Post scriptum
Ivica Ðikić
Après toutes ces années de découvertes, d’analyses et de réflexions sur ces quelques jours de juillet 1995 à Srebrenica et les petites villes environnantes, il restait un motif, un tourbillon qui me tirait obstinément vers la fiction. C’étaient justement ces chauffeurs de bus — civils, employés des sociétés locales de transport, des gens pour la plupart d’un âge mûr, des gens que dans ces contrées tout le monde connaissait, car les chauffeurs de bus dans les bourgades bosnoherzégoviennes sont parmi les personnalités des plus connues et les plus importantes. Et ce seul motif, voilà,
n’a pas, heureusement ou malheureusement, suffit pour m’acheminer dans cette direction-là, vers la fiction, mais très souvent, plus le temps passe - plus souvent encore, il m’arrive d’errer dans la modeste bâtisse sur un étage dans un petit endroit pas loin de Calgary, au Canada, et là, dans le salon stérile, sur le canapé vétuste est campé l’hôte, je l’appelle Ðorđe, il fume sa cigarette, boit la rakija, l’eau-de vie, c’est l’heure pour akşam, la prière du soir. Ðorđe a la flemme de se lever et pousser l’interrupteur du lustre, du coup l’espace n’est illuminé que par la blancheur de la neige qui passe à travers les fenêtres cadenassées. Ðorđe éteint sa cigarette, se lève, fait quatre-cinq pas, tend sa main dans la semi-pénombre et la chambre est éclairée par la lumière de trois faibles ampoules. Puis se ramène jusqu’à la cheminée et ajoute une autre bûche à travers la petite feinte surchauffée, puis revient au canapé, rallume une cigarette, reboit un peu de rakija et de la table basse se saisit de quatre feuillets couverts de ces grosses lettres bleues et irrégulières. Il se met à lire. Il ne parvient même pas jusqu’à la fin de la troisième ligne lorsqu’il entend la sonnerie provenant de la direction de la porte. C’est le fils de Ðorđe, Dejan. Depuis que, il y a pratiquement six ans, la femme de Ðorđe, Draina, est retournée en Bosnie, à Bratunac, car ne pouvant plus supporter la solitude en végétant quelque part à la fin ou au commencement du monde, Dejan âgé de quarante-cinq ans, serveur dans un établissement délabré de la restauration rapide en ville, rend visite à son père deux fois par semaine, en général le mercredi et le dimanche. Dimanche pour le déjeuner, toujours le même : Ðorđe cuisine son fameux goulasch du chasseur. Mercredi, c’est café et rakija. Dejan a divorcé il y a un an et demi, c’est-à-dire que sa femme l’a quitté, une Polonaise, depuis il est taciturne et la rakija glisse plus facilement. Sa fille il l’a voit samedi ou dimanche, il l’amène parfois chez son grand-père pour le déjeuner. Il n’y aurait pas eu la petite, Dejan serait aussi retourné en Bosnie, ou à Belgrade. Mais même ainsi, il y pense de plus en plus sérieusement. Il n’y a que Ðorđe qui ne pense pas au retour au pays, lui il n’y retournera pas.
Ðorđe et Dejan sont assis, Ðorđe sur son canapé, Dejan dans le fauteuil: ils boivent, fument, regardent la télévision, Dejan soupire par moment souffle la fumée, puis en rallume une autre. Tout est toujours pareil tel une cérémonie religieuse. Ðorđe demande son fils s’il a parlé à Draina, celui-ci lui dit que oui, elle va bien, c’est bien là-bas, elle ne manque de rien, elle a à qui parler. C’est ce qui importe le plus à Draina. La nuit s’est couchée sur la neige, Dejan et Ðorđe se taisent, tout se tait. Lorsque Dejan se lève pour partir, Ðorđe se lève lui aussi et lui tend ces quatre feuilles pliées, et lui demande de suite jusqu’à quand pourrait-il les lui traduire en anglais. Dejan y jette un coup d’œil et dit qu’il pourrait peut-être jusqu’à dimanche. Et c’est quoi ? Une lettre pour la mairie, dit Ðorđe, je leur ai écrit à deux reprises dans notre langue, en vain, on dirait que tout doit être en anglais. Mais bien sûr que ça doit l’être, où ça les emmènerait si chacun écrivait en sa… Dejan replie les feuilles de papier, les range dans la poche intérieure de son manteau et s’en va. Ðorđe retourne à la chambre et peu après se chausse et s’habille : pantalon de ski, chaussures chaudes et profondes, grosse fourrure et la capuche molletonnée de coton, l’écharpe, les gants. Il prend les cigarettes, regarde la chambre et sort. Il ferme la porte à clef, met la clef sous le paillasson et plonge dans la nuit enneigée, comme s’il avait un but.
Cinq ou six heures plus tard, Dejan est assis devant l’ordinateur dans son studio, il a sorti les feuillets du père et les lit.
Avant la guerre, j’étais chauffeur de bus, le plus souvent j’acheminais les enfants des villages éloignés à l’école en ville. Je n’étais pas pour l’armée, malade et ayant dépassé les cinquante ans, on m’a chargé de conduire des bus. C’était mon planning militaire. Là, je conduisais plus l’armée que les enfants et les autres citoyens. Mes deux fils ont été envoyés à la guerre. Le plus jeune est mort la première année de la guerre. La tristesse a failli faire perdre la tête à ma femme. En juillet 1995, le deuxième depuis que l’armée est entrée à Srebrenica, c’était un jeudi, on m’a fait conduire les civils musulmans de Potočari sur le territoire vers Kladanj.
Agacé, Dejan pose la feuille de papier et allume une cigarette. Tire une taffe et poursuit la lecture. Il n’était pas courrier, mais ne pouvait plus s’empêcher de lire, et il présentait que c’est ce qu’il y aurait de mieux à faire, se lever et de suite brûler ces feuillets, oublier qu’il a pu les tenir dans ses mains.
Ce jour-là, je retournais trois fois chercher ces gens à Potočari pour les conduire à l’endroit Tišće auprès de Kladanj. C’est qu’ils passaient de l’autre côté, le leur. Le lendemain, vendredi, je conduisais les prisonniers du centre de Bratunac jusqu’à l’école à Orahovac à côté de Zvornik. J’ai acheminé deux tournées, une centaine de personnes. Je ne connaissais personne parmi ces gens, et je pense que parmi eux personne non plus ne m’avait reconnu. Au retour de Orahovac vers Bratunac, le pneu du bus a crevé. Je n’avais pas de roue de secours. Par les soldats qui passaient par là, j’ai fait transmettre le message à mes collègues de la société qu’il me fallait un nouveau pneu, mais le pneu n’est arrivé que le lendemain, samedi, vers midi. Pendant tout ce temps-là, moi, j’étais dans l’autobus, et lorsque la nuit est tombée, j’ai eu faim et soif, alors je me suis dirigé en vue de trouver la maison la plus proche, pour demander un peu d’eau et de la nourriture. J’ai dû marcher sûrement pendant une demie heure jusqu’à la première maison. Dans la maison se trouvaient deux personnes âgées, un couple. Ils m’ont donné à manger et à boire. Je suis resté chez eux environ une heure. Ils m’ont demandé si j’avais entendu les tirs de la direction de Orahovac. Je leur ai dit que si, vu que je les avais entendus. On s’était, plus ou moins, arrêté à ça. Je suis parti et cette nuit je l’ai passée dans l’autobus.
Lorsque j’ai, le samedi vers midi, changé le pneu, je me suis acheminé devant le centre de commandement à Bratunac, où l’on m’a dit qu’actuellement il n’y a pas de travail pour moi, que je peux rentrer chez moi et que je suis libre jusqu’au matin. Une fois à la maison, j’ai déjeuné et me suis couché même si la chaleur était infernale. J’ai dit à mon épouse de me réveiller si l’on m’appelait de la boîte ou de la brigade. Ils n’ont pas appelé. J’ai longuement dormi.
Dejan éteint sa cigarette, prend le portable et nerveusement appelle son père. Celui-ci ne lui répond pas. Dejan retourne à la table encore plus nerveusement et poursuit.
Le lendemain matin, dimanche, je suis venu à la société avec l’autobus. On m’a dit de me présenter à l’école au village Kuli, aussi dans la municipalité de Zvornik. Je suis arrivé vers 10 heures du matin. Je restais assis dans l’autobus et attendais. Il y avait une quinzaine d’autobus et chauffeurs. Nous attendions tous que les prisonniers commencent à sortir de l’école pour rentrer dans les autobus, pour les acheminer quelque part. Il nous a été dit que nous allions les transporter jusqu’à un domaine agricole militaire, quelques kilomètres éloignés de l’école. Lorsque les premiers bus sont partis, commençait à parvenir le son des tirs. Je savais qu’ils tuaient les prisonniers. Puis ils ont commencé a remplir mon autobus. C’est un jeune homme qui est entré en dernier, il n’avait pas plus de vingt ans. Je l’ai reconnu, il s’appelait Eldar. Je le conduisais à l’école de la cinquième à la huitième année. Lui aussi m’avait reconnu. Il s’est recroquevillé à côté de mon siège. En parcourant ces quelques kilomètres nous n’avons rien dit l’un à l’autre. Les autres dans l’autobus se taisaient eux aussi. Les soldats m’ont dit de me garer à peu près à cent cinquante mètres de cet endroit où l’on tirait et tuait. Ils amenaient une dizaine ou une quinzaine de gens de l’autobus. Eldar avait d’une façon ou une autre réussi à être dans ce dernier groupe, le quatrième, le groupe de mon autobus. Il était aussi le dernier à sortir de l’autobus. Il m’a regardé de la porte, pendant que le soldat avec un fusil entre ses mains le précipitait de descendre. J’ai dit à ce soldat : « Pas lui. » Là le soldat, le fusil dirigé vers moi, est entré dans l’autobus, m’a attrapé par la chemise et trainé dehors. Il m’a forcé d’avancer devant lui, au bout de la colonne de douze hommes, j’étais le douzième. Eldar était devant moi.
Ils nous ont emmenés jusqu’à une petite prairie dans laquelle avait été creusée une profonde fosse. Deux des soldats poussaient de leurs pieds les corps des tués dans cette fosse. Les onze prisonniers, ils les alignaient devant cette fosse, puis un soldat a demandé qui j’étais. Celui qui m’avait fait sortir de l’autobus et m’avait amené ici a dit que je l’avais prié de ne pas tuer un Turc, montrant du doigt Eldar. Celui qui demandait qui j’étais était en sueur et mouvementé, il s’est approché et m’a fichu une gifle. Je lui ai dit : « Arrête, mec, mon fil est mort dans la guerre. » Il a répondu que ça sera alors maintenant que j’allais me venger. Il m’a balancé le fusil dans les mains et m’a trainé jusqu’à Eldar, m’ordonnant de tirer. Il criait sur moi qu’il me fallait venger mon fils. Tire, tu le dois, tire, tire ! Les autres soldats faisaient pareil. Eldar tremblait devant moi. Tout s’était arrêté. J’ai tiré la gâchette, c’était accordé pour des tirs en rafales. Eldar est tombé sur le sol. Moi, je restais figé avec le fusil entre mes mains, une dizaine de soldats ricanaient.
Dejan se lève à nouveau de la table, il va nerveusement jusqu’à la fenêtre et l’ouvre. Dans la pièce pénètre une épaisse vague d’un air sec. Dejan reste ainsi quelques instants, puis va jusqu’à la table et se saisit de la dernière feuille de papier. Il retourne à la fenêtre.
Je me suis retourné et j’ai tenté de diriger le fusil vers eux autant qu’ils étaient. Ils ont quelque peu reculé, surtout les deux-trois qui se trouvaient le plus près de moi. Là est apparu ce lieutenant-colonel, un homme entre deux âges, c’était vraisemblablement le chef. J’ai dirigé le canon vers lui. J’ai dit qui je suis et ce que je fais, que mon fils est mort la première année de la guerre, que là ils m’avaient forcé de venger mon fils en tuant un prisonnier. Il m’a demandé ce que je voulais maintenant. J’ai dit que je voulais que lui m’aide d’emmener dans l’autobus le jeune-homme que j’ai tué, Eldar, qu’il me trouve un cercueil et qu’il m’aide à enterrer le jeune homme comme il se doit. Personne d’autre, mais lui ! Il a accepté et tout s’est soudainement calmé, la routine a repris. J’ai gardé le fusil de l’autre soldat. Pendant que le lieutenant-colonel et moi emportions Eldar de la prairie, les soldats alignaient les dix personnes devant la fosse. Ils ont tiré sur eux.
Le lieutenant-colonel sur tout le chemin racontait des choses sur lui, moi je n’écoutais pas. Nous nous sommes arrêtés dans une caserne. Le lieutenant-colonel est parti et est revenu avec deux jeunes soldats, qui portaient un cercueil métallique. Nous avons mis le corps d’Eldar dans le cercueil. Les deux soldats sont restés là dans la caserne, et moi et le lieutenant-colonel nous nous sommes dirigés vers le cimetière à Bratunac. Le lieutenant-colonel parlait à nouveau. Il disait que ceci devait être fait, il est soldat et ne fait qu’obéir aux ordres, ce n’est pas à nous de poser des questions, il s’agit d’un interêt national. Il sait ce que j’éprouve, mais il me faut comprendre. J’ai vengé mon fils, le mieux c’est que je vois ainsi les choses. Peu après, ils l’ont appelé sur son Motorola. Une voix lui disait qu’il était impossible de joindre le commandant de la brigade, et que les Turcs au nord sans bataille aucune passent sur le territoire sous contrôle de notre armée. Cela l’enrageait quelque peu, puis il a dit que c’était la vie — nous ici nous achevons les uns, et les autres là-bas traversent librement. Qui peut savoir pourquoi les uns finissent comme ça et les autres autrement.
J’ai garé l’autobus devant le cimetière. Le lieutenant-colonel et moi avions sorti le cercueil et le portant entre nous deux l’avions apporté jusqu’à notre tombeau, auprès du cercueil de mon fils. Puis nous sommes partis. J’ai laissé le lieutenant-colonel en ville, et moi je suis rentré. Eldar est resté dans notre tombeau.
C’est la vérité. J’ai menti lorsque je suis entré dans votre pays. Je ne fuis rien.
Ce soir-là, Dejan a appelé son père à trois reprises, mais lui ne lui répondait pas. Dejan s’est endormi sur le canapé trois places. Au matin, ce sont les policiers frappant à la porte qui l’ont réveillé. Ils ont trouvé le corps de Ðorđe. Ils s’est jeté sous le train quelques kilomètres hors de ce bourg. Il portait ses documents. Après avoir identifié son père mort, Dejan a passé le reste de la journée avec sa fille, même si ce n’était pas le week-end. Son ex-femme était compatissante lorsqu’il lui raconta tout ce qui s’est passé.
Dejan est rentré en Bosnie avec son père Ðorđe dans le cercueil. Il l’a enterré, avec les quatre feuilles de papier, à côté de son jeune frère et Eldar.
Extrait du roman Beara de Ivica Ðikić, Ljevak / Sinopsis, Zagreb, 2016
Traduit par Yves-Alexandre Tripković