Winnetou en Dalmatie
Ce tortillard connu sous le nom d’« omnibus de Zadar » était une rame de cinq ou six voitures garnies de bancs de bois qui lui avaient valu le surnom populaire de « train de cow-boys », avec ses vitres noires de suie et ses portières intermédiaires munies de lourds ressorts et qui, chaque fois qu’un voyageur passait d’un wagon à l’autre, claquaient rudement et à grand bruit en réintégrant leurs gonds. Les voitures étaient reliées par une plate-forme mal assurée sous laquelle les traverses vrombissaient en défilant à une vitesse irréelle, et l’on ne pénétrait dans les WC que contraint et forcé car ils dégageaient une puanteur si pestilentielle qu’elle vous visait droit au cerveau et le transperçait. C’est avec ce « train de cow-boys » qu’on allait se baigner en été, à Bibinje ou Zadar. Pourquoi précisément Bibinje, je ne m’en souviens plus très bien ; peut-être parce qu’à deux pas derrière les voies de triage s’ouvrait une grande plage sauvage et que la mer à cet endroit avait un fond sablonneux ; à Zadar on allait aux Kolovare, antique baignade à quelques enjambées de la gare. Le matin, à la fraîcheur, nous nous rendions à la gare locale. L’omnibus de Zadar à huit heures et quelque chose, retour tard dans l’après-midi, nous donnait assez de temps pour nous baigner mais il faisait parfois tellement frisquet, en attendant que la locomotive vert sombre pointe son nez au bout de la voie, que nous avions la chair de poule et il fallait se couvrir les épaules de sa serviette de bain. Les orteils nus dans les sandales, en revanche, n’avaient rien pour se protéger. L’air était glacé jusque dans les voitures désertes et si les vitres étaient restées ouvertes depuis la veille, où qu’il se posât le corps était traversé d’un frisson glacé, aussi m’asseyais-je du bout des fesses sur le bord du banc, en culotte courte, les orteils en l’air, agitant sans cesse mes jambes pour me réchauffer. Le « train de cow-boys » avait du charme. Sans doute ses bancs de bois ou encore son indécrottable crasse y étaient-ils pour quelque chose, mais surtout c’est qu’il traversait des endroits sauvages avec de petites gares aux murs en pierre, de sombres buissons de ronces et de cade, d’épine du Christ et de petits charmes partout alentour, sur fond de montagnes violettes au loin. Le paysage évoquait de savoureux souvenirs de Far West, John Wayne et Gary Cooper, La Chevauchée fantastique et Le Train sifflera trois fois... Finalement l’interminable plaine qui s’étend sur des dizaines de kilomètres dégringolait, comme tranchée, vers Ravni kotari avec un colossal à-pic pierreux et, à sa suite, longeant le flanc escarpé de la hauteur qui domine Otres, descendait doucement la voie ferrée. Là, sur le col qui menait de la Dalmatie supérieure à la Dalmatie inférieure, se déployait une vue majestueuse jusqu’aux brumes au-dessus de la mer au loin, et comme le soleil avait eu le temps de se lever et commençait à cuire, plus aucun obstacle thermique ne t’empêchait de te suspendre à la vitre et, t’exposant au vent chaud, de rêvasser devant le panorama. Au sortir de ce col, la première gare après le plateau, sur la déclivité encore, était celle de Dalmatinska Ostrovica. Le « train de cow-boys » se retrouvait en pleine ambiance « Far West » : versants pierreux dénudés, parsemés de petits buissons et, dominant la voie, un petit piton isolé, réplique miniature des fameux rochers de Monument Valley, dans le nord de l’Arizona, que je connaissais bien pour les avoir vus dans les westerns et les albums de Blueberry.
... UN PETIT PITON ISOLÉ, RÉPLIQUE MINIATURE DES FAMEUX ROCHERS DE MONUMENT VALLEY, DANS LE NORD DE L'ARIZONA (archives personnelles)
Une fois, en route vers Bibinje, mon ami Željko Bogdanović (avec lequel je tuais le temps pendant les grandes vacances) me montra, dans une gare insignifiante, un large terre-plein totalement vide qui ne servait à rien : « C’est ici qu’il ont tourné Winnetou » me dit-il. « Là il y avait une ville du Far West ». Il ajouta que l’endroit avait été aplani pour les besoins du film, puis laissé tel quel. Le nom populaire de « train de cow-boys » acquérait soudain un sens plus profond, authentique. C’était justement une de ces années où je lisais avec une passion obsessionnelle les romans de Karl May sur Old Shatterhand et Winnetou, rêvant d’avoir une winchester et un cheval, une veste de cuir à franges et un stetson, et de chevaucher dans les immensités sauvages à l’ouest du rio Pecos ‒ mais les immensités à l’ouest de la rivière Krka suffiraient à mes jeux et mes rêveries. Je n’avais pas la moindre idée que les films allemands sur le chef apache et son frère blanc avaient justement été tournés dans ces parages. Comme c’est d’ordinaire le cas, les images biographiques se complètent au fil de la vie, souvent à bien des années de distance, par de nouvelles cotes et données trigonométriques. Ainsi ai-je récemment découvert ce qui s’est vraiment passé près de cette gare anonyme, qui bien sûr a un nom – Raštević – à savoir que c’est là que furent tournées les scènes de l’attaque du train dans « Frontière ardente », et qu’on y avait construit la petite ville de Rocky Town pour « Le jour le plus long de Kansas City ». Mais ma plus grande surprise fut de découvrir que la ville factice de Roswell, du premier volet de la trilogie des « Winnetou » se trouvait à quelques kilomètres à peine de la localité où nous passons l’été. Entretemps la nostalgie pour ces films est devenue un fructueux business. On propose des voyages organisés spécialement consacrés aux montagnes du Velebit et de Dalmatie où crapahutait il y a cinquante ans l’équipe de Rialto film. Les agences de voyage concoctent des forfaits touristiques taillés sur le même patron, il y en a une multitude et tous sont plus ou moins identiques. Visite incontournable du parc de Paklenica où, sur la côte, Starigrad offre un musée consacré à ces films, puis du canyon de la Zrmanja, qui jouait le rôle du rio Pecos avec en surplomb le village apache de Winnetou, puis des chutes de la Krka aux abords de Skradin, où se déroulent les scènes romantiques entre Old Shatterhand et Nscho-Tschi, la sœur de Winnetou, puis enfin des lacs de Plitvice, qui servirent de coulisses au « Trésor du lac d’argent ». Le rôle de la Dalmatie septentrionale dans l’épopée cinématographique de Winnetou est illustré avec acribie, et toute cette documentation engrangée par les sites français, autrichiens, tchèques, allemands, qui se consacrent à la localisation précise des lieux où se déroule telle ou telle scène. Cette tâche, caractéristique pour tous les hobbies dont on fait sa passion, est accomplie avec une minutie extrême. Les images sont accompagnées d’une description détaillée de la route à suivre pour parvenir sur le site, avec force coordonnées GPS, images satellites, ce qui est important car il s’agit généralement, comme je l’ai dit, d’endroits sauvages. Les photographies sont parfois animées par des fans vêtus de costumes à l’identique et prenant la même pose que dans un cadre, au même emplacement, au centimètre près, dans une méticuleuse imitation du décor cinématographique des années 60. Ou encore les prises de vue du film sont accompagnées de photographies actuelles, saisies à l’endroit précis où était plantée la caméra, « avant » ‒ « après », « à l’époque » ‒ « aujourd’hui ». Sur une de ces paires de photos on voit la courbe de la Krka, très large à cet endroit, où nous allions nous baigner : Winnetou se tenait sur la hauteur qui domine le cours d’eau. Mon rêve de me glisser dans la peau de Old Shatterhand n’a jamais été aussi proche, mais j’ignorais tout cela lorsqu’il me tenait à cœur – ce n’est que beaucoup plus tard, à « l’âge mûr », que j’ai découvert les traces de Winnetou dans les paysages de mes rêveries d’enfant.
...ON VOIT LA COURBE DE LA KRKA, TRÈS LARGE À CET ENDROIT, OU NOUS ALLIONS NOUS BAIGNER : WINNETOU SE TENAIT SUR LA HAUTEUR (Photo : http://winnetou-filmplace.com)
L’apogée de ce pèlerinage touristico-cinématographique eut lieu en Dalmatie en 2012 lorsque, désormais âgé, l’acteur Pierre Brice qui interprétait Winnetou dans la série fit une apparition un soir à Starigrad près de Paklenica, puis le lendemain sur les hauteurs de la Zrmanja. Pierre Brice était devenu gâteux et c’est sa femme, beaucoup plus jeune, qui le promenait. Souffrait-il de la maladie d’Alzheimer ou d’une sclérose avancée, peu importe ‒ Winnetou était revenu, une dernière fois, dans sa prairie cinématographique, à peine un peu plus d’un an avant de rejoindre pour de bon les territoires de chasse du Grand Esprit. Et pour les centaines de personnes qui l’attendaient là se fut une apothéose. Cette inappréciable expérience avait son prix : pas moins de 400 euros pour cette rencontre avec l’acteur, hébergement et transport non compris. Mais peut-être en fait n’était-ce pas si cher. « Quand, étant gosses, nous regardions ses films en URSS, si loin la RFA et de la Yougoslavie de l’époque » écrit un de ses admirateurs russes, « nous ne pouvions pas imaginer que, plusieurs décennies plus tard, nous verrions notre héros en chair et en os. » Mon ami Željko Ivanjek, écrivain, faisait pour un journal un reportage sur l’apparition de Winnetou et fut le témoin direct de cette curieuse situation, où une star affaiblie de 83 ans se faisait trimballer par-ci, par-là, pour avoir dans un passé reculé incarné un mythe des rêves d’enfants. Ce contraste entre la foule qui attend son héros sous le cagnard, ainsi qu’une ambulance prête à le prendre en charge, au cas où, et ce héros – vieil homme encore élégant et séduisant mais déjà un peu égaré – inconcevablement en retard, cette façon de l’amener en dépit de la chaleur délétère dans ces parages perdus où jadis il avait tourné des films, tout cela est vraiment littéraire, ai-je dit à Ivanjek, et j’ajoutai que son reportage inopiné sur la frémissante impatience des fans confrontée à la matérialité de la maladie embarrassante et irréversible de Pierre Brice s’était transformé en un précieux témoignage aux puissantes images littéraires. Ivanjek répondit quelque chose du genre je regrette de ne pas avoir de caméra pour filmer tout ça, imagine le documentaire qu’on aurait pu en faire, en Allemagne il aurait fait un carton. Tout se déroulait sur le modeste terre-plein caillouteux où se dressait autrefois, tout de planches et de plâtre, le village apache, à deux pas du canyon de quelque 130 mètres surplombant la rivière qui à cet endroit s’apaise, s’évase, et trace ses dernières courbes avant de se déverser dans la mer. Pour pimenter l’atmosphère un wigwam avait été dressé sur le promontoire. C’est par ailleurs l’endroit que préfèrent les fans pour y prendre des photos, l’internet en déborde, un de ces sites que décrit si bien l’expression anglaise shot hotspot. C’est donc là, au bord du promontoire, qu’était assis Pierre Brice sur une chaise haute sous un baldaquin blanc le protégeant du soleil trop ardent, avec en toile de fond l’aride canyon. Ses admirateurs, docilement alignés le long d’une corde comme on en déroule ordinairement le long du tapis rouge les soirs de grandes premières, défilaient un à un pour poser près de l’acteur qui ne faisait que sourire sans rien dire, pour repartir chez eux avec une photographie de l’homme pour lequel ils s’étaient peut-être, il y a longtemps, entraînés à marcher à pas de loup ou à contempler l’horizon d’un regard ténébreux.
...PIERRE BRICE, SUR UNE CHAISE HAUTE SOUS UN BALDAQUIN BLANC LE PROTÉGEANT DU SOLEIL TROP ARDENT, AVEC EN TOILE DE FOND L'ARIDE CANYON... (Photo : Bruno Konjević/Cropix)
J’ai demandé à sa femme l’autorisation de lui poser quelques questions, de faire une interview, elle n’a pas voulu en entendre parler, me confia Ivanjek, mais quand j’ai vu dans quel état il est, j’ai saisi : il n’aurait rien eu à me répondre.
On comprend pourquoi, dans ces circonstances, Pierre Brice ne fut pas conduit sur tous les sites de tournage : ce shot hotspot sur la Zrmanja suffisait, suivi d’un bref passage dans les sommets du Velebit aux abords de la vieille route du major Knežić, « là où est mort Winnetou ». Le programme ne couvrait pas les chutes de Plitvice, pas plus que les sites moins importants, tels Raštević ou les abords rocailleux de la forteresse de Zečevo, où se trouvait la petite ville de Roswell. Rialto film a tourné dans pas moins d’une vingtaine de sites ; Pierre Brice et Lex Barker, qui interprétait Old Shatterhand, ont parcouru plus de villages du nord de la Dalmatie que ne le fait de toute sa vie un habitant moyen de la région. A croire que, ces deux-là mis à part, seuls des géomètres pourraient accumuler un tel kilométrage sur les routes de l’ancienne Morlaquie vénitienne.
Roswell est cependant un lieu mythique dans l’épopée de l’amitié entre Winnetou et Old Shatterhand : c’est là que, lors d’une attaque des Apaches, se déroula le bref mais farouche corps à corps entre le chef indien et le plus célèbre trappeur allemand. Après le combat, Old Shatterhand blessé est emporté au « pueblo » où un peu plus
tard, vers la fin du film, les deux hommes se traceront au couteau une estafilade sur l’avant-bras et deviendront frères de sang. C’est en contrebas de Zečevo qu’a été filmée la mémorable scène de la locomotive à vapeur qui heurte de plein fouet le bâtiment du saloon. Aussi l’endroit où se trouvait Roswell reçut-il la visite, lors d’une semblable tournée de fans, du grand maître scénographe de cette série western allemande, Vladimir Tadej : accompagné de quelques acteurs secondaires, entouré de touristes curieux, il tenta de retrouver l’emplacement des divers bâtiments de la ville factice dans un champ envahi par les herbes. Envahi, car la prairie dalmate s’est entretemps transformée en un maquis de hautes et épaisses broussailles qui empêchent le regard de saisir l’espace de la plaine comme au temps où les Apaches y chevauchaient. Rien ne reste des coulisses, démontées au cours des ans par les gens du coin qui y voyaient une réserve gratuite de bois ; la seule chose qui subsiste, encore visible au sol, sont les traces du petit talus sur lequel courait la voie ferrée construite spécialement pour les besoins du film et qui rejoignait par un embranchement la voie préexistante Knin – Zadar. La scène pour laquelle cette petite voie secondaire avait été créée se déroulait à peu près comme ça : Old Shatterhand et ses compagnons arrivent à Roswell pour en découdre avec Santer, crapule et personnage négatif qui a, contrairement aux plans des autorités, obligé l’ingénieur des chemins de fer à tracer la voie en territoire indien, ce sur quoi se fonde l’intrigue, dans le roman comme dans le film. S’ensuit une vive fusillade au cours de laquelle Santer et ses desperados se barricadent dans le saloon. Ne parvenant pas à les mettre en déroute, Old Shatterhand comprend ce que lui a conseillé un de leurs compagnons d’armes qui, à l’article de la mort, avait évoqué la locomotive et la voie en construction. Pendant la nuit, à la faveur d’une accalmie, ce que le film ne montre pas, des hommes posent les rails depuis l’embranchement jusqu’au saloon et, au matin, Old Shatterhand arrive avec la locomotive verte, dans un cadre aussi long que la voie rectiligne qui se perd à l’horizon ; là, avant que le train ne bifurque vers la tanière des méchants, il saute de la locomotive avec les mécaniciens, et tous regardent la locomotive se précipiter sur le mur latéral du saloon, traverser la construction de planches, puis le bâtiment entier s’effondrer après une explosion en bonne et dûe forme.
Vladimir Tadej qui, en quête de lieux de tournage, parcourait dit-il jusqu’à 15 kilomètres par jour, avait choisi pour y planter Roswell un pré municipal où, à l’époque, le bétail étant abondant, la végétation n’avait guère le loisir de croître. Au moment où j’écris ces lignes il n’y a presque plus de bétail, le nettoyage ethnique des uns puis des autres a vidé les villages et les prés rocailleux de jadis sont aujourd’hui devenus des maquis impénétrables, comme
autant de petites jungles à hauteur d’homme. Outre le pâturage local, les cinéastes avaient aussi mis à contribution la population locale : le flot de guerriers indiens déferlant sur Roswell avait été recruté parmi les paysans du coin. Pour être figurant il importait seulement de savoir monter à cheval or, comme dit l’un d’eux, tout le monde savait monter à cheval, et tout le monde avait un cheval à la maison. Le matin on les grimait et on leur donnait des perruques, et les enfants éberlués regardaient les adultes déguisés en Indiens. C’est à cette époque, semble-t-il, que les gens du pays se sont mis à dire, pour désigner un enfant turbulent : « Tu es un vrai apache! » Apache, cela signifiait la même chose que Indien, ainsi ce sont ces films qui présidèrent à cette substitution pars pro toto, des films qui marquaient l’aube d’un genre, le Western européen, petite niche saugrenue de la production cinématographique qui compte aujourd’hui encore des clubs d’admirateurs dans toute l’Europe, et dont l’Amérique ignore jusqu’à l’existence.
(2017) traduit par Evaine Le Calvé Ivičević