Shut up and let me go
Yves-Alexandre Tripković
D’abord l’observa-t-il quasiment avec mépris puis d’un air interrogatif, et lorsque de son œil de profileur expérimenté a eu pesé toute une tonne de documentation qui lui a été présentée, tout en s’adonnant à une séance improvisée d’interrogatoire en mode chassé-croisé se questionnant tantôt lui-même tantôt l’immigrant confus, le fonctionnaire de l’antenne de la préfecture de police en charge de délivrer des titres de séjours provisoires, le scrutant avec une insistance gênante emprunte de reproche, puis enfin, d’un soupir de réticence non-déguisé mais qu’au dernier moment il tenta tout de même d’atténuer d’un faible sourire de circonstance, d’un geste machinal de la main lui permit-il de faire passer son corps épuisé de plusieurs mois d’insomnies à travers le portail de détecteur de métaux. Il ne dort plus depuis l’incident à la frontière avec un autre immigrant suite à quoi avait-il remarqué d’avoir été allégé de sa promesse de la green card : « Non Sir, je ne l’ai pas vendu ! » Ainsi titube-t-il à travers la ville telle une ombre pour pouvoir éviter tous contrôles c’est à dire des complications administratives bien plus tarabiscotées que celles qui peuvent s’emparer aussi bien du côlon que de l’intestin grêle, de tout l’appareil digestif pour être précis.
Et là il rejoint une centaine de patients patients-voyageurs clandestins du radeau de la Méduse administrative parvenus de tous méridiens et parallèles. Lui-même étant un des ingrédients de cette abondante schizophasie de langues et cultures, rases et coutumes, histoires et civilisation. Si vous mettez vos pieds dans cette galère administrative, au début attendrez-vous dans une interminable file d’attente vous appuyant tantôt sur la jambe gauche tantôt sur la jambe droite jusqu’à ce que les deux options s’avèrent bien inutiles, ainsi faisant jusqu’à ce que durant toute l’opération les salles remplies dès l’aube ne se vident péniblement l’une après l’autre, reprenant la démarche à la prochaine levée du jour, à savoir qu’il n’est aucunement garanti que vous allez pouvoir vous y installer mais éventuellement trouver une place dans l’air de jeu des enfants où, les trimbalant car n’ayant personne pour les garder, les mères dès leurs plus tendre âge apparemment enseignent aux gosses la patience puis la tolérance et dans le même kit le respect de l’ordre, les lois des USA. Pendant que les enfants se faufilant où ils peuvent tout en criant et galopant apprennent les nobles vertus humaines, tous jusqu’au dernier, d’un œil hypnotisé visant l’énorme écran-plasma, et de l’autre, on évitera pas le strabisme, fixant le compteur digital en attente du numéro gagnant (le sien est T442, Bureau 222), par crainte cloués aux bancs en bois usés et plongés dans la sueur à attendre dans cette cale étouffante du navire de croisière administrative, rament-ils, selon, certains depuis des années, d’autres depuis des décennies, et certains pendant des générations, à travers les courants sauvages tentant d’éviter les funestes tourbillons sociales et politiques, et là seulement en apparence calmés flottent-ils emportés par des nouvelles matinales. Grâce à la fantastique collaboration de la diplomatie, des services de renseignements et de la police vient d’être démantelé un réseau de terroristes, ce que juste après la pub du nouveau révolutionnaire iPhone d’Apple : « You’re more powerful than you think ! » commente la porte-parole de l’aile extrême de la droite du carrousel politique : « Combien de criminels potentiels y a-t-il dans ces autobus, ces bateaux, ces avions qui jour après jour débarquent sur le territoire déjà bien surchargé !? Combien y a-t-il de voleurs, de kidnappeurs, de violeurs, de tueurs parmi ces enfants d’immigrants non assimilés !? »
Autour de lui les enfants aux couleurs du monde courent joyeusement s’adonnant au Jeu du loup, à Cache-cache et à Un, deux, trois — soleil ! Et pendant que de l’écran-plasma dégouline la voix qui menace la fermeture des frontières, et lui se souvient de la pub d’Apple d’il y a quelques années pour l’iPod tout aussi révolutionnaire : « Shut up and let me go ! », le compteur digital pointe sa combinaison gagnante : T442, Bureau : 222, et avec soulagement se fraie-t-il le chemin à travers le labyrinthe de corps épuisés qui se sont allongés là autour de lui, d’un pas de zombie titubant vers le Bureau 222.
Devenu l’ombre de lui-même, il ne lui a même pas été proposé de s’assoir, lorsque la jeune fonctionnaire sous la surveillance de sa supérieure l’informa à la va-vite que le document vital n’a toujours pas été édité. « Vous plaisantez ? » demande-t-il avec sourire, étant même prêt à blaguer avec ce qui est loin d’être drôle. Mais que ce n’est pas dans les habitudes de la demoiselle de s’adonner aux farces et que cela vraisemblablement ne le sera jamais témoigne pleinement son autosuffisante attitude coincée, doublée d’un regard figé d’autosatisfaction, remarque-t-il aussi un rire moqueur sarcastique qui vibre au coin de leurs lèvres lorsqu’en stéréo elles lui annoncent le verdict fatal : « Vous le saurez dès que nous l’aurons entre nos mains ! » À ce moment-là il ne sait plus à qui elles se réfèrent, s’adressent-elle à lui à la troisième personne ou parlent-elles de l’impression de son destin plastifié, ce document vital sans lequel en un clin d’œil il perd aussi bien le boulot que le toit ne sachant véritablement quand et comment il retrouvera le sommeil réparateur, par contre il le sait maintenant, maintenant il sait ce qu’il advient lorsque la Méduse se donne la peine de te prendre sous son aile.
extrait du roman Visa pour l'éternité