez pas ?
KESSEL. — Non.
BRUMM. — Il y avait le choix, Monsieur Kessel. Plusieurs choix. Vous pouviez dire : Je ne vais pas filmer ça, à aucun prix ! Je ne peux pas le filmer ! Je ne veux pas le filmer ! C’est abominable !
KESSEL. — Je ne pouvais pas.
BRUMM. — Vous pouviez dire à ce lieutenant-colonel Dr. Bandelov, le commandant de la ville de Pančevo, que vous ne pouvez filmer que des actions militaires, et qu’il vous libère de celles non-militaires… Que vous ne le souhaitez et ne voulez pas le filmer !
KESSEL. — Je ne pouvais pas…
BRUMM. — Vous pouviez donner la caméra à celui qui était votre collègue, le photographe, Gottfried Gronfeld, qui était aussi là, pour qu’il filme à votre place.
KESSEL. — Je ne le pouvais pas.
BRUMM. — Vous pouviez jeter la caméra, refuser de filmer, d’accepter d’être plutôt pendu que de filmer, et que je vous pende vous aussi, Monsieur Kessel, en tant que dix-neuvième. Vous, je ne devrais pas vous pendre deux fois ! Comment, vous n’aimeriez pas être le dix-neuvième ?
Kessel garde le silence.
Eva balance des jambes, sirote la bière.
BRUMM. — Pourquoi n’avez-vous pas trouvé le courage et qu’à la place de la caméra et du film en couleur vous choisissiez ma corde ? Vous aviez de la peine à rater un si bon film, une si belle journée pour le tournage ? Pourquoi n’aviez-vous pas fait ce qu’avait fait le bon soldat Joseph Schultz, le frère de la Madame Schultz ici présente ?
KESSEL. — Cette folle Madame Schultz ne m’intéresse pas, de même que son frère ! Moins encore d’être comme son frère !
Eva se met à rire.
KESSEL. — Et dites à cette créature insupportable de cesser de rire ! Il n’y a rien de drôle !
BRUMM. — Peut-être qu’il y a, Monsieur Kessel… Peut-être que c’est drôle que vous n’ayez le courage d’être comme son frère, ce Joseph Schultz… Vous ne savez vraiment pas qui est Joseph Schultz ?
KESSEL. — Non et cela ne m’intéresse pas.
BRUMM. — Cela devrait vous intéresser, Monsieur Kessel…
KESSEL. — Ça ne m’intéresse pas !
BRUMM. — Joseph Schultz était votre collègue, Monsieur Kessel. Caméraman militaire, tout comme vous… Caméraman militaire de la Wehrmacht !
KESSEL. — J’ai dit que ça ne m’intéresse pas !
BRUMM. — Mais lui, il avait du courage, Monsieur Kessel. Le courage d’accepter l’inacceptation. D’accepter l’inacceptable. Il a refusé de filmer la fusillade des civils, il a préféré se mettre devant le peloton d’exécution… avec ces civils… Madame Schultz ?
EVA. — Oui, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Lorsque votre frère avait été fusillé par ses collègues les soldats, avait-il avec lui sa caméra ou pas ?
EVA. — Non, Monsieur Brumm. Ils l’ont fusillé sans la caméra. Ils lui ont retiré la caméra avant la fusillade. Ils ont dit que ça serait dommage pour la caméra, Monsieur Brumm.
BRUMM. —Mais oui. C’est vrai. Cela aurait été dommage qu’une balle perce la caméra, plus ou moins innocente. Ou peut-être que la caméra elle aussi porte une espèce de culpabilité de filmer l’abominable, qu’elle aussi et non seulement le caméraman, filme ce qui est abominable, et qu’il faudrait la fusiller de temps à autre ?
Eva rit.
EVA. — Et que ferons-nous maintenant, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Que ferons-nous maintenant, Madame Schultz ? C’est ce que vous demandez ?
EVA. — Oui, Monsieur Schultz.
BRUMM. — Maintenant, Madame Schultz, vous apporterez un chat.
EVA. — Cela me plaît, Monsieur Brumm. Gris verdâtre ou noir ?
BRUMM. — Peu importe.
EVA. — Un chat ou une chatte ?
BRUMM. — Peu importe. Vous choisissez.
EVA. — Merci, Monsieur Brumm. Je n’ai jamais eu à décider de cela.
BRUMM. — Maintenant vous déciderez. Alors, Monsieur Kessel, que Madame Schultz apporte un chat ?
Kessel garde le silence.
BRUMM. — Que Madame Schultz tout de même apporte un chat, Monsieur Kessel ?
KESSEL. — Non !
BRUMM. — Non ?
KESSEL. — Non, non et non !
BRUMM. — Comme vous le dites, Monsieur Kessel. C’est vous qui le savez au mieux… Alors, Madame Schultz, apportez un voisin de la cave.
KESSEL. — Vous avez vraiment des voisins dans la cave ?
BRUMM. — Bien sûr, Monsieur Kessel. Ils sont dix-huit ! Voulez-vous les décompter ?
KESSEL. — Bon sang, non !
EVA. — Un voisin plutôt jeune ou plutôt âgé, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Peu importe.
EVA. — Blond ou châtain ?
BRUMM. — Sans aucune importance.
EVA. — Avec des moustaches, sans moustaches ?
BRUMM. — Peu importe, Madame Schultz. Vous décidez.
EVA. —Merci, Monsieur Schultz. Je n’ai jamais décidé de cela.
BRUMM. —Maintenant vous déciderez, Madame Schultz. Alors, Monsieur Kessel, que Madame Schultz apporte un voisin ?
KESSEL. — Non, bon sang ! Non !
BRUMM. — Non ?
KESSEL. —Non, non et non !
BRUMM. — Décidez-vous enfin, Monsieur Kessel ! Chat ou voisin ?
KESSEL. — Je ne peux pas me décider et je ne veux pas me décider !
BRUMM. — Vous devez, Monsieur Kessel.
KESSEL. — Je ne veux pas et je ne peux pas !
BRUMM. — Vous ne sortirez pas d’ici jusqu’à ce que vous n’ayez tourné un seul cadre, celui que vous aurez choisi. Quelque chose en accord avec votre volonté, votre conscience. Car vous ne travaillez pas autrement. Donc, qu’est-ce que vous allez filmer, pour que nous puissions filmer notre gros plan ? Que pensez-vous, Madame Schultz, quel gros plan correspondrait au mieux à Monsieur Kessel, me filmant moi en train de pendre le chat ou en train de me filmer moi en train de pendre un voisin ?
EVA. — Monsieur Kessel est un homme remarquable. Les deux lui conviennent.
BRUMM. — Vous avez raison, Madame Schultz. Mais, Monsieur Kessel, qui vais-je pendre, un chat ou un voisin ?
KESSEL. — Je ne veux pas choisir ! Non et non ! Vous pouvez me tuer, je ne vais pas le faire !
BRUMM. — Imaginez, Madame Schultz, Monsieur Kessel espère toujours qu’il ne va pas devoir me filmer en train de pendre un chat, ou moi en train de pendre un voisin !
EVA. — Étrange homme que ce Monsieur Kessel. Alors qu’il avait l’air intelligent.
BRUMM. — C’est parce qu’il est intelligent qu’il ne peut pas décider.
EVA. — Mais lui avez-vous dit que voulant ou pas il lui faudra filmer l’un des deux ?
BRUMM. — Si, mais lui il pense qu’il ne va pas devoir.
KESSEL. — Je ne le ferai pas !
BRUMM. — Vous allez devoir…
KESSEL. — Non ! Puis arrêtez !
BRUMM. — Madame Schultz, et que pensez-vous, est-ce que les enfants de Monsieur Kessel pardonneraient à Monsieur Kessel, à leur papa, qu’il ait quelque part il y a très longtemps, filmé un quelconque Hermann Brumm en train de pendre ses voisins, s’ils apprenaient que Monsieur Kessel, leur papa, l’ait refusé avec dégout, de filmer ici et maintenant comment ce même abominable Hermann Brumm pend dix-huit chats gris ou noir ?
EVA. — Ils lui auraient pardonné, Monsieur Brumm. Peu importe le nombre de chats…
BRUMM. — Et vous qu’en pensez-vous, Monsieur Kessel ?
KESSEL. — Je refuse de penser à ça.
BRUMM. — C’est ce qu’il y a de mieux. Et que pensez-vous, si vos enfants choisissaient, s’ils devait choisir, qu’auraient-ils préféré, que leur papounet filme comment je pends des chats ou comment je pends des voisins ? Dans quel rôle préféreraient-ils voir leur papounet ?
Eva glousse. Balance des jambes. Sirote la bière.
BRUMM. — Vous devez vous décider. Vos enfants regarderont-ils me filmer moi en train de pendre des chats, ou vos enfants verront-ils me filmer moi en train de pendre les voisins ?
KESSEL. — Je ne veux filmer ni l’un ni l’autre !
BRUMM. — Vous allez être obligé. Vous prendrez votre caméra, le trépied et vous filmerez. Selon votre bon vouloir…
KESSEL. — Je ne vais pas le faire… !
EVA. — Et si j’apportais enfin ce chat, Monsieur Brumm ? Je perds patience !
BRUMM. — Pas encore, Madame Schultz. C’est à Monsieur Kessel de décider. Ce n’est pas une décision facile pour un homme aussi intelligent.
EVA. — Ça ne l’est pas.
BRUMM. — Sinon, Madame Schultz… ?
EVA. — Oui, Monsieur Brumm ?
BRUMM. — Dix-huit chats… ? Mais c’est beaucoup !
EVA. — Beaucoup, Monsieur Brumm.
BRUMM. — Mais comment avez-vous attrapé autant de chats ? Comment avez-vous appâté dix-huit chats, Madame Schultz ?
EVA. — Facilement, Monsieur Brumm.
BRUMM. — Facilement ?
EVA. — Facilement. Avec des saucisses.
BRUMM. — Des saucisses ?
EVA. — Oui, Monsieur Brumm. Avec ces saucisses que Monsieur Kessel aime. Eux non plus ne pouvaient y résister.
BRUMM. — Mais oui, Madame Schultz. Ce sont d’excellentes saucisses. Monsieur Kessel est fin connaisseur de saucisses… Il sait bien ce qu’il lui faut choisir… Et comment avez-vous appâté nos dix-huit voisins, Madame Schultz ?
EVA. — Facilement, Monsieur Brumm.
BRUMM. — Comme ça facilement, Madame Schultz ? Dix-huit voisins !?
EVA. — Facilement, avec de la bière.
BRUMM. — De la bière ?
EVA. — Avec cette bière que Monsieur Kessel affectionne. Eux non plus ne pouvaient y résister.
BRUMM. — Mais oui, Madame Schultz, c’est une excellente bière. Monsieur Kessel sait ce qu’est une bonne bière. Lui il sait ce qu’il faut choisir… Qui allons-nous contenter alors, Madame Schultz ? Les chats ou les voisins ? Qui est plus impatient ?
EVA. — Les chats… Ils sont toujours impatientes… Non, les voisins ! Les voisins sont toujours impatients… Oui… Non ! Ils sont impatients les voisins… Non, monsieur brumm ! Les chats sont encore plus impatients…
KESSEL. — Que faites-vous ? Pourquoi, Monsieur Brumm ? Vous vous vengez ?
BRUMM. — Non, Monsieur Kessel… Même si on pourrait le dire ainsi… Je suis un malfaiteur, n’est-ce pas, Monsieur Kessel ?KESSEL. — Vous l’êtes.
BRUMM. — J’ai sali mes mains ? Je n’aurais pas de salut ? Dieu ne me pardonnerait jamais, personne ne me pardonnerait jamais.
KESSEL. — Tout à fait, Monsieur Brumm.Eva se met à rire.
BRUMM. — Moi non plus je ne me serais pas pardonné ! C’est pourquoi j’ai enfilé l’uniforme de la division du Prince Eugène, Monsieur Kessel ! J’attendais que Dieu me délivre, qu’il envoie une grenade, une balle, qu’il me fasse exploser. Mais Dieu a blagué avec moi, Monsieur Kessel ! Il a sacrement blagué ! Il a envoyé la grenade non pas sur ma tête mais sur la tête du soldat à côté de moi, Joseph Braun, lorsque nous battions en retraite, fuyions de la Bosnie… Voilà comment est Dieu ! Plus personne ne pouvait le reconnaître . Ma main a mis dans la poche de Joseph Bran les documents de Hermann Brumm, et dans ma poche les documents de Joseph Braun. C’était la main de Dieu, Monsieur Kessel. Pensez-vous que c’était la main de Dieu ?
KESSEL. — Évidemment…
BRUMM. — Ça l’était ! Et c’est ainsi que je me suis trainé dans tout ce chaos en tant que Joseph Brumm, et j’étais Joseph Brumm, jusqu’à ce qu’il vous soit passé par l’esprit après plusieurs siècles de vous montrer un peu au monde, de dévoiler votre film longuement tenu secret.
KESSEL. — Je suis donc tout de même coupable ?
BRUMM. — Vous m’avez ressuscité, Monsieur Kessel, vous avez ressuscité Hermann Brumm. Le calme homme de famille, Joseph Braun, devait disparaître, pour sauver sa famille, et Hermann Brumm s’est immiscé dans cette tanière, ne sort pas, il n’est sorti qu’une seule fois, pour vous appâter ici. Pourquoi aviez-vous besoin de vous imposer ça, Monsieur Kessel ? Moi, il me fallait disparaître, pour que mon petit-fils ne soit parcouru de frissons si je le touchais de ces mains, desquelles ma mère disait qu’elles étaient en or… (Il montre ses mains.) Pourquoi n’avez-vous pas continué de rester dans l’anonymat, Monsieur Kessel, alors j’aurais continué de rester le paisible citoyen Joseph Braun, et vous maintenant vous ne souffririez pas la peine de devoir choisir soit de filmer comment je pends les chats soit mes voisins !
KESSEL. — Je ne souffre aucune peine , et je ne vais pas le filmer ! Ni l’un ni l’autre !
BRUMM. — Monsieur Kessel, réglons ceci une fois pour toute. Si cela vous est vraiment abominable, dégoutant, inhumain, que vous filmiez comment je pends les chats, filmez-moi en train de pendre mes voisins, et c’est terminé !KESSEL. — Je ne le ferai pas, non ! Je ne veux rien filmer !
Eva ricane.
BRUMM. — Monsieur Kessel dit qu’il ne va rien filmer, Madame Schultz, que c’est un homme de caractère !
EVA. — Si lui dit qu’il l’est, alors il l’est. Mais, Monsieur Brumm… Les chats sont impatients, les voisins encore plus impatients… Vous les entendez… ?
Elle se penche d’un côté puis de l’autre côté d’où surgit le bruit des chats impatients d’un et des voisins impatients de l’autre côté.
BRUMM. — Vous avez raison, Madame Schultz…. Que choisissez-vous de filmer, Monsieur Kessel ? Des chats impatients ou des voisins impatients ?
KESSEL. — Allez au cent milles diables ! Trois cent milles diables !
BRUMM. — J’irai. J’irai volontiers. Madame Schultz ira aussi. Il n’y a pas d’autres options. Mais avant cela, il nous faut décider ce que vous souhaitez filmer : comment je pends un chat ou comment je pends un voisin ? Quel gros plan avez-vous choisi ?
KESSEL. — Allez au trois cent cinquante milles diables !
BRUMM. — Chats ou voisins ?
KESSEL. — Rien, rien et rien !
BRUMM. — Vous devez réfléchir à votre petit-fils et à votre petite-fille, de même que j’avais réfléchi à mon petit-fils. Ce qu’ils ne souhaiteraient pas que vous filmiez vous n’allez pas le filmer ?
KESSEL. — Vous n’allez tout de même pas les entrainer eux aussi dans tout ça ? C’est suffisamment horrible !
BRUMM. — Moi j’aimerai qu’ils admirent leur papy, et non qu’ils le méprisent à cause de son choix. Qu’ils vous disent, merci papy de ne pas avoir choisi les chats ! Ou qu’ils vous disent : Merci papy de ne pas avoir choisi les voisins de cet affreux tonton !
KESSEL. — Non, non et non ! Je ne vais rien filmer ! Ni l’un ni l’autre !
EVA. — Alors j’apporte un chat ! C’est parfait pour un gros plan.KESSEL. — Non, non et non ! C’est encore plus abominable.
Eva rit.
EVA. — Alors j’apporterai un chat et un voisin, comme ça Monsieur Kessel pourra décider…
KESSEL. — C’est tellement abominable !
EVA. — Décidez-vous enfin, Monsieur Kessel. Et qu’on en finisse et qu’on s’assoit et qu’on boit notre bière et mangions vos saucisses !
KESSEL. — Je ne veux pas, je ne veux pas ! Et je ne veux plus jamais boire cette bière ou manger ces saucisses ! Je ne veux pas !
BRUMM. — Vous devez choisir, Monsieur Kessel ! Soit vous resterez dans la cave avec mes dix-huit voisins !
KESSEL. — Que j’y reste !
BRUMM. — Ou dans la cage, avec mes dix-huit chats !
KESSEL. — Que j’y reste !
BRUMM. — Quand allez-vous enfin saisir ? Il vous faut choisir quelque chose.
KESSEL. — Je ne veux rien choisir !
Eva se lève, se dirige à gauche.
EVA. — Et si quand-même j’apportais les chats ?
KESSEL. — Non ! C’est affreux !
EVA. — Mais bon pour un gros plan !
Eva se dirige avec détermination vers le côté droit.
EVA. — Alors que j’emmène les voisins ? Eux aussi ils sont bons pour le gros plan.
BRUMM. — Oui, Madame Schultz. (À Kessel.) C’est ce que votre petit-fils aurait choisi.
KESSEL. — Non, non et non ! C’est encore plus abominable !
Eva va vers la gauche.
EVA. — Alors les chats ?
BRUMM. — C’est ce que votre petite-fille aurait choisi !
KESSEL. — Non ! C’est abominable…
Eva va vers la droite.
EVA. — Alors les voisins ?
BRUMM. — Pour le petit-fils !
KESSEL. — Non, non ! C’est encore plus abominable !
Eva s’arrête, ne sait pas si elle devrait aller à gauche ou à droite. Elle ricane par moments.
EVA. — Alors les chats ?
BRUMM. — Pour la petite-fille…
KESSEL. — C’est ce qu’il y a de plus abominable…
EVA. — Les voisins ?
KESSEL. — Non… !
BRUMM. — Chats ?
KESSEL. — Non, non et non !
BRUMM. — Voisins ?
KESSEL. — Non, non, non…
BRUMM. — Chats… ?
KESSEL. — Non, non et non !
Et ainsi, pendant que dure ce C’EST ABOMINABLE, C’EST ENCORE PLUS ABOMINABLE, de moins en moins audible, suivi des ricanements d’Eva Schultz, la scène est graduellement dévorée par les ténèbres, et ne continue à briller faiblement, tel un gros plan, que le visage désemparé de Gerhard Kessel.
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Hermann Brumm a véritablement existé. Tôlier, d’origine allemande, de Pančevo. Il s’est porté volontaire pour pendre de ses mains au cimetière orthodoxe de Pančevo le 22 avril 1941 dix-huit de ses concitoyens, pendant que ses autres concitoyens, pour la plupart des Allemands, qui avaient assisté à la pendaison, riaient. Il a disparu en tant que membre de la division Prince Eugène quelque part en Bosnie. Pour les besoins de cette soi-disant comédie il a ressuscité après plusieurs décennies.
Gerhard Kessel, caméraman de plateau de cinéma, n’existe pas.
Ont existé le photographe de la Wehrmacht, Gerhard Gronfeld et le caméraman de la Wehrmacht, Gottfrid Kessel, qui ce même jour d’avril sur le cimetière orthodoxe de Pančevo avaient photographié et filmé (ce enregistrement et de plus en couleurs !) le tôlier Hermann Brumm mentionné plus haut pendant qu’il accomplissait sa tâche. Malheureusement, il n’y eut d’enregistrement sonore et on ne peut donc entendre le rires autour des potences ! Ce rire nous est connu uniquement des témoignages de témoins.
Dans cette histoire, je ne pouvais les intégrer tous les deux, alors je les ai unis, croissant le prénom avec le nom de famille de l’autre dans une seule et même personne.
Eva Schultz est un personnage inventé, mais son soi-disant frère Joseph Schultz, mentionné dans cette comédie, est une personne réelle, la seule question est a-t-il effectué ce grand geste de l’inacceptation, ou pas. Pour moi et cette comédie la légende est plus belle, disant que Joseph Schultz, soldat, ne voulait pas tirer sur les paysans serbes, alignés pour la fusillade, il a préféré se joindre à eux et avait été fusillé avec eux. Pour les besoins de ce texte, il est devenu lui aussi caméraman de la Wehrmacht.
Celui qui souhaiterait peut trouver sur internet les photographies et la captation de ces événements, ainsi que les témoignages de ces événements par Gronfeld et Kessel, filmés à la fin du siècle dernier.
Traduit par Yves-Alexandre Tripković
Nous devons la découverte de la pièce au concours EURODRAM orchestré par La Maison d'Europe et d'Orient.