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Stanko Cerović

Le meilleur, le plus grand, le plus beau















Il y a quelque chose d’intrinsèquement pure dans l’idée du ring. C’est une meilleure métaphore de la position de l’homme dans la société que celle de la prison. Dans la prison, les faux-semblants sont encore possibles. Sur le ring, pas de fuites possibles, pas de manœuvres, pas d’espoir. Tout s’y dévoile. Le reste de la vie n’est qu’entrainement, préparation psychologique, recherche d’une stratégie gagnante. Une fois que l’on ait monté sur le ring, les arcades explosent, les mâchoires se brisent, on découvre de quoi l’homme est fait. Un petit carré blanc clôturé par des cordes souples. Aucune ombre. Chaque détail est constamment sous les projecteurs. Dans la vie quotidienne, l’existence, insupportable, est couverte par une multitude d’illusions, de souhaits, de compromis, de plans et d’ennui — il y a beaucoup de superflu. Sur la scène d’un théâtre, il y a aussi toujours des surplus, même les tragédies grecques sont diluées par des couches de gestes et de bavardages. On démontre et on justifie. Tout ça n’est que compromis et faux-semblants. Qui pourrait interpréter ce visage déformé sous un coup du poing, duquel giclent des goûtes de sang et de sueur ? La vie sur le ring est constituée de trois composantes que la chimie ne peut pas diluer : la peur, le combat et la chute. Nul part ailleurs la passion de la masse n’est aussi palpable que face à l’homme condamné à la solitude et à la chute ! Au milieu de la foule en ébullition, nu, réduit à ce que Dieu lui a donné, son poing et son désir de vivre, pourchassé comme aucun animal ne l’a été, l’homme s’évanouit alors que se penchent sur lui un nombre infini d’yeux brulants et de cris sortant de gorges râpeuses, et un arbitre au visage sévère qui décompte froidement dix derniers chiffres avant la sortie du ring. Lorsque le boxeur abîmé se regarde après dans le miroir, il ne sait pas ce qui se trouve en face de lui. Une chose de mutilée, laide et effrayante. Ce monstre malheureux est plus proche de lui que le masque le plus joliment maquillé. C’en est ainsi, sauf si l’homme est fait d’une matière indestructible. Alors advient une sorte d’interruption de l’histoire. Quelque chose comme une pause au plein milieu du cauchemard. Le fil doit être rembobiné, autrement on ne comprend rien. Quel est cet homme fait de matière indestructible ? Le meilleur, le plus grand, le plus beau. Ça n’existe pas. Si. Assieds-toi et que je te raconte son histoire. Il est arrivé une fois — autant que je le sache, pas deux — que le public n’arrive pas à quitter la salle dans les deux heures qui ont suivi le match. Ça boxait à New York tard dans la nuit. Comme envoutés, les spectateurs fixaient le ring vide ne croyant que leurs yeux aient pu voir ce qu’ils avaient vus. Pour nous en Europe, cela se passait à quatre heures du matin. Il était impossible d’aller se coucher après cela. L’homme a l’impression de trahir quelque chose, ne serait-ce qu’en pensées, s’il s’éloignait de ce qu’il avait vu, ou pire, s’il allait se coucher. C’est là qu’il faut rester. Accéder au jour après une telle matinée c’est comme subir l’exil, entrer dans quelque chose de froid, de troublant et de visqueux. Récemment encore il était sorti en public, mais ces dernières années même les sorties ont cessé. La nouvelle se propage qu’il est mort, puis la famille dément. J’ai lu quelque part qu’il est constamment à l’hôpital. Il a la maladie de Parkinson. Dans sa phase terminale, cette maladie dégrade honteusement l’homme. Par ses symptômes, peut-être plus qu’aucune autre maladie, elle ressemble à la peur métaphysique qui se transmet du noyau de la vie à chaque cellule : tout tremble, tout se déchire, rien n’atteint sa forme complète, ni les mots ni les mouvements. Je l’ai vu il y a quelques années. Je ne me rappelle pas de quelle sorte de manifestation il s’agissait, car il était encore sorti régulièrement pour magnifier un événement voire une grande manifestation sportive. Il ressemblait à un grand animal rare exposé comme une curiosité. Les gens se bousculent pour le voir. Et l’animal fait de longs mouvements apeurés montrant qu’il n’a aucune idée d’où il se trouve. Il est tenu par la main, quelqu’un crie son nom et ajoute « véritable héros américain ». C’est le statut de Mohammed Ali dans la phase finale de sa vie. Sous l’effet des médicaments, il est monstrueusement gonflé. Il ne peut pas parler. D’une façon triste, le visage, même gonflé, rappelle le Clay volant de sa première jeunesse. Il avait les réflexes d’un chat. Il dansait dans le ring telle une ballerine. Il avait ce qu’on appelle le « baby face », ovale, le visage doux des enfants noirs aux yeux remplis d’ardeurs. Ce visage exagérément gonflé, par sa forme, continu de rappeler ce « baby face » qui avait séduit le monde bien avant qu’il ne devienne champion du monde, il n’avait que vingt ans. Ce soufflet, gonflé, qui lui sert maintenant du visage, pourrait n’être qu’une mauvaise plaisanterie s’il n’y avait sur ce visage des yeux qui ne se laissent pas mourir. Tout est mort, mais ses yeux sont toujours en vie. En vie, quoi que quelque part dans les profondeurs de sa tête, comme portés par un petit animal nocturne qui s’enfuit de plus en plus profondément dans la forêt. Ni les peurs ni la cruauté des chasseurs ne cessera jamais. Il était toujours le symbole de quelque chose qui le dépasse largement. Aussi bien quand il gagnait que quand il perdait. Lorsqu’il était le plus bel homme au monde et quand il devint une momie gonflée. La gloire lui est favorable. C’est pour ça qu’il est devenu aussi rapidement connu et c’est pour ça que d’innombrables écrivains, sociologues et journalistes avaient continuellement le besoin d’expliquer d’une manière ou d’une autre quelle était sa portée dans la société moderne. Tout cela pour que ce produise finalement ceci : Mohammed Ali est terrifié, il tremble, complètement impuissant devant la main d’un enfant, et il est traîné dans des célébrations. Il travaille pour les Nations Unies, en tant qu’ambassadeur de bonne volonté. C’est juste inconcevable. Cela peut arriver à n’importe qui sauf à lui. Il avait le talent de transformer en « événement » tout ce qu’il faisait et en centre du monde tout endroit où il se trouvait. Un des titres qu’il portait était « le plus grand ego d’Amérique ». Il était le seul à qui naturellement seyait le titre de « l’homme le plus connu du monde », donné, semblerait-il, par la BBC. Au début de sa carrière il semblait que tout ceci était la conséquence d’un talent inouï pour la publicité et la provocation. On écrivait qu’il était parmi les premiers à avoir compris que la société moderne est un cirque dominé exclusivement par les lois du show-business. Il a maîtrisé ces lois avant tous et mieux que quiconque. Il était devenu le symbole des publicités et leurs mensonges, qui transforment les plus grandes futilités en événements majeurs. Mais déjà à l’époque il y avait quelque chose de différent en Mohammed Ali. Il est vrai qu’il était maître en publicité et en mensonges, mais lui-même n’était pas un produit de la publicité ou du mensonge. Il se vantait être le meilleur boxeur de tous les temps, mais il était le meilleur boxeur de tous les temps. Jamais un champion en catégorie poids lourd n’avait dansé sur le ring, eu de meilleurs réflexes ou n’avait frappé plus vite que les boxeurs de catégorie légère. Certes, disait-on, il est beau, il est rapide, il est drôle, mais il n’a pas cette intensité primitive, cette force originelle qui rend un boxeur grand, il n’est pas fou, il n’est pas horrible, ce n’est pas une bête. Qui pouvait le prévoir ? Qui pouvait imaginer sans l’avoir jamais vu, un être sans peur, incontrôlable, enragé et incassable — jusqu’à ce qu’il ne se soit dévoilé dans toute sa vérité. On pouvait le deviner dès le début, mais il était facile d’être trompé par la facilité avec laquelle il s’amusait dans le ring. On pouvait le comprendre en mettant de côté tous les ornements du grand maître, en n’observant que ses yeux. Aucune bête ne laisse voir un aussi pur mélange de la crainte du chasseur et de la détermination de ne plus jamais reculer. Il se tenait sur le ring comme sur la scène du monde, avec une fierté folle. Celui du Plus grand, du Meilleur, du Plus beau, prêt à se heurter au monde comme s’il avait juré aux ancêtres de sa race humilié que plus jamais il ne s’agenouillerait devant les maîtres. Tout cela était déjà visible sur le jeune Clay. Mais qui aurait pu imaginer que cela aurait été aussi éclatant ! On trouve difficilement d’aussi pures et ardentes passions que celle que portait Mohammed Ali dans ses yeux. Peut-être chez certains rapaces. C’était un regard qui surgit des grandes profondeurs et perce la surface des formes sur lesquelles il atterrit. Il ne glisse pas sur la surface du monde mais la déchire. Il se vantait être le plus bel homme au monde, mais il était le plus bel homme au monde. Il était véridique — dans cette montgolfière des publicités et des illusions des années soixante, c’était un diamant brut. À la fin n’est resté que cette impression que rien d’autre ne l’intéressait que d’exprimer sa vérité jusqu’au bout, en forçant tous les spectateurs à la voir. Pendant longtemps, il était insupportable qu’il s’accapare de l’humanité toute entière pour témoigner de sa splendeur, avec un orgueil inacceptable même lorsque l’homme face au miroir reste captivé par soi-même, imaginez alors ce que cela donne en public. On attend des gens aussi talentueux qu’ils soient un peu plus modestes. Pourquoi toi ?! Qui t’a choisi ?! Mais à la fin ils se sont tous prosternés. Tout était comme il faut. Il s’est beaucoup vanté et même s’il l’avait fait plus il n’y aurait aucun dégât : personne ne l’égalait. Les boxeurs boxent toujours « d’en bas ». Autant pour se concentrer sur leurs coups que pour se protéger et mieux résister aux coups. Ils tentent toujours de se tenir le plus stables possible sur leurs deux jambes, afin de cogner plus fort et de mieux esquiver des attaques soudaines. Il n’y a que Mohammed Ali qui boxait par le haut, droit, les mains baissées, la tête en arrière. Il connaissait les risques d’une telle posture mieux que quiconque, mais résistait sans plier. Avec cela aucun compromis. Sauf qu’on ne pouvait savoir jusqu’où il pourrait tenir. Se tiendra-t-il ainsi même quand ça commencera à chauffer ? Ne s’agit-il que d’un sportif habile et arrogant ? Ou bien ne pliera-t-il pas même lorsque sonnera le moment de gravité. Le monde entier avait été saisi d’une malsaine et malveillante attente du moment qui fera découvrir les faiblesses de Mohammed Ali. Puis la vérité s’est mise à être dévoilé. Dans une découverte — s’il ne s’agit pas d’une vérité abstraite mais humaine — il y a toujours ne serait-ce que quelque chose de magnifique. Cela provient d’un surplus de beauté. Celui qui ne ressent pas alors l’admiration, mais continue à jalouser et rouspéter, ne deviendra pas un homme. Cela arrive lentement et silencieusement. Le cerveau réagit à la vérité comme avec Dieu. Il est soi-disant attendu depuis toujours, mais vu qu’il n’est jamais venu il devient légende, il se retire du cerveau et se fait discret. Serait-il parti à jamais ? Puis un jour les os sous la peau se mettent à bouger d’une manière non naturelle. Qu’est-ce que ça peut être ? Ça passera. Quelque chose se passe tout de même. Et cette discrète attente du cerveau, plus ancienne que toutes les peurs et tous les désirs, remonte lentement à la surface des sens, et envahit le corps. Tu verras ce que tu ne pouvais t’imaginer. Vaudrait mieux que tu te mettes à y croire de suite. La vérité faisait surface loin de la grandeur du champion sportif. Aussitôt qu’il est devenu champion du monde, la première fois, il s’est adonné à l’islam et a changé son nom — car Cassius Clay est « un nom d’esclave ». Il ne voulait rien du passé des esclaves. À cette époque, dans les états du sud des États-Unis les noirs pendaient toujours aux arbres dans la rue. Qui es-tu pour relever la tête ? Même après avoir remporté la médaille olympique, on ne laissait pas entrer Cassius Clay dans un restaurant pour les blancs. Après cela il a jeté sa médaille. Il avait entamé la phase probablement la plus importante du combat de l’égalité du peuple noir en Amérique. Aussi bien Malcolm X que Martin Luther King marchaient sur la route qu’il avait ouverte. Du combat pour les droits des Noirs, sa conscience révolté s’était spontanément élargi au combat contre « l’establishment » américain et contre la guerre du Vietnam. Il était une des premières personnes publiques qui avait osé critiquer cette guerre. Ce n’est que plus tard, et peut-être plus grâce à sa popularité dans les cercles de jeunes insurgés et étudiants, que se développera toute la mouvance pacifiste. Rien de cela n’avait été prémédité. Mohammed Ali n’avait pas de conseils et ne montait pas des stratégies politiques. L’énergie surgissait de lui, non canalisée, avec laquelle il réagissait spontanément sur tout ce qui se passait. Et cette énergie était probablement de celles qui ne peuvent être troublées. Sinon, comment l’expliquer ? Ainsi, droit sur le ring, il voyait loin. Il voyait le monde et savait que le monde le regarde. Il était conscient d’être le champion du peuple, et que contre lui, aussi bien dans le ring que dans la vie, entrent en conflits toutes sorte de représentants de l’« establishment blanc ». C’était la nouvelle version de la plus ancienne des histoires humaines : l’esclave se révolte contre le maître. Il fallait l’humilier et le briser. Pour faire un exemple. On le fait ramper au sol en le forçant à implorer, à la vue de tout le monde. Vu qu’il n’y avait d’autres moyens, le pouvoir avait décidé d’envoyer le champion du monde à la guerre, au Vietnam. Là, il se taira à jamais ou au moins provisoirement. À cette époque nombreux étaient ceux qui, en Amérique, faisaient la guerre, mais il n’y a qu’Ali qui avait décliné l’invitation, peut-être parce qu’il n’avait pas appris à fuir du ring. Cela n’était pas clair à l’époque, mais cela l’est maintenant. En regardant en arrière, je comprends : il est entré dans le ring seul contre le plus puissant état au monde. Même les États-Unis ne pouvaient pas faire marche arrière vu qu’il avait déjà été annoncé qu’Ali devait aller à la guerre : s'il recule devant un individu, l’état perdra son autorité et tous les sujets refuseront d’obéir. Lui n’a pas cligné des yeux et n’a pas reculé. Il a refusé d’aller à la guerre car Dieu et la conscience ne le lui permettaient pas. Il avait une autre force : le passé esclavagiste subi par sa race. Mohammed Ali avait refusé l’observance au nom de tous les esclaves. Il lui arrivait de rugir librement tel un lion au milieu de la foule qui, pétrifiée, le regardait comme si elle n’avait jamais vu un lion. L’explication de son refus d’aller faire la guerre du Vietnam est devenue une des phrases les plus connues de l’époque de cette guerre. Il a dit : « Je n’ai aucun problème avec le Vietcong, jamais personne du Vietcong ne m’a appelé negro. » Suite à cela, au moins pendant un certain temps, il n’était plus possible de philosopher sur le caractère humanitaire de la guerre, sur les intérêts géostratégiques, sur les obligations morales de la civilisation… Le champion avait parlé. Le titre de champion lui a été retiré, on lui a interdit de boxer, son passeport lui a été retiré, il a été condamné à une peine de prison. Il déposait des recours, se défendait, étant toujours libre, mais n’a pas accepté de se taire. Il n’arrêtait pas de provoquer des scandales, donnait des cours dans des universités, apparaissait en tant que comédien au théâtre. Et il menait sans relâche une campagne ardente, toujours éloquente et amusante et sans compromis contre « l’establishment blanc », le militarisme, le racisme… Les États-Unis, mais aussi le reste du monde, étaient partagés autour de lui. Il est devenu l’icône des jeunes rebelles des années soixante et la personne la plus influente de ce qu’on nommait la contre-culture. Et dans l’establishment, il est devenu l’homme le plus détesté des États-Unis. Avec lui tout a toujours été un superlatif. Il était au-dessus de tous, différent, car dans les mouvements insurrectionnelles qui partent d’en bas et se transforment en mode il y a toujours beaucoup de gens ratés et frustrés qui surfent sur la vague : il n’y avait que Mohammed Ali qui était véridique. Il descendait du trône de champion du monde, c’était la plus grande vedette internationalle à avoir tout perdu en s’opposant au pouvoir. Il est devenu le symbole de ce pour quoi se battaient tous les rebelles : l’homme qui sacrifie tout au nom de sa conscience. Tout à coup, il était clair que toute sa personnalité avait toujours aspiré à un tel rôle. Dans son éloquence, sa spontanéité, ses hurlements, tout comme dans sa danse sur le ring, depuis toujours le désir pour la liberté et la dignité se ressentaient. Il était le plus grand boxeur, il deviendra aussi le plus grand sportif du vingtième siècle, mais il était aussi toujours quelque chose de plus. Quelque chose hors toute catégorie. Tout laissait présager un homme décidé à arracher ses chaînes et que plus jamais personne ne pourrait enchainer. Ivre de liberté, il n’arrête pas de chanter et danser. Cela coïncidait avec l’esprit des années soixante, même s’il était différent de tout ce qui se faisait et disait à ce moment-là. Il est naturellement devenu le symbole le plus marquant de ces années-là. Aucun hippy, musicien rock, philosophe ou gourou n’avait même de loin incarné cette époque comme l’a fait Mohammed Ali. C’étaient tous des imposteurs. Faux, d’apparence naïve, des profiteurs. Ils s’adonnaient tous aux jeux sociaux sous le masque de la provocation. Eux aussi chevauchaient les vagues de la révolte, mais rêvaient de carrière et d’argent. Il n’y avait qu’Ali qui voulait la dignité et la liberté. Ils avaient tous « l’air » d’être autre chose, et travaillaient sans relâche sur cette « apparence », il n’y a que lui qui était vraiment ce qu’il était. En cela il était le meilleur représentant d’une époque « révoltée », et aussi complètement différent des formes stylisés que la rébellion endossait. Jusqu’à ce que les temps ne se mirent à changer. Le premier match entre lui et Frazier, comme c’est le cas avec de nombreux événements dans le show-business avait été proclamé « le match du siècle ». Mais lorsqu’arriva ce qui arriva, les commentateurs ont senti que le mensonge publicitaire habituel, dans ce cas précis, n’avait aucun sens. Lentement, le mot « Le Combat », « The Fight », s’est immiscé dans l’expression. Tout adjectif supplémentaire était insuffisant pour expliquer la particularité de cet événement. Et maintenant, l’on sait immanquablement ce que l’on veut dire par « Le Combat ». Il n’y en a qu’un. Parmi d’innombrables commentaires qui tentaient de décrire l’expérience de ceux qui avaient vu le match, le suivant s’approche peut-être le plus de la vérité : « La nuit où l’histoire s’est arrêtée. » d’un point de vue sociologique l’observation de l’écrivain Hunter S. Thompson est vraisemblablement la plus juste : « Le coup de Frazier (au quinzième round) a marqué la fin des années soixante. » Après ça plus rien n’avait été pareil. Mohammed Ali n’avait pas boxé pendant pratiquement quatre années et n’avait que depuis peu récupérer le droit de boxer. Entre-temps, il était devenu le héros de toute une génération. Il était toujours « le champion du peuple ». La haine, de l’élite au pouvoir et de la majorité silencieuse conservatrice, montait jusqu’à l’hystérie. C’est un pur miracle qu’il ait pu éviter le destin de Martin Luther King et Malcolm X pendant cette période. On l’attaquait en tant que traitre et lâche en le traitant de communiste. En son absence Joe Frazier était devenu le nouveau champion du monde, également sans avoir perdu un seul match. Frazier était aussi noir et grand boxeur, mais il n’était qu’un sportif qui faisait son boulot, comme il le disait lui-même, et ne s’occupait pas de politique. C’est pourquoi il a été qualifié de « champion blanc dans une peau noir ». Tous ceux qui étaient comme lui, Mohammed Ali appelait ce type de personne « oncle Tom » ou « le Noir domestique ». Ce sont les Noirs préférés des maîtres, bons et fidèles comme des chiens, les enfants de bonnes familles les adorent. Mohammed Ali avec chaque atome de son corps détestait les Noirs domestiques. Tout cela avait créé une telle atmosphère autour de ce match qu’il dépassait largement le cadre d’un événement sportif. Des gens qui n’avaient aucun lien avec le sport s’y intéressaient. Ils étaient tous pour l’un ou pour l’autre pour un tas de raisons sportives, politiques, sociologiques, esthétique ou philosophiques. C’était surtout le cas aux États-Unis, où c’était pour peu une question de guerre, mais le monde tout entier aussi était partagé entre « Ali » et « Frazier ». Ce n’est qu’après ce match qu’il est devenu clair que la contre-offensive des forces conservatrices en Amérique se mettra en route, jusqu’à la fin de la décennie en installant Ronald Regan au pouvoir, avec une idéologie militariste et le capitalisme financier. Dans ce cadre, les anciens hippies et les dissidents avaient décrochés les rôles — et les sous — dont ils rêvaient. Le coup de Frazier au quinzième round avait effectivement marqué la fin d’un monde. Laisse toutefois le monde de côté. Dans ce coup, quelque chose de plus important que le monde s’est dévoilé. À ce-moment-là, quelque chose d’autre s’est produit — et devait se produire — quelque chose de triste et de terrible, caché des regards, de quoi aujourd’hui nous n’avons pas de preuves. Quel accord Mohammed Ali avait-il convenu avec le pouvoir pour regagner le ring ? A-t-il accepté de cesser de s’occuper de politique et de s’attaquer au pouvoir ? Un accord a eu lieu. À des heures tardives, dans l’arrière-salle d’un restaurant. Cette épouvantable force qui corrompt toute beauté a entamé la spontanéité de Mohammed Ali. À l’époque, à ce moment précis. Il fallait vivre. Effectivement, peu après il a cessé de s’occuper de la politique. Bientôt les médias officiels eux aussi l’ont intronisé « le plus grand ». Lui-même avait cessé d’insister sur ce fait. Mais ça, c’était après. Là l’attendait le match du siècle. Le match par lequel il se rachète pour l’accord. Frazier et Ali combattaient, comme deux mondes qui n’ont rien en commun et qui ne peuvent exister en même temps : à la vie, à la mort, jusqu’au dernier souffle. Le premier était vraiment le plus grand boxeur de tous les temps, même s’il était un peu rouillé suite à une longue pause, et le deuxième un combattant infatigable au top de sa forme, préparé pour ce match comme probablement aucun boxeur ne s’était jamais préparé, presque un robot. C’est pourquoi « on ne voit pas comment il pourrait perdre », comme l’avait écrit, avant le match, un journaliste qui suivait les entrainements de Frazier. Tous se dirigeait vers un point, tous s’alignait pour « la nuit où l’histoire s’est arrêtée ». Dans la première partie de sa carrière, pendant qu’il dansait, Mohammed Ali n’avait pratiquement reçu aucun coup sérieux. C’est pour ça qu’on craignait qu’il soit « une ballerine » et qu’il ne se rende dès qu’il commencerait à recevoir des coups sur ce joli visage dont il était si fier. Au cours de ce match il a reçu bien plus de coups que dans toute sa vie. Peut-être que jusque-la, personne n’avait reçu autant de coups sur un ring. De surcroît des coups d’un des plus grands donneurs de KO de l’histoire. Il ne dansait plus. La pause était longue et il avait quatre ans de plus. Les coups se déversaient sans répit. Tout du long, il a semblé être au bord du KO, le public était en délire du début à la fin du match. Ils attendaient tous que tombe « le plus grand ego de l’Amérique ». Au quinzième round est arrivée « la chose ». Lent, épuisé, sur des jambes tremblantes, Ali se trouvait à la distance idéale de Frazier. Juste ce qu’il faut pour que celui-ci élance son poing et l’étende tout entier, y déposant la force de tout son corps, en lui assénant un crochet dans le menton. C’était, comme l’avait ensuite dit l’arbitre sur le ring, le coup le plus puissant qu’un homme pouvait recevoir. Le corps d’Ali avait été violemment projeté en arrière. Il semblait qu’il s’était détaché du sol avant d’atterrir au sol. Ses jambes étaient dans l’air, à un instant il semblait qu’il allait se renverser par la tête, puis elles sont aussi tombées sur le parterre, mollement comme si le corps avait été sans vie. Si ce n’est mort, Ali devait être inconscient. Ils le sortiront du ring comme un cadavre. Il ne criera plus jamais comme il le faisait, ces yeux ne brilleront plus avec cet éclat provocant. Sa honte grimpait jusqu’au ciel. À la vue du monde entier. Dormir. Rêver peut-être. Chaque point sur le corps fait mal. Quinze rounds infernaux. Se retirer quelque part en profondeur, loin de la foule enragée. Lâcher ses cicatrices dans la solitude. Tout abandonner. Ou se relever ? Comment ?! Et trouver le moyen de confronter Frazier et une super puissance mondiale, mais comment contrer les lois physiques et psychiques de la vie ? L’histoire s’est arrêtée, mais juste pour un bref instant. Puis tout est passé dans le domaine des miracles, Mohammed Ali a commencé à se relever. Il n’est pas resté allongé, même pas une seconde. Les boxers KO, s’ils ont la force de se relever, attendent que l’arbitre se mette à compter, se reposent jusqu’à cinq, jusqu’à six, puis se relèvent lentement. Pour reprendre leur souffle. Pour gagner du temps. Mohammed Ali se relevait comme s’il avait glissé. Il se relevait comme dans un rêve. Il ne reprenait pas son souffle, il ne gagnait pas du temps. De même qu’il ne doutait pas, ne réfléchissait pas, ne calculait pas. Il ne pouvait pas tenir une seule seconde au sol. Après le match, Frazier a dit ne pas en avoir cru ses yeux. Ali a dit : « C’est important que je ne sois pas resté au sol. » Son visage était sombre, le regard obscurci. Il ne savait pas ce qui s’était produit. Personne n’en croyait ses yeux. Même aujourd’hui, en regardant l’enregistrement, on ne peut croire à ce qu’on voit. Certains événements demeurent incroyables malgré l’écoulement du temps qui pourtant rend tout banal. La conscience ne peut s’y faire. Il n’y a aucune analyse rationnelle, sportive ou médicale qui expliquerait qu’il se soit relevé. Les morts ne se relèvent pas. Les miracles se produisent dans le contes, mais pas au Madison Square Garden à la vue de centaines de millions de spectateurs à travers le monde. Un fameux commentateur sportif dira plus tard : c’était le plus grand événement auquel j’ai assisté de ma vie. Bien après le match, ne croyant pas à quoi il avait assisté, le public est resté dans la salle. C’était à l’époque. Peut-être que l’homme ne vit que pour un seul instant. Pour cet instant où il lui faut faire un geste ou dire un mot ; s’il réussit, il remplit sa mission. Mais personne ne sait quand est-ce que cela se produira, ni ce qu’on lui demandera de faire. Il semblerait que les gens vivent dans l’attente, sans cesse, sans être du tout conscient. Ils ont toujours l’impression qu’il leur arrivera quelque chose qui éclaircira tout et leur vie aura un sens. Pendant que dure cette attente, ils feignent d’être occupés, perdent du temps, s’ennuient, s’engluent, peinent à supporter des jours et des nuits absurdes en attendant « ce quelque chose » qui inévitablement arrivera un jour. Cette supposition que « quelque chose » arrivera à chaque personne, mais sans prévenir, d’une apparence banale, juste une brise sur le visage, sans que l’homme ne saisisse que quelque chose vient de passer, est tragique. Il n’était pas capable de dire le bon mot au bon moment, de relever le regard, tendre la main, et l’instant passe. La vie glisse dans une phase encore plus désespérante sans que l’homme puisse se rappeler quand que cela est arrivé. Quand ce « quelque chose » lui a-t-il échappé ? Il ne m’a pas été donné de voir, et peut-être même à toute ma génération, un meilleur exemple de ce « moment qui transforme toute une vie humaine » sous l’aspect de Mohammed Ali se relevant du sol. Il m’a fallu des années pour saisir la grandeur de ce moment. J’ai compris, en seulement quelques décennies, que les grandes idéologies, les luttes des puissances mondiales, les dilemmes historiques et moraux, les passions dissidentes, les transformations sociales, les modes et les mouvements artistiques, se réduisent en farce et en parodie, de la boue à marée montante, car sur le ring ne reste qu’un seul homme dont la beauté n’est pas entamé : Mohammed Ali se relevant du sol. Qui pouvait le savoir ?! Et puis : tu devais pouvoir le savoir. S’il échoue-là, à quoi servirait le cerveau ? Peut-être que le secret était qu’il n’avait pas hésité une fraction de seconde. S’il avait réfléchi, même dans le plus éloigné des recoins de sa conscience, « dois-je me relever », il serait resté par terre. La mélancolie aurait triomphé. Il n’a pas laissé le doute s’installer dans son cerveau. Il a immédiatement écouté la voix la plus profonde qu’il a en lui, celle qui n’a ni sens ni justification, lui disant quelque chose du genre : « Maintenant, Ali ! » Il l’a écouté sans hésitation. Alors qu’il était plus facile, tellement plus logique, de plonger dans le sommeil. Mais du coup cela n’aurait pas été « Le Combat ». Mohammed Ali ne serait devenu invincible dans le premier combat qu’il a perdu. Frazier est transporté à l’hôpital, Ali, demi-mort, est resté allongé dans le vestiaire. Selon la description d’un témoin, lorsqu’il est entré dans le vestiaire, une femme serrait les genoux d’Ali dans ses bras et ses os délicat sur le dos tremblaient sous ses pleurs. Mohammed Ali n’avait même pas la force d’ouvrir les yeux. La femme c’était la chanteuse Diana Ross, très connue à l’époque. Sans bouger, le visage gonflé, Ali a dit : « Diana, dit à tous ceux qui sont dehors que j’ai gagné deux millions de dollars. » Les genoux et les larmes peuvent avoir été inventés — comme tous ses mécréants, moi aussi je doute le trop-plein d’émotions — mais une telle phrase ne peut être inventé. Autrement, c’est Hemingway qui l’aurait inventé. C’est ainsi lorsque les dieux aiment quelqu’un. Il dort, il a mal partout, il a perdu le match du siècle, et eux déversent de la grâce sur lui. Un engagement suprême fait que Diana Ross au-dessus de lui verse des larmes. C’est par ces mots qu’avait été clôturé les années soixante et que commençait une nouvelle ère. J’ai enfin gagné de l’argent. Vous devez m’admettre à vos côtés. Plus personne ne peut me chasser du restaurant. Ces mots étaient un acte de défi, mais y résonnait la résignation. Il y a en eux quelque chose d’infiniment triste. L’annonce d’une grosse fatigue. L’abandon. Va, Diana, et dit leurs à tous que je suis devenu millionnaire. Ce maudit Accord. Il commençait à être payant. Des années sont passées, peut-être même des décennies, avant que certains écrivains commencent à comprendre que dans ce match le vaincu avait gagné. Il a fallu longtemps pour saisir que dans ce combat, les deux gladiateurs ne rivalisaient sur celui affligerait le plus de coup, mais sur celui qui en encaisserait le plus. Se posait la question épochale qui jusqu’à la fin du siècle demeurera unique : jusqu’où l’homme peut-il endurer ? La compréhension des événements avançait lentement, par l’élimination du moins important. Jusqu’à ce que tous les regards ne soient figés par l’étonnement : Ali se relève du sol. Le malheureux Frazier, à qui d’une certaine façon la victoire avait été retiré, a finalement dit à ce sujet sur lequel on l’interrogeait jusqu’à la fin de la vie : « C’était, probablement, l’œuvre de Dieu. » Concernant Ali, rien de ce qu’il aurait fait avant ou après n’était de loin aussi grand. En se relevant, il a franchi les frontière de la boxe et du sport, il est entré dans une autre catégorie d’hommes, ceux qui par la force de l’esprit sont en mesure de surmonter les limites physiques. Et cela est impossible. Sauf, peut-être, si dernière l’homme se trouve une quantité infinie d’humiliation et de souffrance, des générations d’humiliés, de violés, d’ancêtres pleurés qui tous ensemble dirigent sur lui leurs regards et lui, seul, se relève et ne permet plus qu’on s’en prenne à lui. Au nom des millions. Peut-être est-ce possible si, dans son enfance, l’on a vu, à l’aube, aux branches des arbres, dans la brise matinale, se balancer des corps noirs desquels des corbeaux ont picoré les yeux, comme dans la chanson de Billie Holiday Strange fruit. Plus jamais Mohammed Ali n’a été le même. C’est ce qui arrive aux gens après une expérience extrême, après des expériences qui leur font sentir qu’ils ont atteint les limites de leurs possibilités, qu’ils ont accompli leurs devoirs. Aussi, ils sentent ne pas avoir de force pour plus. Après cela, ils vivent en général dans le calme, quelque peu résignés, ils ont le regard fuyant, comme s’ils ne savent pas ce qu’il pourrait faire du temps qui leur reste. La deuxième voie est le mysticisme. Entrer en transe, et voir jusqu’où l’on tient. La transcendance mystique est la recherche du point dans l’âme où s’anéantissent les obstacles physiques. C’est quand ils affirment voler. Il ne mentent pas bien qu’ils ne volent pas : ils se sentent voler. À ce niveau, l’être humain est au plus près de la mort, mais aussi le plus profondément plongé dans la vie. Mohammed Ali est arrivé à ce niveau après quinze rounds terrifiants, et lorsqu’il l’a atteint, il est revenu avec une force inexplicable. Ces expériences sont toujours spectaculaires et l’histoire non seulement de l’individu mais de tout un peuple se tisse autours ; elles gagnent une valeur particulière lorsqu’il semble que cela est arrivé par hasard, qu’on ne les cherchait pas, contrairement au mystiques. Qu’est-ce que c’est ? La volonté ? La force de l’esprit ? L’instinct moral ? Un sentiment insensé de la dignité ? Mais qu’est-ce la force de l’esprit ? Le relèvement d’Ali dans le quinzième round est la plus belle illustration de la force de l’esprit de notre temps, cette scène avait depuis été vue par des milliards de gens, mais le mystère n’est en rien mon grand. De cela une plante en parle mieux que moi. Voici comment. Ce n’est même pas une plante, mais du malherbe, ou des mauvaises herbes. En langue serbe, ils n’ont même pas daigné lui donner un nom mais l’appellent doca, la lampourde glouteron, car couverte de piques durs et coupantes ; aucune partie ne peut être touchée du doigt, elle ne sert à rien. Elle peut pousser jusqu’à deux mètres. Au sommet elle a une touffe, à vrai dire, aux poils bien doux. Autant elle est laide, désagréable et nocive, autant elle est résistante et vitale. Il n’y a de plante plus difficile à tuer. Elle est si tenace, souple et en quelque sort têtu que vous avez beaux la piétiner, la cogner, la déchirer, la tirer (uniquement avec des gants spéciaux) autant que possible, elle continue à vivre ainsi déchiquetée. Peu après cette invasion hostile, cette touffe rouge se relève et se balance à la brise comme si elle tirait la langue à tous ! En tant que telle, impertinente et réfractaire, elle est entrée dans la littérature mondiale par la grande porte, comme les muses les plus fameuses ! Un jour, le vieux Tolstoï se tenait sur les terres arables sans fin autour de Iasnaïa Poliana. Il n’y avait aucune couleur ou forme que l’œil pourrait voir, rien à part une terre noire, grasse et retournée. Il n’y a qu’un point, dans la boue, d’où a surgi la doca avec sa touffe rouge. Contrairement aux autres, le vieux Lav comprenait son chant. Grâce à elle, il s’est souvenu de Hadji Murad, le haïdouk du Caucase dont il portait l’histoire toute sa vie. Lui non plus ne pouvait tomber et rester dans la boue. Il ne pouvait s’adapter aux compromis de la civilisation, il ne pouvait accepter un accord. Pour lui témoigner son amour, Tolstoï a traduit le murmure de la mauvaise herbe en langue morale de l’âme humaine. C’est ainsi qu’est né son dernier chef-d’œuvre. Le héros monténégrin Marko Miljanov avait aussi appris à écrire juste pour pouvoir noter des saynètes de la vie des gens chez qui, à un moment donné, la force spirituelle surmontait les peurs et rejetait les accords. C’est Les exemples de l’humanité et de l’héroïsme1. Lui aussi était devenu vieux et avait été frappé de pessimisme à cause de l’oubli de la seule chose qui mérite que l’on se souvienne. Pourquoi, avec la vieillesse, en vagues, tout ce qui était tellement respecté dans la société perd aussi rapidement son importance, alors que perdurent, voire se relèvent de la boue, des fleurs mettant en évidence la grandeur de l’âme ? Je pense que c’est à cause de la proximité de la mort. La force de l’esprit est, entre autre, cette limite de l’homme au-delà de laquelle il refuse un changement contraint par les circonstances. Tout change sauf cette limite. Même lorsque toutes les circonstances visent à repousser cette limite, il apparait quelque chose qui empêche de plier, mais retourne les circonstances les plus difficiles en les amenant à servir sa vérité. On dirait que cette incorruptibilité de l’âme, même si ce n’est que l’espace d’un instant et dans un seul lieu, attire les personnes âgées comme une consolation : il y a quelque chose qui ne cède pas, il y a quelque chose qui dure, il y a quelque chose de plus fort que le départ vers la mort. Il y a quelque chose qui mérite d’en parler. Lorsqu’au quinzième round, Mohammed Ali a relevé son corps battu, il a laissé un témoignage physique de cette force de l’homme qui triomphe sur le monde extérieur. Après le crochet de Frazier, les masses humaines se déplaçaient à travers les continents à la recherche de nouveaux pâturages, dans les deux directions opposées qui se rencontreront à la fin de la Guerre froide et en apportant des richesses ahurissantes aux escrocs perspicaces. Ces grands mouvements de l’histoire ne sont pas ressentis lorsqu’ils sont en cour. Les détails de la vie quotidienne les masquent. La foule se bouscule, les peurs et les désirs les font aller dans diverses directions, tous tentent de ne pas rester sur place : il est impossible de saisir le sens et la direction vers lesquels se diriger. Dans un tel mouvement, d’innombrables vies sont tissées, personne ne sait où il va et ce qui lui arrive, tout un chacun se console par des espoirs absurdes. Mais par la suite tout cela se tasse, et au fond du souvenir apparait une structure abstraite, ressemblant à ces dessins qui apparaissent dans le ciel lorsque l’on relie des constellations par des traits. L’homme regarde, et ne peut en croire ses yeux : ça doit être ça, aucun doute là-dessus, c’est sa vie, mais comment est-ce possible que tout diffère de que ce qu’il voulait et faisait pour y parvenir ? Alors apparait aussi le désir de placer ce mouvement dans une histoire — fausse le plus souvent — dans le but de garder un lien entre la créature qui erre sur la terre et la structure abstraite de sa vie qui se dessine dans les constellations. C’est ainsi que se mouvaient les générations révoltées des années soixante, de l’Est vers l’Ouest, où leur avait été promis la liberté. Elles essayaient d’être jeune et courageuse. Elles ont tenté de se réjouir, de se révolter, et surtout d’être spontanées. Dès qu’elles avaient vent que quelqu’un avait trouvé quelque part une manière d’être spontané, elles s’y précipitaient toutes ! Comme c’est triste, lorsque dans une foule interminable, chaque individu tente d’être spontané ! Comme s’il tentait de jouer à la vie. Pauvres créatures, vendant leurs âmes à de faux gourous. Les hippies, les rochers, les dissidents, les artistes, les humanistes, toutes ces pointures réunies par le rêve d’un compte en banque et d’une gloire de cinq minutes. Jamais rien d’aussi faible n’a rampé sur cette terre. Quelque chose d’aussi impuissant, et plein de rêves de révolte. C’est là que j’avais appris que la Jeunesse était une déesse bien cruelle. Elle les regardait de près, sans cligner des yeux, comme si elle s’étonnait qu’il puisse leur venir à l’esprit que quelqu’un allait s’apitoyer sur eux, encore moins elle qui, même si elle le voulait, ne peut toucher même avec le bout de ses doigts des fruits pourris. Ils rêvaient de la liberté et de la spontanéité, et s’engouffraient dans l’esclavagisme et l’humiliation. Cours sans tête, saute, chante, à gauche-à droite, marche en avant-marche en arrière, communisme-capitalisme, sexe, drogue, liberté — et à la fin la Constellation du Taureau, froide, terrifiante. Toute une science. Est-ce cette raillerie de la Jeunesse qui explique que cette génération, lorsqu’elle se saisira des sous, des armes et du pouvoir après la Guerre froide, se comportera envers tout ce qui vie sur Terre comme des vengeurs invités à détruire tout ce qui est jeune, libre, spontané et joyeux ? Vu que moi je n’ai pas réussi, je ne le permets à personne d’autre ! Existe-t-il une telle loi dans la psyché : être tellement en colère contre soi-même que l’on souhaite détruire aussi bien la nature que les gens ? La première génération qui s’est donnée comme but de prolonger la vie humaine sur des centaines d’années — ne permet aux autres même de naître. Pour ne pas compromettre leur privilèges et leur argent. À l’Occident, on rêvait de paix et d’amour, à l’Est d’une société libre, de droits humains et de la dignité humaine. Ils n’avaient de force pour quoi que ce soit. Lorsque les masques sont tombés, à la place des gens libres ne sont restés que des corps évidés, plus obéissants que des animaux domestiques, prêts à s’adapter à toutes les manipulations, pour soutenir les plus grands mensonges et les guerres les plus cyniques. Il fallait se dépêcher, les dernières illusions étaient bradés, celui qui sera en retard ne pourra se plaindre à personne. Jamais en Europe et en Amérique les peuples n’avaient été autant privés de la force de l’esprit. Et c’est le fond sombre d’Ali qui se relève. Comme si ,en relevant le « plus beau de sa génération », l’histoire avait encore une fois réunie toute sa force, remis le combattant sur ses pieds pour que tout le monde puisse le voir, puis a tout laissé s’écrouler. Il paraît qu’il y a de tels exemples dans la nature : la plante montre sa plus belle fleur avant de mourir, ou l’oiseau chante mieux que jamais avant de se taire pour toujours. On raconte quelque chose de semblable pour les étoiles. Le voulant ou pas, Mohammed Ali était depuis toujours le symbole de cette histoire. Toujours grand et tragique, sous le signe d’un destin plus grand, et même lorsqu‘il n’est plus en mesure de lever les mains ou d’articuler des mots. Il était la plus belle image de la jeunesse et il deviendra le symbole le plus laid de la vieillesse. Il a aussi réalisé la deuxième partie, sans éclat dans les yeux et sans se justifier. Il boxait et vivait par obligation, plus jamais en lui ne sont revenues cette flamme et cette liberté furieuse qui consumaient sa vie d’avant. Même lors des grands matchs, comme dans celui avec Foreman, il n’était qu’un grand boxeur. Dans deux autres match dans lequel il avait boxé contre Frezier il prouvait à nouveau qu’il pouvait supporter le massacre — il le cherchait — mais là non plus il n’y avait plus ce miracle qui relève l’homme de terre. Il a tout tenté, mais il n’y avait plus de coups pouvant rallumer l’ancienne étincelle. La chair saignait, les os se brisaient, mais le corps se taisait, sans mystère. De la torture stupide, vide de sens. Un grand boxeur avec un caractère fort ou une autodestruction par ennui. Il ramassait énormément d’argent et le jetait par la fenêtre, il était constamment endetté. Au quinzième round du troisième match, Frazier devait abandonner car ses deux yeux étaient fermés. Mohammed Ali se tenait encore sur ses deux jambes qu’il ne pouvait plus bouger. Jamais une telle scène n’avait été vue sur un ring : l’aveugle et l’infirme. Plus tard, Ali a dit que cette expérience était « parmi toutes celles que je connais, celle qui est la plus proche de la mort ». S’exposant aux coups il tentait de faire revivre un souvenir qu’il ne pouvait plus atteindre. Un si beau souvenir que vivoter sans lui était insupportable. Il était vraisemblablement après ce moment, de grande charité, lorsque l’homme, d’une façon ou d’une autre est sorti de lui-même en se surpassant. Après cela il peut jeter sur sa vie les couleurs qu’il veut — il finit toujours par être gris. Le sang aussi devient gris. C’est ce qu’il faisait à partir de là : s’approcher le plus possible de la mort. Dès 1977, les médecins lui ont conseillé d’arrêter la boxe, son corps étant dans un état désastreux. Même les boxeurs pour lesquels il était un exemple et une légende évitaient de boxer avec lui — par pitié. On sait qu’il cherchait à être tabassé. Personne ne voulait frapper un homme malade. Toutefois, lui, cherchait constamment des adversaires et montait sur le ring complètement impréparé, juste pour pouvoir continuer à recevoir des coups. Le public était embarrassé de devoir le regarder, les journalistes cachaient leur pitié lorsqu’ils écrivaient sur lui. Il boxait comme dans un film au ralenti, comme s’il boxait contre un fantôme, et pas contre des êtres humains. Il boxait même lorsque, à cause de la douleur dans les poings, il ne pouvait plus les serrer. Il frappait comme s’il caressait. C’était le Plus grand, le Meilleur, le Plus bel homme de son temps. Il a tenté de démolir son corps, de le fuir avant que Parkinson ne lui ferme toutes les issues. Le Meilleur, le Plus grand, le Plus beau. Il en avait assez. Les premiers problèmes avec le langage et le tremblement des mains sont apparus en 1979, même s’il y avait des signes avant-coureurs. Là non plus il ne voulait pas arrêter de boxer. On aurait dit qu’il avait tout de même atteint un but secret dans un dernier match contre Holmes, le 2 octobre 1980. Il est écrit que c’était « le pire événement sportif qui n’ai jamais eu lieu ». À Silvester Stallone, qui était aussi çà côté du ring, il a déclaré que le match ressemblait à « une utopie sur un homme vivant ». Il s’est approché encore plus de la mort : il regardait sa propre autopsie. Et il l’a enduré. Comme s’il se vengeait de celui qui l’avait créé aussi magnifique : regarde ce qui est resté de ton fils… À sa manière, invoquant toutes ces raclées, Mohammed Ali priait. À l’automne, après cette autopsie d’un homme vivant, Ronald Reagan a gagné les élections présidentielles. Son Parkinson a été définitivement constaté en 1984. sa carrière en tant qu’invité d’honneur de soirées de gala a débuté, avec son corps devenu méconnaissable. Il ouvrait les Jeux olympiques, en tant que « héros américain » il était la mascotte de la célébration du bicentenaire de la Constitution américaine qui coïncidait avec la fin de la Guerre froide, il est devenu l’envoyé des Nations Unies pour des questions humanitaires. Tout cela avait été entouré de distinctions et de prix. Partout on l’applaudissait, tout le monde l’aimait. Les puissants, les célèbres et les riches attendaient dans la queue pour être pris en photo avec lui. On amène des enfants pour qu’ils puissent le voir. Les enfants l’adorent. Tu vois, fiston, c’est le plus grand boxeur de tous les temps, c’est une bête indomptable, cette momie qu’on maintien sous le bras. Fais attention à ne pas le pousser. Les sens et les membres s’éteignent. Le visage immobile. Rien ne lui reste pour exprimer quoi que ce soit. Un esclave total. Dans l’esprit et dans le corps. Je n’arrive pas à trouver à qui il me fait penser. Mais j’ai enfin compris pourquoi il faisait tant d’effort pour mourir sur le ring. Mohammed Ali s’est transformé en un monstre humble, fragile et anesthésié. Il y a ce genre de héros dans des jeux-vidéo. Sans griffes et sans dents, chargé d’injections, mourait la bête la plus somptueuse de la « fermes des animaux » globale. Elle mourait sur plus de trente ans. Ces dernières années, comme par dépit, une vague de la violence raciste monte en Amérique, comme il n’y en avait pas depuis les années soixante. Les policiers tuent par plaisir des Noirs sans défenses. Aujourd’hui la vie vous gâte. Même sur son lit de mort, grandiose et taciturne, il reste allongé en tant que symbole de quelque chose de grand. Cloué au lit. L’infirmière le menace du doigt lorsqu’il renverse de la soupe sur son menton. Délirant, il tente de se lever. Il divague disant qu’il lui faut enfin sérieusement reprendre l’entrainement. Diana, j’ai trouvé comment gagner des millions. Je les tuerai tous. Aussitôt debout. Traduit par Yves-Alexandre Tripković



1 Primjeri čojstva i junaštva

















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