In the City
Nenad Popović
Les ramasseurs de mégots se sentent profondément gênés en raison de l’évidence et de la flagrance du geste : ce plongeon soudain, le ramassage du sol, cette pause d’une demi-seconde pour une toute brève estimation du mégot et enfin son rangement. Suite à cela se poursuit la marche bien droite comme si de rien n’était. Ils n’ont même pas le moindre instrument pour la fouille des ordures ou quelque chose de tel. Le fléchissement vif n’est qu’une brève syncope dans sa marche. Rien ne différencie le retraité qui du trottoir ramasse les mégots des autres retraités qui, par exemple, vont au marché voire promènent le chien ; mais ramasser du sol est un geste terrifiant qui dévoile : c’est un accro. C’est pourquoi, ayant récolté quelques mégots il s’assoit sur le banc, puis, du petit sac en plastique (d’une taille à pouvoir être facilement glissé dans sa poche) il sort un bon mégot plutôt long, l’étudie, le fixe sur le fume-cigarette et fume. Sa première cigarette matinale, dans le petit parc du quartier. Il est huit heure et demie, les premières mamans sont là avec leurs bambins, les derniers joggeurs matinaux passent en courant, les écoliers sont déjà à l’école ; et lui est installé sur son banc, expirant tranquillement la fumée. Il le fait avec tant de plaisir et d’apaisement qu’on pourrait croire que lui aussi est un citoyen qui dispose de suffisamment d’argent pour ne pas être obligé tout de même de ramasser des affaires. Il fait semblant être juste descendu un instant au parc pour passer un bon moment.
Les fume-cigarettes étaient jadis des accessoires d’une fine distinction. Se servir d’un fume-cigarette n’était pas la même chose que d’enfoncer la cigarette directement dans sa bouche. Lors de l’allumage de la cigarette fixée sur ce fume-cigarette, les dames pouvaient exécuter une minuscule pièce de théâtre. Une dame portant des gants qui fume sa cigarette à l’aide du fume-cigarette était l’image d’une incroyable élégance, elle représentait un moment de loisir et d’un vague ennui, c’était également la théâtralisation de l’émancipation et de la supériorité. Chez les Messieurs qui se servaient des fume-cigarettes sculptés dans des matières nobles, c’était le signe de la seigneurie et de la prospérité.
À ce fumeur sur le banc il sert pourtant juste à ne pas sucer la salive des autres, cela l’empêche de mettre ses lèvres en contact avec l’objet rejeté dans la poussière, le plus souvent écrasé par la semelle. En plus, traversant le fume-cigarette la fumée se rafraîchit quelque peu adoucissant l’aigreur du mégot qui garde une forte proportion de goudron.
Tant de questions se posent concernant les ramasseurs de mégots. Quels sont les endroits en ville où les mégots rejetés sont les plus longs ? Devant les immeubles de bureaux où la nervosité incite à ce que les cigarettes ne soient fumées qu’à moitié, où quelques fumées sont aspirées en toute urgence ? Une tournée est-elle réservée aux poubelles avec ces compartiments à mégots, comme on en trouve devant les grands magasins et dans tant de lieux publics ? Les ramasseurs qui collectent des bouteilles en plastique des conteneurs-poubelles, s’intéressent-ils en passant aux longs mégots ? Qu’en est-il des petits mégots ? Les ramasse-t-on eux aussi, pour qu’une fois à la maison ils soient émiettés puis roulés en nouvelles cigarettes ? Combien de mégots équivalent à une cigarette ? Six ou sept ? Dans ce cas-là pour vingt cigarettes (paquet standard) il faudrait vingt fois sept ce qui veut dire 140 fléchissements de genoux, ou peut-être un peu moins, dans le cas où on tomberait sur un cendrier public convenable, ou un lieu de rassemblement de la veille. Est-ce bien la matinée qui est le moment clé, car une fois que l’éboueur est passé, tout est terminé ? Vu que pendant que les éboueurs œuvrent, la recherche doit surement être bien plus ardue ; cela se transforme-t-il en une chasse après les cigarettes jetées à l’instant et qui fument encore ?
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Le ramasseur de quelque chose du conteneur-poubelle. Le Monsieur est dans ses habits de ville tout à fait réglementaires en long pantalon soigneusement repassé et la chemise à manches courtes, tout comme de nombreux lève-tôt promeneurs-retraités dont un bon nombre, histoire de se dégourdir, vont au marché ou à la Poste pour régler quelques broutilles. Celui-ci pourtant porte un redoutable grappin. La poignée en plastique clair est ronde, d’un de ses bouts surgissent des piques en fer longs de 5 à 6 centimètres et tordus à angle droit. Il semblerait que ce soient de gros et long clous en acier proprement enfoncés. De sérieuses griffes à côté desquelles les tridents semblent graciles. Si le soir vous vous promenez sur la même rue principale avec cette terrifiante arme, en un clin d’œil vous serez encerclé par plusieurs véhicules des forces de l’ordre.
Le Monsieur dont il s’agit porte avec lui deux sacs en plastiques au fond desquels se bousculent de petits objets, en tout cas pas de grandes bouteilles en plastique. Le grappin, les sacs opaques fermés et une marche quelque peu appuyée (caractéristique pour tous les explorateurs de conteneurs-poubelles, de bacs à déchets et de tas d’affaires déposées par exemple par des magasins ou des restaurants) signalent qu’il est en plein labeur. À quoi sert ce grappin si particulier ? Surement pas que pour extraire des bouteilles. Mais peut-être bien pour la perforation et l’extraction des canettes de boisson en aluminium d’un poids de plume. Mais le puissant grappin suggère que d’autres affaires pourraient tout aussi être harponnées. Sépare-t-il quelque chose ? Ou peut-être que dans un des sacs se trouve ce qu’il a acheté, à la boulangerie par exemple, tandis que c’est dans le deuxième qu’il agencera ce qu’en passant il trouvera dans des conteneurs-poubelles ?
Quoi qu’il en soit il n’est pas un ordinaire ramasseur de bouteilles ou un affamé voisin lambda qui plongerait dans des conteneurs-poubelles à la recherche de nourriture. Les sacs pour les bouteilles devraient être plus volumineux, et ses habits sont de trop bonne facture et trop propres pour un plongeon profond dans les conteneurs-poubelles. Et même le grappin, entre le râteau et le harpon, est, en fin de compte, bien trop élaboré. Les vrais fouilleurs de conteneurs se contentent de touiller avec leurs cannes — qui au plus ont un crochet ou une pointe au bout, servant tout au moins à percer les sacs en plastique. Les vrais fouilleurs se distinguent par le fait que ce dont ils ont besoin ils le sortent à main nues puis l’étudient à la lumière du jour et se décident soit de le garder soit de le rejeter dans le conteneur. Chez eux aucun surplus de technologie ; certaines femmes le font en promenant leurs enfants ou poussant la poussette. Il leurs arrive d’y accrocher un sac prévu à ces faits tandis que certaines trouvailles sont mises sous le siège de l’enfant.
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Un de ceux qui traitent les conteneurs-poubelles porte des gants. Il n’a aucun autre ustensile. Il est grand, physiquement costaud et en forme. Il agit à une vive allure et avec facilité car il a de longues mains. Mais il ne porte pas des gants de travail (comme les balayeurs des rues ou les éboueurs), les siens sont noirs et courts, appréciés par des conducteurs des Vespas. Pour pouvoir jeter un coup d’œil à ce qui se trouve dans la poubelle, il l’incline énergiquement vers lui, d’une seule main. C’est que les conteneurs-poubelles ne sont pas fixés, mais disposent de la possibilité d’une inclinaison légère, vraisemblablement pour la vidange dans le camion dont le mécanisme les soulève et secoue. Aussi peut-être pour d’autres raisons comme le nettoyage.
Tout de même, l’homme fort en gants se distingue des autres fouilleurs du conteneur car ces derniers sont mous et marqués par la faible alimentation et des conditions de vie surement mauvaises. Alors que lui avec souplesse et autorité incline le conteneur-poubelle et droit comme un piquet de sa hauteur scrute l’intérieur, tandis que les autres (ceux de mon âge) n’en sont pas capables. Surtout pas lorsque le conteneur-poubelle est plein. Eux, on les voit dans cette pose classique s’étirer sur les pointes des pieds plongeant la tête profondément dans le conteneur-poubelle. Ce qui est à la fois l’image emblématique de la perte de la dignité. Ou de son abandon. Tu te hisses sur les pointes des pieds pour voir les sédiments, ce qu’il y a tout au fond de dégoutant, t’enfonces le nez dans l’ordure et la puanteur des os rejetés et légumes pourris, la lourde odeur des graisses fondues.
À vue d’œil je donnerais à l’homme aux gants entre 65 et 70 ans, il a le type d’un pêcheur baraqué ou d’un ouvrier de chantiers. Il en est de même de son comportement. Bien droit, au regard franc sans aucun « complexe ». Lorsqu’il rencontre un autre fouilleur, il échange avec celui-ci à voix haute des salutations et commentaires.
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Il est à deux doigts d’être « un homme perdu » — il a ce sac en plastique pour les bouteilles, ce qui veux dire qu’il continue à maintenir son existence ; mais il est misérable et couvert de barbe. Assemblé, cela donne l’apparence de quelqu'un qui aurait abandonné tout espoir. Il est d’une constitution frêle, je dirais qu’il s’approche de sa septième décennie. Bien souvent, à la manière des semi-clochards, il marche dans la rue principale où l’on se promène et où l’on trouve les magasins les plus chers, les miss les plus ambitieuses marchent les culs bombés devant les terrasses des cafés fréquentés par des citoyens plus ou moins bien lotis. Les propriétaires et les serveurs connaissent vraisemblablement le pauvre monsieur barbu et lui permettent de s’assoir une dizaine de minutes même si lui aussi trimballe ce sac défraichi pour les bouteilles avec consigne de 0,50 lipas. Alors au café il sort une grande feuille de papier et écrit. D’une écriture élaborée, en-dessous du titre, avec des grosses lettres il note de cinq à dix lignes. Il est visiblement très éduqué, hautement lettré : du genre « ancien professeur », « jadis écrivain connu », « ex journaliste », dans ce genre. Une belle écriture bien maitrisée coule dans une calligraphie française, non pas centre-européenne. Sur une grande feuille claire il inscrit la troisième voire la quatrième note de la journée sur quelque chose. Chacune fait environ dix lignes : il est dix heures et demie, il lui reste peut-être de la place pour une de plus.
Monsieur le ramasseur qui n’a pas un rond fait la même chose que moi. Sauf que moi je rentre chez moi et j’écris sur l’ordinateur. Moi je le fais dans un setting citoyen, et lui est socialement et psychologiquement perdu, juste un convive qu’on tolère à la table du café. Quand il ne gêne pas. La différence entre lui et moi est immense et quasiment nulle. Ce n’est que par un pur hasard que je ne suis pas un semi-clochard. Mais si je ne glissais ne serait-ce qu’un peu je me retrouverais d’office avec lui. (J’ai une connaissance, à l’époque célèbre, une personnalité carrément glamoureuse de la grande scène artistique et sociale. Nous nous croissons échangeant des causettes. La dernier était du genre « Ça va ? ». Moi : « Pas terrible ». Elle : « Oui, dix kunas par jour pour la bouffe et le reste, je m’y suis faite. »)
S’il me fallait définir cet homme écrivain-ramasseur, je dirais qu’il est comme ses personnages dans les nouvelles tardives de Hesse, disons dans Les Frères du soleil : drop out. Ou, selon Hans Mayer, un outsider intentionnel. Alors que moi je suis un pathétique petit-bourgeois.
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Puis il y a cette rampe où les bouteilles et les canettes collectées s’échangent pour des tickets de caisse. Ces rampes sont des hangars en laiton improvisés collés aux centres commerciaux, sur leurs parkings, et portent des inscriptions comme « récolte des emballages ». À savoir que selon la loi instaurée par Ivo Sanader, les vendeurs de boissons dans des contenants en plastique et en aluminium en Croatie doivent rajouter une demi-kuna puis récupérer les emballages vides et remettre ces demi-kunas au client, ou alors au porteur, selon le principe de la caution. Devant la rampe se retrouvent toujours quelques porteurs avec de gros sacs en plastique remplis, muets. En général ici règne un silence déprimant, le silence de la vérité, car se taisent aussi les repreneurs routiniers qui comptent, vérifient la marchandise apportée. Celle qui ne convient pas il la mettent de côté, les porteurs ne protestent pas.
Le travail des porteurs dure longtemps, à la fin ils murmurent quelque chose et l’un d’entre eux tape le montant sur la caisse enregistreuse informatisée, de laquelle sort le ticket frappé du chiffre pour le porteur qui va ensuite à la caisse du magasin. La queue avec des gros sacs à la rampe est la colonne des humiliés, car bien entendu personne n’a bu de ces bouteilles. Mais aussi parce que si vous apparaissez ne serait-ce qu’avec juste la caisse de bière sous caution et vous vous pointez dans la file d’attente, le repreneur des emballages vous fera signe de la main de vous approcher, le deuxième sera déjà en train de taper pour vous le montant et vous aurez fini en un rien de temps. Vous passerez auprès du cortège d’abord dans un sens, puis en y revenant dans l’autre sens, lorsque vous allez pouvoir les regarder librement dans les yeux. Cependant eux sont apathiques, ils ont d’autres soucis. Certaines mères trouvent de l’aide avec leurs sacs d’emballage chez leurs enfants. Je suppose que ce sont ces « mères célibataires » et certains de ces soixante mille enfants croates qui ne reçoivent pas suffisamment de nourriture, comme cela a été annoncé dans les médias à la mi-juin 2015.
(Remarque sur l’économie contemporaine : Les bouteilles et les canettes vides reprises les vendeurs n’ont pas le droit de les jeter, mais se doivent de les remettre dans le processus de fabrication industrielle des objets en plastique et en aluminium. Le plastique, issu du pétrole, s’émiette, fond une nouvelle fois ou quelque chose du genre, arrive jusqu’à la machine avec le moule qui enfin émet un blurp : la machine catapulte une nouvelle bouteille, celle-là s’en va à l’usine d’embouteillage des bières Ožujsko ou de l’eau gazeuse Kalnička et revient au magasin, puis sur la table de la cuisine, puis dans le conteneur-poubelle, d’où elle est extraite, transportée là où, auprès des point de vente, en général des immenses supermarchés, il est écrit récolte des emballages, puis refait un tour. Ainsi les Croates économisent les réserves mondiales de pétrole, de bauxite et une sacrée quantité d’électricité qui aurait été nécessaire pour transformer le minéral en papier alu ou en avion. Alors qu’on parvient à le faire avec la cannette de la bière Pan, légère telle une plume. Dès lors les fouilleurs des conteneurs-poubelles croates sont en mission cosmique. Moralement, ils corrigent ces Croates et visiteurs étrangers qui ne se soucient pas de l’avenir de la croûte terrestre ou de la pollution de la nature en Croatie par des déchets imputrescibles. Plus important encore, ils entrainent l’économie, embauchent des transporteurs, des recycleurs, des marchands de matières premières, assurent des emplois, non seulement au niveau local mais dans toute la région, et préservent les réserves mondiales de pétrole, bauxite, etc.)
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Certains restaurants mettent le pain de la veille non entamé dans des sacs propres en les accrochant de manière visible sur le côté des conteneurs-poubelles, sur le mécanisme en plastique servant à ouvrir le couvercle. De même que certaines familles avec le pain devenu sec. Ils l’accrochent à une hauteur suffisante pour que les chats et les chiens errants ne déchirent pas le sac. À l’époque un tel pain envieilli servait à nourrir les cochons ou encore les poules. Aussi, à la poissonnerie qui dans cette ville foisonne de poisson frais et de coquillages, et surtout de sardines qui arrivent chaque matin de navires de pêche tout juste arrivés, sur certains stands l’on trouve, un peu plus bas sur un tabouret, une caisse de sardines sur laquelle est écrit « pour les chats » et coute 5 kuna le kilo ou rien du tout. Ce sont probablement les sardines de la veille, ou celle déchiquetées dans le filet. Quelqu’un qui aurait trois chats, avec un kilogramme de sardines pourrait les nourrir au moins deux jours.
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Les deux sexes sont représentés parmi les ramasseurs des bouteilles en plastique. La limite inférieure d’âge est d’environ trente ans, la limite supérieure autour de 75 à 80 ans. Il est difficile d’évaluer ce dernier, car les gens qui vivent mal semblent plus âgés, leurs marches et mouvements sont plus las, mous. On y voit un peu plus d’hommes, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont plus nombreux. Les femmes avec leurs sacs à mains ne sont pas visibles dans la rue.
De nombreux hommes présentent la fouille des conteneurs-poubelles comme du labeur, du travail. Ils ont des bicyclettes, des sacs à dos, des mobylettes, des Vespas (les chariots sont plus caractéristiques pour les femmes). Certains, surtout dans les agglomérations dispersées de la banlieue, s’acheminent même de conteneur-poubelle à conteneur-poubelle en voiture. Le contraste entre l’esprit des affaires des hommes et l’image dramatique des jeunes femmes qui les enfants dans leurs bras fouillent les ordures est saisissant. C’est une image difficile, car il faut extraire des ordures une vingtaine de bouteilles pour pouvoir acheter un sachet de bombons à l’enfant. Les enfants accompagnent souvent les parents lors de la remise au point de rachat, car l’acheminement est pénible — souvent à pied, d’ordinaire à l’aide du chariot chancelant déjà évoqué, et les volumes sont importants. Pas mal de ramasseurs, surtout lorsqu’ils sont avec les enfants, s’apprêtent un peu pour la livraison, en tout cas ils ne viennent pas dans les habits usés de la fouille.
Lors de la livraison, soit à la rampe ou au hangar des reprises, soit devant les automates dans lesquelles les bouteilles sont insérées une par une, ne sont pas représentés que les nécessiteux et les mères célibataires épuisées, mais aussi des familles croate de la « classe moyenne » d’une apparence tout à fait convenable et fraiche. Certains enfants dans la file ont des regards baissés. À l’inverse, d’autres maintiennent la tête haute et défient le regard. Ils expriment la solidarité avec les parents, aussi peut-être une certaine, comme cela se disait à l’époque, conscience de classe. C’est une scène dramatique. Tous ces enfants-là se rejoignent dans la joyeuse attente que plus tard au supermarché le gain leurs procurera la petite tablette de chocolat.
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Sur les plages entretenues des hôtels et des campings, les ramasseurs et les ramasseuses travaillent à plein régime, sans tapage et avec efficacité, probablement car autrement les gardiens pourraient les chasser, pour qu’ils n’entachent pas la vue globale. Même précipités ils s’attardent tout de même sur les étiquettes car nombreux de ceux à la plage sont des étrangers du coup dans les paniers à ordures l’on trouve des bouteilles apportées de l’étranger, et pour elles aucun remboursement. Vu les colonnes et les immenses sacs devant les points de rachat dans le cordon touristique du pays, on dirait que la saison touristique est aussi le temps du grand ramassage.
Les désespérés urbains, marqués par la misère, l’alcool (réunir vingt bouteilles de bière et une demi-miche de pain), les personnes qui sont au bord de la clochardisation forcées « d’accoster » les conteneurs-poubelles, ne forment qu’une petite partie des ramasseurs. Certains sont tout à fait vêtus en citadins. Ainsi, à la plage face à l’archipel de Brioni. Lui : la chemise repassée, le pantalon repassé, les sandales en cuir ; Madame l’accompagne ; pantalon blanc, chemise violet foncé, chaussures de sport blanches. Comme s’ils étaient en promenade, sauf que Madame a un grand sac-poubelle rempli de bouteilles. Elle n’est pas auprès de lui sur tout le chemin, mais l’attend aux points précis dans l’ombre.
Un cinquantenaire en ville, rasé, coiffé, d’une élégance estivale, s’abaisse hâtivement vers les mégots, les soulève l’un après l’autre comme si d’ordinaire il était un sportif ou un joggeur. Il porte un grand sac de courses qui vers son fond commence à gonfler de mégots. Là, bien entendu, se pose à nouveau la question de la technologie de l’obtention du tabac, car les mégots sur les trottoirs sont très courts et plats vu qu’ils sont écrasés, mais lui les ramasse quand-même.
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Certains balayeurs de rue ont un sac en plus dans lequel ils entassent des bouteilles trouvées. C’est leur gain supplémentaire. Si ce jour-là ils ne peuvent emporter les bouteilles, ils les engouffrent dans des buissons épais voire des haies puis ramassent le lendemain. Ils sont à la fois des professionnels et des misérables-ramasseurs. Vu leur métier privilégié, la vidange et l’inspection des paniers à ordures, leur ramassage est probablement une sorte d’activité illégale. Ou toléré, comme chez les garçons de café, qui perçoivent des salaires minimaux sans être inquiétés pour les pourboires qu’on sous-entend comme étant source de leur gain. Puisque de nombreux ramasseurs sont salariés ou retraités à plein temps, la différence entre eux et les éboueurs se perd. Le dénominateur commun est la misère profonde.
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Les petites dames âgées, qui sont en général des voisines, semblent très archaïques. De la direction des conteneurs-poubelles elles portent des piles de bois d’allumage provenant des caisses pour fruits et légumes, des bouts de légers emballages en sapin, à la maison elles ramènent aussi des cartons épais constitués à partir des boîtes. Des parties de meubles, comme ceux de la cuisine, elles les laissent ; il a été fabriqué à partir des copeaux collés, et cette colle explose dans le four. Ces petites dames archaïques sont des cousines lointaine des cartoneros de Buenos Aires.
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Les faux promeneurs, parfois avec leurs chiens, se promènent et cherchent les ordures exploitables ; en général ils n’ouvrent pas les conteneurs-poubelles, mais scrutent les paniers à ordure dans les rues et se baladent sur l’azimut suivant la disposition des paniers : dans les rue en zigzaguant, sur des places en circulant, sur des allées linéairement. Ils portent les sacs dans leurs poches ou ont des sacs en toile comme s’ils allaient faire les courses. L’expression de leur visage est celui d’un promeneur indifférent. Tout comme les clochards ils veillent à ne pas laisser du désordre autour des paniers, car les éboueurs pourraient les chasser. Les chiens sont chez les promeneurs — comme chez les clochards — en règle générale mieux nourris.
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Dans un restaurant fast-food la vendeuse a disposé sous le comptoir une dizaine de canettes de bière vides et par-dessus le bar les confie à un ramasseur. Je l’observe autour de minuit, à l’heure de la fermeture. La vendeuse le fait hâtivement, dans le lieu il n’y a personne d’autre. Est-ce de la charité et un beau geste ou sont-ils en collusion ? Se connaissent-ils, sont-ils des voisins ? Ou le fast-food se débarrasse-t-il tout simplement du poids des canettes abandonnées ?
Post scriptum
Durant cet été (2015), un important site portail internet a publié comment un Splitois a été chassé de la salle d’attente d’un bateau avec son fils handicapé car l’enfant tapait sur nerfs de l’employé de la compagnie maritime (Jadrolinija ?). Le père est sorti et s’est assis sur le banc en attendant le bateau. Il avait avec lui une bouteille d’eau gazeuse pour l’enfant. Il l’a posée sur le banc. Un homme, clochard, a agrippé la bouteille et ne la rendait plus. Il a dit à peu près « Maintenant c’est à moi. » Le père s’est plaint au même employé que précédemment, le soi-disant « vigile », mais celui-ci lui a répondu qu’il n’avait pas à s’en faire car l’autre avec la bouteille était un « personnage ».
Dans le film de Ivona Juka Tu me portes (Ti mene nosiš), présenté au Festival du film de Pula il y a une petite séquence d’une longueur d’un vidéo-clip de deux minutes, qui montre une personne de petite taille, quasi naine, qui escalade le conteneur-poubelle et sautille tout autour pour l’examiner. La scène est comique car à la fin il s’en faut de peu pour qu’elle y plonge la tête la première pour y disparaître. La scène est chaplinesque, et a un dénouement heureux. Le jeune promeneur lui vient en l’aide, attrape aisément la bouteille en plastique et la confie à la personne-ramasseuse qui s’en va en poussant (en tirant ?) une espèce de chariot chargé par des sacs en plastique remplis à bord. Cependant on ne sait pas quels sont les sacs remplis de bouteilles et quels sont ceux des affaires personnelles, car la personne est sans domicile fixe. Le personnage est réaliste, car parmi les urbains désespérés et les clochards qui traitent les conteneurs-poubelles, il y en a de « foldingues », sympathiques, qui par exemple parlent avec eux-mêmes. Celui-ci, imaginé par la réalisatrice Ivona Juka, à cause de sa taille minuscule, sa vivacité et son côté emmitouflé fait penser aux enfants qui vivent dans les égouts des mégalopoles russes. Dans le livre Civilisation matérielle, économie et capitalisme du XVème au XVIIIème siècle, Fernand Braudel décrit en détail la vaste couche sociale des mendiants en Europe, leurs déplacements, leurs expéditions communes, droits collectifs, l’acceptation et ainsi de suite. Au contraire, le phénomène de plus en plus répandu de ramasseur et fouineur d’ordures dans la Croatie actuelle est sous le sceau du silence : il (au moins en ce qui me concerne) ne vient à moi que par le biais des photographies dans les journaux ou cette performance muette en 24 images par secondes comme dans le film de Juka. Alors que tout le monde les connait les voyant au quotidien en ville. On peut y tirer un parallèle avec l’invisibilité du clochard-mendiant dans les villes. Même s’ils sont debout ou assis dans les endroits les plus fréquentés et incitent les passants, les gens regardent à travers eux, ils ne les entendent pas et ne les voient pas. Cela provoque chez les clochards des dérèglements psychologiques sérieux. En témoigne un livre choquant signé par l’anthropologue français Patrick Declerck sous le titre Les naufragés.
Traduit par Yves-Alexandre Tripković
Tiré du recueil d'essais Le journal de la ville P. (Dnevnik iz grada P.),
Durieux, Zagreb, 2017