Un formidable endroit pour le malheur (extrait du roman)
C’est Pascal qui m’a invité au réveillon du Nouvel an, je l’avais rencontré quelques jours auparavant à Pompidou. C’était à une manif de Biélorusses contre leur président, sur une affiche gigantesque dominaient les portraits d’Hitler, Staline et de ce président. Je n’ai pas tout à fait saisi de quoi il s’agissait, j’ai tenté de me renseigner auprès d’un type ivre qui trainait par là. Il marmonnait en russe, je ne l’ai pas compris. Puis je suis allé demander à quelqu’un de cette assemblée et suis tombé sur Pascal. Il a dit être français et soutenir les étudiants biélorusses à Paris qui dans leur pays ne sont pas contents de la tournure que prend la démocratie. Il me demande d’où je viens. J’ai répondu : « Croate. » Il m’a demandé quelle était la situation en Croatie concernant la démocratie, les élections. « Nous les peuples de l’ex-Yougoslavie n’avons que deux options, nous pouvons voter soit pour des voleurs soit pour des tueurs », ai-je dit. Il m’a regardé et a souri. « Tu plaisantes ? », a-t-il demandé. J’ai enfoncé les mains dans les poches et zieutais les pointes des bâtiments. « Non », ai-je dit d’une voix calme. « Je ne plaisante pas du tout. » Il m’a regardé à nouveau, cette fois-ci avec bien plus de sérieux puis a aussi enfoncé les mains dans les poches. Il se taisait et en se tenant à côté de moi, il observait et réfléchissait à quelque chose. « Ça doit être propre à la période de transition », a-t-il dit, comme voulant me consoler. ★ ★ ★ Je cours à perdre haleine dans le train bondé de la ligne 14. J’aime circuler avec ce train sans conducteur où tout est géré à l’aide d’interrupteurs, où tout est électronique. Parfois je me mets tout devant, là où se tiendrait le conducteur s’il y avait un volant, je saisi la barre et m’imagine le conduire, et le train telle une chenille lumineuse fonce, s’incline, déchire les ténèbres. Je sors à Châtelet, de quelque part surgit le chant russe, un orchestre plutôt conséquent, là je rencontre Shot le Géorgien. Il est allongé sur les escaliers, le visage morfondu et vu qu’il n’est pas en compagnie de son accordéon je suppose que quelque chose de mauvais lui est arrivé. Je lui demande : « Elle est où ta bécane ? » Il me lance un regard puis regarde les musiciens russes en costumes folkloriques qui sursautent, jouent, chantent. « La police me l’a confisquée », dit-il à contrecœur. Et là paniqué, passe en courant le Gitan avec l’accordéon sur sa poitrine, tenant de la main le chapeau sur sa tête. Dix secondes après, derrière lui courent deux policiers. « Et ces Russes, comment eux ils peuvent ? », je lui demande. « Ils ont l’autorisation. » Le train de la ligne quatre arrivait, j’ai haussé les épaules, ai dit « tiens bon » et suis rentré dans le wagon bondé. Il me restait six stations, j’étais désolé pour Shot et son accordéon. À la station d’après, embarque l’autre Gitan à l’accordéon qui fuyait la police, il enfonce un peu plus son chapeau usé et se met à jouer, jingle bell - jingle bell. J’étais content qu’il se soit enfui, mais je déteste cette mélodie, jingle bell - jingle bell, il y a quelque chose d’écœurant dans cette mélodie, jingle bell - jingle bell. Celui-ci arrive jusqu’à moi et étend son jingle bell - jingle bell, ses dent on aurait dit des touches d’accordéon, deux lignes blanches, trois lignes noires, jingle bell - jingle bell, de mes yeux je lui ai fait signe de déguerpir. À la station suivante à nouveau la musique, entrent le grand-père et la mémé, démarre le rap roumain : chukum, shukum, dziérdiér, dzikum, ils rappent, balancent des mains, produisent des sons risibles. Quelqu’un a dû leur dire qu’ici à Paris cela était moderne, que ça passait. Ceux-là n’ont pas tiré leur épingle du jeu, ils ne comprennent pas. Puis un autre Roumain est entré avec sa guitare. Il a commencé en bourdonnant de ses cordes, let it be, let it be. Ça je ne pouvais plus le supporter, faut s’acheter un walkman, c’est le meilleur spray contre de tels parasites. ★ ★ ★ La brillantine scintille, aspire la lumière ; ça boit, ça danse, l’ambiance est carrément sympa. Je jette un coup d’œil dans l’angle, vers la table avec de la nourriture : il y a du poulet rôti, de la faisselle, à vue d’œil on dirait de la bonne salade, ma mémé en faisait on ne peut mieux ; classique, pommes de terre, le choux coupé en fines lamelles, des œufs durs cisaillés. À côté se tient un type maquillé qui me regarde frénétiquement engloutir cette salade. Un autre type au chapeau marche tout autour et réclame à ce qu’on lui fasse jouer quelque chose de viennois. Alors ils lui ont, juste pour le calmer, mis du Tchaikovsky. Je suis assis à table et je mange, eux continuent de danser, ils s’enlacent. En porte-jarretelles, talons hauts, rien à cirer. Je m’en fous, je mange le rôti, dévore tout ce qui me vient sous la main. Auprès de la table est assis un homme dégarni poivre-sel, il m’invite aimablement à m’assoir à côté de lui. Il s’appelle Borislav, professeur de littérature. Avant la retraite, dit-il, des années durant il était lecteur de serbo-croate à la Sorbonne. Plus tard je lui dévoile être écrivain, avoir publié plusieurs livres en Croatie. « Oooo », dit-il. « Un autre écrivain. » « Pardon ? », ai-je dis. « L’autre, au chapeau », a-t-il dit. J’ai englobé du regard la salle cherchant le type au chapeau. Il n’était pas difficile de le remarquer, c’était le seul avec un chapeau. « Il est d’où ? », ai-je demandé. « Qu’est-ce qu’il écrit ? », ça m’a intéressé. « Je ne le connais pas bien », a-t-il répondu. « Pascal le connaît. » « Attends », a-t-il ajouté. « Je dirai à Pascal de vous présenter. » Il s’est levé et a dit un truc à Pascal. Puis ce dernier est venu avec l’autre type jusqu’à moi, a fait une révérence en énonçant cérémonieusement : « Écrivains, faites connaissance. » Puis il a disparu, d’un pas dansant. Le type au chapeau a descendu une nouvelle gorgé de champagne ; mince, beau, il aurait pu être mannequin. « Joe », dit-il. « Je suis Joe Balestra. » Le type doit-être italien, me suis-je dis. Je dis : « Italien ? » « Américain », dit-il. « Je suis Américain. » J’aurais pu le deviner vu son arrogance. C’est comme ça qu’à Paris se comportent souvent les touristes américains ; je les reconnais à plusieurs kilomètres, ils se prennent pour le centre du monde. « Et toi ? », me demande-t-il. « T’es d’où ? » Je dis : « De Croatie. » Il en descend une nouvelle gorgé, plus longue encore. « Écrivain de Croatie », dit-il. Puis il a dit : « Quoi, cela existe ? » Puis il s’est mis à rire, il boit et rit. Il me regarde et rit. Confus, Borislav regarde tantôt vers moi tantôt vers lui. Le type n’arrête pas de rire. J’ai attendu qu’il arrête enfin de rire. Je lui demande : « Ça fait combien de temps que t’es à Paris ? » Il dit à travers son rire : « Deux ans. » Puis il dit : « Pourquoi cette question ? » « Toi tu devrais vivre en Afrique », ai-je dis. Il m’a regardé. A froncé les sourcils tout en continuant à sourire. Il a dit : « Je ne comprends pas. » « Tu ris comme une hyène », ai-je dis. Le type boit une autre gorgée, puis part jusqu’à la table, y laisse la bouteille vide, revient. Quand il est revenu, il m’a brusquement, de ses deux mains, poussé en arrière. Il m’avait surpris, je me suis assis, en fait je suis retombé sur la chaise, puis je ne me contrôlais plus : je me suis propulsé de la chaise comme si j’avais été catapulté et l’ai chopé par son cou d’autruche. « Nique ta mère ! », j’ai crié à travers les dents serrées et comme dans une danse démente avec lui j’ai foncé jusqu’à l’autre bout de la salle. Ce faisant, nous frôlons quelques couples dansants qui se mirent à tournoyer plus vite encore. Je l’ai coincé dans un coin, continuant à l’étrangler. Pascal et quelque autres personnes ont sursauté peinant à nous séparer. « Assassin ! », crie le type. D’une main il se tenait par le cou, de l’autre au-dessus de Pascal et d’autre gens pointant vers moi. « Assassin ! Vous les Balkaniques vous êtes tous des tueurs ! », à cause de l’étranglement sa voix était cassé. « Jeune homme ! », là Borislav aussi se mit en rage : « Attention à ce que vous dites ! » « Tueurs ! », continuait-il à crier hors de lui. « Viens si t’as des couilles, viens ! » J’ai attrapé rageusement la bouteille. Pascal me retire la bouteille et me pousse à l’autre bout de la salle. Il m’a enlacé. « Calme-toi. », murmurait-il. « Calme-toi. » « Lui calme-le », ai-je dit. « Écoute ce qu’il me dit. » « Laisse-le », a-t-il dit. « Il est ivre. Sa copine l’a quitté. » « Moi aussi ma copine m’a quitté », ai-je dit. « Et je n’emmerde pas les gens pour autant. » « Calme-toi, allez, calme-toi, ça sert à rien. » La situation s’est vite normalisée, on entendit à nouveau la musique. L’Américain a délogé à l’autre bout de la salle, il ne rappliquait plus de notre côté. Borislav ne faisait que tourner la tête. « Il fait le coq », a-t-il dit. Il m’a invité au balcon, à l’air frais. Une fois que je me suis complètement calmé, j’ai dit avoir la traduction du roman que je voulais publier à Paris. Il me demande si j’ai fait des démarches. De la tête j’affirme, bois une gorgée de vin. « J’ai été refusé par six éditeurs », cela je l’avais prononcé à voix basse, comme craignant que l’autre Joe là-bas puisse m’entendre. Il demande : « Et ça parle de quoi, c’est quoi le titre ? » « Un formidable endroit pour le malheur », ai-je dit. « Ça touche à la guerre en ex-Yougoslavie ? » « Non », ai-je dit. « Dommage… », a-t-il dit. « Concernant la publication à l’étranger… Nous sommes intéressants pour les gens de l’Occident uniquement lorsqu’on s’abat entre nous et lorsqu’on tue. Pour résumer il aurait été préférable que ça parle de la guerre. » « Alors », ai-je dit, « va falloir attendre la prochaine guerre. » Il a ri. « Si on veut. » Il s’est servi d’un petit gâteau de la table. « Vous bénéficiez d’une bourse ? » « Non. » « Comment-vous subvenez à vos besoin, la vie est chère ici ? », interroge-t-il en cassant son gâteau. « Je me débrouille… tant bien que mal. » « Sinon, avez-vous à tout hasard essayé de publier ici dans une revue ? » « Non », ai-je dis. « Ça ne serait pas mal pour commencer. Sauf que je ne sais plus du tout comment elles sont de nos jours ces revues littéraires. À l’époque on avait L’Idiot international. Une excellente revue. Limonov aussi y écrivait. Autrement, pour vous encourager, son Eddie avait à cette époque été refusé par précisément trente-cinq éditeurs. Vous-avez entendu parler de Limonov ? « Le conard qui a tiré sur Sarajevo ? » « Oui », a-t-il acquiescé de la tête. Il a tourné de la tête. « Ça il aurait pu s’en dispenser. » Puis il me parle de Miodrag Bulatović Bule. Racontant comment à l’époque il était arrivé de Belgrade à Paris pour devenir l’écrivain le plus connu de l’histoire de l’humanité. Comment il frappait à la porte de Picasso, et que l’autre l’avait chassé. Et comment il avait frappé à la porte de l’appartement de Beckett, et que celui-ci ne voulait même pas le laisser entrer. « …Comme on parle de Beckett… », a-t-il dit, marquant le coup par une gorgé. Il m’a regardé. « Vous savez », a-t-il dit, « lorsque Beckett est arrivé à Paris, il est allé voir Joyce qui lui a donné un conseil très utile sur comment réussir dans le monde littéraire actuel. » Il a regardé dans son verre en le secouant légèrement. « Il lui a dit… Tais-toi… et n’étale pas tes opinions. » Je m’étais dit que Beckett l’avais pris trop à la lettre. Juste avant j’avais regardé chez Hristo à la télévision un talk show avec Omar Sherif. Il parlait de ses sorties avec Beckett et Prévert. Ils allaient souvent déjeuner dans un restaurant de fruits de mer à Montparnasse. Omar dit que Beckett se taisait toujours. Tandis que Prévert n’arrêtait pas de mater les femmes en les commentant : « Oh, les culs ! Oh, les nichons. » Omar et Prévert discutaient, Beckett se taisait. Nous aussi nous nous taisions. Puis Borislav s’est mis à bouger de la tête au rythme de la musique. Elvis Presley chantait : Love me tender. « Vous, je suppose ça ne vous dit rien de danser ? » « Exact », ai-je dit. « Moi je vais faire un peu d’étirements », a-t-il dit en s’étirant tel un vieux matou. Il est retourné à l’intérieur et a invité à danser un jeune homme à moitié nu drapé de bandes multicolore. Puis moi aussi je suis retourné à l’intérieur. Je me suis rappelé de notre premier jour de l’An avec Morana. Tous partaient à Venise, Rome, Paris, j’ai dit : « Allons en Bosnie. » Ella dit: « D’accord. » Nous avons décidé d’aller à Travnik, ça semblait intéressant, puis c’était proche et peu cher. Quand nous sommes entrées dans l’hôtel désert le réceptionniste nous regardait étrangement, elle avec une coupe teintée en rouge, moi dans un blouson en cuir et avec des lunettes de soleil, il a dû penser que nous nous apprêtions à braquer une banque. La nouvelle année nous l’avions accueillie dans une chambre d’hôtel obscure remplie de toiles d’araignées, nous buvions nous baisions. Puis nous nous engeulions, nous nous engeulions souvent. Depuis le premier jour elle était incroyablement jalouse, surtout d’une de mes connaissances pour laquelle elle s’était convaincue vouloir me séduire. Lorsqu’une fois cette connaissance est passée en coup de vent chez moi à l’appartement, car dans la rue je lui avais promis de lui donner un livre de mes nouvelles, et est partie, la situation devint bordélique. Je lui ai dit qu’elle n’avait aucune raison d’être jalouse car la connaissance était venue jusqu’au palier, avait pris le livre et était partie. « Était-elle ou pas dans l’appartement ? », demandait-elle enragée. « Elle était sur le palier. », ai-je dit. « Où sur le palier ? », demandait-elle. « Montre-moi. » Je lui ai montré. Puis elle s’est voûtée tels les pisteurs Amérindiens et a dit : « Est-ce que ses doigts ont dépassées le seuil du palier ou pas ? » J’ai pété les plombs, l’ai attrapée par les cheveux, et l’ai tirée dans l’appartement. Nous nous battions dans l’appartement, nous lancions des verres, nous nous courions après avec des couteaux. Puis on a baisé comme des bêtes, jamais ça n’avait été aussi bon. A Travnik elle a à nouveau fait une scène. Elle prétendait qu’on se regardait bizarrement avec la serveuse d’un bar là-bas, que j’aimerais la baiser cette serveuse, mate de visage, blanche de jambes qu’elle était. « Ce n’est pas vrai », ai-je dis. « Avoue », a-t-elle dit. « Je sais que tu aimerais. » J’ai eu du mal à la convaincre que je n’aimerais pas. Lorsque tôt le matin de la nouvelle année nous nous promenions dans Travnik arrivant au milieu du pont, elle m’a dit : « Tu veux que je te la suce sur le pont ? » J’ai regardé autour en disant : « D’accord. » J’ai baissé la fermeture éclair, elle s’est agenouillé, l’eau fredonnait en-dessous de nous. Elle l’a englobée de ses lèvres charnues maquillées de rouge et l’a engouffrée profondément dans sa bouche passionnée. Pendant un moment par plaisir je fermais les yeux ; lorsque je les ai réouverts j’ai vu aux fenêtres des gens confus, même des enfants sans couvre-chef qui étaient attroupés aux fenêtres. J’ai dit : « Ils nous regardent. » Elle s’en foutait, puis m’a regardé et a demandé d’en bas que je lui avoue que j’aurais tout de même aimé baiser l’autre serveuse dans le bar. « Arrête de m’emmerder », ai-je dit. « Avoue ! », a-t-elle crié en mordant violemment la racine de mon membre. Je me tenais là, impuissant, tentant de la détacher, les gens regardaient aux fenêtres. « Fais pas ça », ai-je dit la bouche déformée. « Qu’est ce qui te prends ? » « J’aaaaavouuuuue », ai-je dit, de douleur serrant les dents. « J’aimerais la baiser ! J’aimerais la baiser ! » Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle a lâché. « Bah tu vois », en se levant. Puis nous nous sommes battus sur le pont. Ensuite nous avons marchés enlacés dans Travnik, imaginant à quoi ressembleraient nos enfants. Deux ans plus tard tout s’était évaporé. Je me suis dit que c’était à cause du yoga, la méditation et ce genre de choses qu’elle se mit à pratiquer. Puis elle disait qu’elle souhaiterait qu’un jour nous ayons une maison, un tas d’enfants, que nous cultivions de la nourriture bio, que nous profitions de la vie. « Une cabane dans un arbre », a-t-elle dit. « Pardon ? », ai-je dis. « Une cabane dans un arbre », a-t-elle dit les yeux fermés. « Ça serait formidable. » Borislav me fit signe de les rejoindre danser au milieu du podium, le lui répondit d’un signe de la main, m’efforçant d’esquisser un sourire. Il sautillait dans la foule, dans son délire tapait des mains au-dessus de sa tête comme s’il tuait des mouches invisibles. Il ne restait que quelques minutes avant les douze coups de minuit, la fête atteignait son apogée. Dehors se faisait déjà entendre le vacarme du feu d’artifice, et à travers la fenêtre on pouvait voir des couleurs vives s’entremêler dans le ciel. Je buvais du vin et l’esprit anéanti je les écoutais compter neuf, huit, sept, me sentant tel un boxeur étourdi. Puis je me lève et sort à toute vitesse. En outre, ça m’a évité de tous les embrasser. C’est aussi à cause de ces embrassades que je n’ai jamais aimé les réveillons du Nouvel An en grande réunions, dans des teufs massives. À moins cinq j’étais régulièrement gagné par le stress. C’est surtout qu’étant gosse j’avais beaucoup de mal à attendre le Nouvel An avec mes parents, puis embrasser mon père qui n’a jamais su faire preuve du moindre signe de tendresse à mon égard. Ce qu’il maitrisait au mieux était d’accabler en distillant des conseils du genre : « Je ne veux pas te voir les mains dans les poches, il n’y a que des bons à rien qui marchent comme ça. » Lorsqu’un un jour je marchais dans la rue en balançant des mains, j’avais quinze ans et chantait d’une manière discordante "God save the Queen", de l’auberge il m’a fit signe de venir. Il y était avec ses compagnons, il m’a demandé ce que je voulais boire. « Coca-Cola », ai-je répondu. Plus tard, lorsque nous sommes montés sur le tracteur, il m’a foutu une gifle. « Il n’y a que des midinettes qui boivent du Coca-Cola », a-t-il crié. Une fois je suis allé arroser des fleurs, lui pile revenait ivre à la maison, il m’a attrapé par les cheveux, s’est mis à me tirer à travers la maison et hurlait : « Tu veux que quelqu’un te vois arroser des fleurs, qu’ils se moquent de moi d’avoir un fils pédé ?! » « Il n’y a que des pédés qui arrosent des -il. Lorsque la mère s’en est mêlé et s’est mise entre nous, elle s’est ramassée une gifle et des verres sur les étagères en ont soufferts aussi, d’un mouvement de sa paume, grande comme une pelle. Puis arrivait le Nouvel An et nous devions tous nous embrasser, juste parce qu’à ce moment-là tout le monde s’embrasse, ça me dégoutait. Lui aussi ça le dégoutait, je l’avais remarqué. Les réveillons de Nouvel An de loin les plus réussis étaient ceux que j’avais passés endormi. LE CUBISME FROM : ana.m@free.fr Je ne vais pas bien, je ne vais pas bien du tout, me suis mise a lire sur la politique, alors tout m’a completement ecœure, m’a noirci la vison de l’avenir, de toute facon sombre. Tu sais quoi, je pense que la Croatie faudrait la traiter a la maniere cubiste, ca veut dire l’enfermer en tant qu’etat, tout comme le Cuba s’est auto-enferme. Tu n’as pas besoin du reste du monde pourri. Quelle Europe, l’Europe ne sait pas quoi faire d’elle-même. Bah tu vois comme tout est pourri ici, en Croatie il y a de tout pour survivre. Des poissons dans la mer, des dents de la mer au sol, du blé en Slavonie, il faut juste monter un coup d’etat et changer le gouvernement. Ca pourrait etre fait si on etudiait Nikola Tesla et qu’avec un gigantesque coup d’etat ELECTRIQUE on arrangeait les choses. T’es en vie ? Ana. ☆ ☆ ☆ Je déambule dans Montparnasse, une foule dans les rues. Samedi, ils se sont tous rués pour faire du shopping dans la rue de Rennes. Puis derrière moi j’entends : « Monsieur l’écrivain ! » Je me retourne machinalement et à la porte du café Le François Coppée je vois Joe Balestra. Là je lui retourne machinalement le dos, ferme les yeux et inspire profondément par le nez. « Monsieur l’écrivain ! », il n’arrête pas. Je me retourne à nouveau vers lui, il m’a semblé que son attention n’était tout de même pas de me provoquer. Il se tenait à la porte, m’invitait de le rejoindre. Il faisait de larges gestes de la main, comme s’il voulait me prendre dans ses bras à distance. À côté de lui se tenait une fille en minijupe : ils se ressemblaient, je me disais qu’ils étaient frère et sœur. « Viens prendre une bière ! », m’appelle-t-il. Lorsque je me suis approché de lui, de son épaule il me tapa légèrement la mienne, comme si nous nous connaissions depuis une éternité. Il m’a présenté à la fille. « Shelly », a-t-elle dit gracieusement. Nous sommes allés nous assoir à la table auprès de la fenêtre, d’où Joe avait dû me remarquer. Des affaires étaient étalées sur la table : une bouteille de vin rouge, deux verres à pied, des cigarettes, des allumettes et Le Magazine littéraire avec l’illustration de Roland Topor en couverture. Joe me demande ce que je bois, du menton j’indique le vin. Il a étiré le cou et a commandé une autre bouteille de vin et un autre verre. « Pardonne-moi d’avoir dérapé », dit-il. « J’étais grave en déprime. » C’était tout comme si ça n’avait pas été le même homme. Le temps d’un éclair j’avais même eu un doute. Puis sur la chaise à côté j’ai vu son chapeau à lui au bord rigide, là j’étais certain. « C’est bon », avais-je dis. Lui a embrassé la fille. « Nous fêtons nos retrouvailles », dit-il. « Nous avion rompus, mais depuis hier nous sommes à nouveau ensemble. » J’acquiesce. « C’est beau ça. » « J’ai un peu rôdé sur l’internet », dit-il. « Je ne savais pas que toi tu étais à ce point connu dans ton pays », dit-il. « Je n’ai pas réussi à lire, mais j’ai vu que t’as donné un tas d’interviews et qu’on écrit pas mal sur toi. » « Il est facile d’être un poisson dans le lac », je feignais la modestie. « Faut pouvoir l’être dans l’océan. » « Tu l’as bien dit », acquiesce-t-il pensivement. « Mec… », il s’est mis à sourire en se tenant par le cou. « T’as failli m’étrangler l’autre nuit… » Là la fille aussi se mit à sourire. « Je lui ai raconté », dit-il. De la table il prit une cigarette et poussa la boîte dans ma direction. Je lui dis ne pas fumer. Puis, petit à petit, nous nous mettons à parler de livres. Lui a publié l’année dernière un roman qui sera prochainement publié en français. Là, il essaye d’écrire le deuxième roman, il avoue que ce n’est pas évident. Il me demande quand il va pouvoir lire un de mes livres. J’ai dit : « Quand tu auras appris le croate. » J’ai souri. Puis on s’est mis à aborder la question des traductions. Joe hausse les épaules. « Ce n’est facile pour qui que ce soit si tu n’es pas vachement connu », dit-il. « Mon éditeur à States est ami avec un petit éditeur à Paris… » Joe a commandé une autre bouteille. Plus on buvait, plus Joe redevenait l’ancien lui. Moi il ne me provoquait pas, mais il voulait atteindre avec le verre le garçon qui l’avait, jurait-il, regardé de travers. La fille avait du mal à lui arracher le verre de la main. Juste après, de son doigt il avait fait venir un autre garçon en lui disant d’éteindre le ventilateur au-dessus de nos têtes. « Ça me rappelle les hélicoptères », dit-il au garçon. « J’ai l’impression d’être en guerre au Vietnam. Le garçon a juste poursuivi son trajet. J’avais l’impression que Joe était un habitué, que les garçons étaient accoutumés. Puis de son verre il a déversé du vin sur la table, d’un air pensif observant le liquide baver sur la table. Après quelques minutes Shelly a proposé que nous délogions dans son appartement à deux pas d’ici, dans la rue de Cherche-Midi. Joe dit : « Notre appartement. » C’était un atelier d’une centaine de mètres carrés, avec une estrade en bois, on aurait dit une scène sur laquelle était leur lit. J’ai aussi remarqué le réfrigérateur dans lequel était intégrée une chaine Hifi. Puis l’évier débordant de verres sales avec des rosaces de vin rouge, sur le mur le plus éloigné j’ai remarqué quelques œuvres de Steven Shrenk. Je connais ce Texan à la chevelure jaune et ses reliefs érotiques qu’il fabrique avec du carton. Les weekends, il se ramène en trottinette et s’installe sur le boulevard Saint-Germain. « Un pote à nous », dit Joe. « Steven », j’acquiesce. « Tu le connais ? » J’acquiesce à nouveau, me rappelant lui devoir dix euros. « Il est bien Steven », ai-je dit. Joe dit qu’il y a quelques jours Steven a eu à Saint-Germain une sacré galère. « Un crétin est arrivé et a tenté de lui arracher ses peintures », dit-il. « En lâchant son énorme chien sur lui en plus. » « Oh là là, comment seulement Steven lui a taillé le portait à celui-là », rit-il. « A lui et à ce putain de clebs. » Il m’invite à m’assoir. La table était couverte du drapeau américain. Ce détail je ne pouvais le saisir : est-ce que ce drapeau est sur la table par ce que Shelly serait une turbo-patriote, ou est-ce une espèce de fumisterie ? Mais lorsque Joe a dans la soirée dit pour Bush : « Je l’aurais fait griller comme un agneau sur la chaise électrique » et qu’elle a ri joyeusement, depuis ce détail ne me dérangeait plus. Vu que très vite il n’y avait plus rien à boire, et qu’à proximité il n’y avait pas d’épicerie ouverte toute la nuit, Joe est descendu demander au patron du restaurant qui était en-dessous de l’appartement de lui prêter deux bouteilles de pinard. Nous buvions ce vin tout en continuant à bavarder de la littérature. Joe n’arrêtait pas de me fustiger de nom d’écrivains américains qui m’étaient inconnus. « Leurs mères les coiffent le matin », disait-il. Il disait que la recette pour un jeune écrivain était très simple. « Il ne faut jamais fuir une nouvelle expérience », disait-il. « La vie il faut la pendre crue, la confronter avec audace, se ruer sur elle de toutes ses forces », criait-il en tendant ses mains vers moi, comme si là maintenant c’est moi qu’il voulait étrangler. Il s’est levé et a apporté son roman dans l’original. Il était titré La Nuit à Los Angeles. « Malheureusement », dit-il, « je n’ai qu’un seul exemplaire, mais bientôt tu vas pouvoir le lire en français. » « Okay », ai-je dit en feuilletant le roman. Je lui ai demandé sur quoi il écrivait. Il a dit que le roman était basé sur des faits réels qu’il avait vécus en personne une nuit à Los Angeles. Mais il ne voulait pas parler du contenu du roman. Je le comprenais, moi non plus je n’aime pas parler du contenu de mes romans. Un peu plus tard il a enlacé Shelly. Il l’embrassait dans le cou. Il a dit : « Que faut-il faire pour que cet amour dure éternellement ? » Il souriait, lui caressait les cheveux. « L’amour », ai-je dit. « C’est un mystère. » « Oui… », il a respiré profondément, et son regard s’est envolé au-dessus de la tête de la fille. « L’amour est un mystère, et quel mystère… » « Mais nous dans les Balkans », ai-je dit, « avons depuis longtemps résolu ce mystère. » Il s’est secoué et m’a regardé avec une lueur étrange dans ses yeux. « Ha ha », a-t-il ri. « Raconte… » J’ai dit : « Imaginez que l’amour était un tonneau… » « Ouiiiii… », il a plié les yeux et a léché l’adhésif latéral de la cigarette. « Imaginez que le tonneau soit à moitié rempli de miel, et qu’au fond il y ait de la merde. » « Plus vite tu lèches », ai-je dit, « plus vite tu atteindras la merde. » « Ha ha ha », il a explosé de rire. « Génial », a-t-il dit. « Génial. » Il riait tout en étreignant Shelly. Je les regardais et me suis mis à penser à Morana. Vers le milieu de la nuit les deux bouteilles étaient vides. Joe s’est levé et a dit qu’il allait redescendre dans le même restaurant chercher deux nouvelles bouteilles. Il a dévalé les escaliers la chemise toute froissée. Une dizaine de minutes se sont écoulées, il n’était toujours par revenu. Pendant qu’on l’attendait, je parlais avec la fille. Elle m’a dit qu’elle était de Californie, architecte, et qu’ici à Paris elle se spécialisait dans la conception des toilettes. J’ai frémi, observant attentivement son visage. Au premier abord je pensais qu’elle se moquait de moi ; qu’elle savait que je chie dans des sacs en nylon, que Joe le savait, que la terre entière le savait. Mais voyant son grand étonnement lorsque je lui scrutais la gueule, j’ai pigé que de ça, heureusement, elle n’en savait rien. « Et alors, qu’est-ce qui est meilleur, les cuvettes ou les toilettes turques ? » « Les toilettes turques », a-t-elle dit en posant ses mains sur la table. « Y a pas photo. » « Pour les besoins c’est la position la plus naturelle », a-t-elle dit. « Quand t’es accroupi, le popotin est bien plus ouvert », a-t-elle dit d’une voix sérieuse. Ella a regardé sa montre, une demi-heure s’était déjà écoulée. « Je l’appelle sur le portable », dit-elle. Elle a fait le numéro. Nous avons attendu. Ça a sonné dans le manteau accroché à la chaise. « Surement qu’on ne lui en a pas donné en bas au restaurant », a-t-elle dit, « et qu’il est allé en chercher ailleurs », a-t-elle soupiré. Une autre heure s’était écoulée, il n’était toujours pas là. « Il se pourrait que quelque chose lui soit arrivé », ai-je dit. « Non », a-t-elle dit. « C’est toujours comme ça avec lui. » Elle s’est levée, est allée jusqu’à la fenêtre qui donnait sur la rue déserte. « Toujours des problèmes avec lui », a-t-elle bougonné. J’ai dit : « Allons le trouver. » Nous sommes sortis, on rodait à Montparnasse, à un moment je l’ai même appelé à voix haute. Il n’y était pas. Ensuite j’ai décidé de rentrer cher Hristo. « Toi, rentre et attend », ai-je dit. « S’il ne se pointe pas d’ici une heure, appelle les flics », ai-je suggéré. Je me suis dirigé à pied vers le treizième arrondissement. Le jour se levait, avant d’être rentré à l’appartement, j’ai appelé Shelly de la cabine téléphonique. « Tout va bien », dit-elle. « Il est au poste de police. » Elle me dit qu’il avait essayé de piquer une chaise d’un restaurant. « Là il attend que je lui apporte son passeport puis ils le relâcheront. » « Salue-le », dis-je. « Ça marche », répondit-elle.
traduit par Yves-Alexandre Tripković