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Photo du rédacteurÐorđe Matić

Les Enfants de Miles FACE B


LE MYSTÈRE DE L’APPLAUDISSEMENT


Pourquoi sont-ils d’ailleurs si importants ? Parce qu’ils sont la cause d’un moment quasi inexplicable qui se produit soudainement vers le milieu de l’enregistrement du premier concert. Peut-être qu’une partie du public connaissait la nouvelle direction qu’avait empruntée Miles et ses nouveaux matériaux, mais je doute que c’était le cas pour la majorité. Pourtant quoi qu’il en soit : dans ce groove dont l’harmonie reste figée et cruellement répétitive autour de la base de Michael Henderson en tant que colonne vertébrale du groupe, dans le morceau What I Say, suite à une dissonance criante post-coltranienne de plusieurs minutes et de l’arpège joué par le saxophoniste têtu comme une mule Garry Bartz, on entend l’applaudissement.

Les gens étaient donc en mesure, dans ce delta d’un son amplifié et troublant déversé dans tous les sens, de trouver quelque chose ressemblant à la structure du sel, puis de l’accompagner et le récompenser. Quelle a bien pu être cette concentration, cette absorption ? Et le sérieux, cette détermination de se confronter à ce monstre de son, à la place de l’organisation orchestrale habituelle où tout coule légèrement et sans conflit aucun.

Aujourd’hui, tant d’années et catastrophes plus tard, ce qui par contre coule lorsqu’on écoute c’est ce film jamais enregistré, les fragments qui se déroulent uniquement dans l’esprit, et heureusement, sur le papier ; un film sur une tout autre image de la ville et du pays, non-éclairée. Les cadres sont accordés, comme dans un montage parallèle, vers l’avant et en arrière, dans des sauts non-linéaires — sur ce qu’avait bien plus tard conditionné cette musique.

Car écouter Turnaroundphrase, ce « jam » grossier qui ouvre le deuxième disque, celui du concert en 1973, veut dire entendre de près, dans le ton, le rythme et la texture, la musique produite dix voire plusieurs années plus tard. Cela veut dire clairement reconnaître Koja et son groupe Disciplina kičme, en tant que pionniers, tout comme tout « funk underground » des années quatre-vingt ; voir en face de soi les fragments des pièces de théâtre au SKC1 comme Željezni džez, le Jazz en fer, se rappeler de la conceptualisation, prémédité, conceptuelle, ou encore des « fêtes conceptuelles » ; ressentir le sens pictural de l’époque, le design et le rythme de la génération des étudiants de la réalisation cinématographique, les contrastes du format 35 mm, tout comme des bandes VHS. C’est-à-dire entrevoir dans son ensemble toute une tonalité citadine, littérale et figurative.

Et toute cette époque, bien entendu, comme surgie d'une notice en bas de page qui est en fait le plus beau des mots de passe, resté le nom du groupe belgradois Inamorata — qui est effectivement un des titres des compositions de Miles justement de cette période des plus radicales. De cette époque aussi mise à l’épreuve des moqueries des cyniques d’aujourd’hui lorsque le climat culturel permettait à ce qu’il soit considéré comme tout à fait normal et beau qu’un bassiste de jazz et rock belgradois nomme sa fille — Nirvana.

C’est comme si le principe de tout cela résidait dans ces deux concerts de Miles du début des années soixante-dix. En tant que formule qui s’est inconsciemment propagée enflammant de nombreuses énergies humaines couchées ou décentrées qui plus tard, pendant une longue période, créera un récit enfoui riche et tragique. À cause de sa modernité, le refus de flatter et de plaire — à la différence de la période plus communicative et plus populaire — cette brève période à jamais énigmatique ne sera pas si facilement consommée, effacée comme l’intelligence confuse et affamée et l’œil insensible avait réussi à ôter le sens à tout le reste de notre histoire culturelle. Ceci est hors de leur atteinte. De toute façon comme tout ce que Miles aurait touché ou inspiré, en Amérique ou dans une capitale balkanique qui, comme son tragédien chantait, « jadis lançait loin sa lumière ». Cette lumière était en partie celle de la ville elle-même et en partie elle surgissait toujours d’ailleurs pour, se reflétant, comme dans un prisme, revenir changée, anoblie et pure dans la direction de laquelle elle venait autrefois.



À LA PLACE DE LA FIN


Pour mon propre cercle d’amis les plus proches, ce groupuscule s’efforçant de devenir des musiciens, en plein développement, et auditeurs infiniment attentifs, le Miles tardif, celui des années quatre-vingt, était le point où l’on démarquait cet avant et cet après, rite of passage — comme disent les Anglais — le rituel d’une croissance vers l’âge adulte et le passage d’une époque simple vers une autre, plus complexe, la véritable mesure de notre propre maturation musicale. Ces morceaux de plus étaient une introduction dans tout un genre, la première rencontre avec le mécanisme intérieur et les lois du jazz et la toute première, à peine naissante conscience de la technique, c’est-à-dire d’une autre et différente approche de faire de la musique et surtout de l'écouter.

En commençant de la fin avec les œuvres tardives menées par l’électronique et les intervention de Miles sur des tubes de la musique pop — des versions courageuses et drôles de Human Nature de Michael Jackson et de l’indicible et insupportable dans sa nostalgie Time After Time de Cindy Lauper — le chemin après le déverrouillage initial de l’immense œuvre menait en arrière. On voyageait à rebours à travers son patrimoine : à travers les œuvres fondatrices, le chaos et le trouble de la période de free jazz des années soixante-dix, en passant par des enregistrements classiques de deux quintettes acoustiques, dans les années soixante et cinquante, puis plus loin en arrière à travers King of Blue, « L’Esquisse espagnole » et Birth of the Cool — jusqu’aux débuts les plus éloignés et le premier enregistrement avec Charlie Parker. Plus tard les sauts d’époque en époque s’opéreraient avec plus de liberté, sans chronologie, avec une soif et une curiosité infinies, dans la fascination qui n’a pas tari, et voilà continue de jaillir.

C’est pour ça que le concert de Miles à Sava centar en 1986 était la principale expérience formative de l’époque et — aujourd’hui cela semblera risible, surtout aux jeunes — en fait la première occasion de le voir en mouvement. Avec tous ces YouTubes et autres joujoux cela semble même comique et (avant temps ! Je ne comprends pas) vieillot — mais jusqu’à ce concert nous n’aurions pas pu jurer de nous être jamais auparavant, consciemment, souvenus de lui dans cette combinaison du ton et de l’image mouvante, et même si nous l’avions en tête, cela ne pouvait être que grâce à la télévision.

Le prince noir, avec sa peau de l’ébène poli — the darkest shade of black — la nuance la plus ombrée du noir, à la différence d’un grand nombre de gens noirs en Amérique qui sont métissés — ce teint brillait telle une peau laquée en contraste avec sa trompette brillante, décorée par des lettres filigranes et la pochette ressemblant aux cartouchières militaires, avec l’inévitable sourdine enfoncée et le micro sans fils.

Plus tard nous imitions ses manières, répétions les gestes sans mots comme des codes personnels, surtout celle avec laquelle il indiquait la fin du solo d’un musicien : Miles, ainsi complètement courbé, d’une main pousse le guitariste au bord de la scène — signe que ça suffit. Quelle autorité, quelle conscience de soi. Nous n’avions jamais vu quelque chose de semblable.

Cinq ans plus tard je suis parti, pour ne plus revenir semblerait-il, le jour où Miles Davis est mort. Dans le train vers les frontières qui ne connaissent par la bienvenue, le jour d’après dans le quotidien Vjesnik je lisais In memoriam, je ne sais plus qui l’avait signé. La fin de Miles me semblait aussi comme la fin de toute une époque innocente aussi bien personnelle que commune. Comme une séparation métaphorique d’un monde auquel en tant que pays et culture nous appartenions jusqu’à peu. Le monde était comme ce train qui se serait séparé d’une partie de la composition, laissant derrière soi des wagons inutiles.

De là : ces dernières années on nous « dorlotait », pathétiquement ou avec sarcasme, dans des analyses et des traitements poétisés de la catastrophe que nous fûmes tous « des enfants de Tito », les orphelins privés de leur père symbolique et ainsi de suite, nous connaissons la chanson. Pourtant, ces mêmes années, de même qu’après tout, je rencontrai des gens avec lesquels nous nous reconnaissions grâce à notre « connexion » et la joyeuse réaction sur la musique de cet éternel — ce que nos respectables vieux disaient pour Harry James — « jeune homme à la trompette » : nous nous appelions par des riffs et des sections de cuivres, des solos. Et décortiquions et imitions son parlé, le mot de passe pour les affranchis — cette racleur dans la gorge, le murmure caractéristique des cordes vocales éclatées depuis belle lurette, mais ironiquement le ton du parlé le plus reconnaissable parmi les musiciens. Déclinant depuis bien longtemps le sentiment imposé dont nous faisions part sur les orphelins amputés de la politique et de la patrie, je me disais autre chose, par dépit et avec joie et gratitude : « Mais oublie l’Autre ! — nous sommes les enfants de Miles. »



À LA PLACE DU POST SCRIPTUM


Lorsque la plaisanterie et le dépit se sont apaisés, une autre sorte de relation ou même d’affinité s’est mise à se démêler en faisant surface dans ces mêmes années de rapprochement avec l’ombre et le ton de ce grand musicien. Cette relation tirait ses racines de sa personnalité et, étrangement, de son origine. Depuis le début des années cinquante, de sa percée, Miles Davis, mis à part son ton merveilleusement délicat, est devenu connu ou plutôt fameux à cause du contraste à son propre lyrisme. On commençait à parler de son attitude, plus exactement — ses excès : il venait en retard aux concerts, ou n’apparaissait même pas, il lui arrivait même de se battre avec les promoteurs de concert, et pour cela il blâmait leur racisme et les magouilles avec les sous, ou le plus souvent les deux. En règle générale il était impoli, dur, aussi bien envers les musiciens qu’envers, ce qui est impardonnable, les plus proches. La plupart du temps il se taisait, d’une manière menaçante, agressive, et lorsqu’il se mettait à parler, le mot qu’il employait le plus souvent était le juron de l’argot noir motherfucker. La plupart expliquait ce comportement de plus en plus instable de Miles par sa croissante dépendance à héroïne.

Aucun doute que ce fût une des raisons. Mais il semblerait que la principale raison résidait ailleurs. À la différence de, nous pouvons le constater sans se tromper, tous les autres musiciens de jazz de sa génération, tout comme de la plupart d’autres musiciens, aussi bien avant qu’après — Miles est né riche. Le père, Miles Dewey Davis Senior (d’où le nom de Miles qui dans son intégralité est « Miles Dewey Davis III » — donc « Troisième », comme dans une dynastie), plus connu en tant que « Doc Davis », était un fameux dentiste chirurgien. Son temps libre il le consacrait à l’élevage des chevaux, qu’il lui a valu le titre qu’en langue anglaise par un détournement infiniment élégant ils nomment gentleman farmer. La famille des Davis vivait dans le quartier huppé St. Louis où les races se côtoyaient. Ils avaient à leur service une cuisinière et la femme de ménage qui vivaient avec la famille. La mère de Miles ne travaillait pas.

Imaginons alors d’une telle abondance, de ce que les Anglais appellent the sense of entitlement — le sentiment de jouir des privilèges — être soudainement exposé au monde départagé selon les plus cruelles démarcations raciales et découvrir que toute ta vie n’était jusqu’à présent qu’une sorte d’illusion protégée. Imaginons quelle espèce de vulnérabilité cela a du créer et combien il fallait et ce que cela a coûté pour trouver une sorte « d’antidote » à cela, et avant tout de l’auto-défense. Une telle confrontation au monde était le point duquel démarre son développement ou la transformation dans ce que Jung appelle la persona, l’image de soi pour le monde extérieur, dit plus largement — le rôle. Dur, de la rue, celui du « nigger » — prodigieusement péjoratif — dans son cas. C’est comme si dans son for intérieur Miles avait tiré la conclusion : s’ils te tiennent entièrement pour tel, si pour eux tu n’es à jamais qu’une projection, toujours le même cliché, alors que dans ton essence et par ton origine tu es tout le contraire de cela, alors en acceptant le jeu tu leur rends trois fois la monnaie, jusqu’au paroxysme — par la plus dure, la plus exagérée, la version hypertrophiée de l’image culturelle imposée — violemment imposée et perpétrée par la majorité blanche ou sociale.


Certains ont déjà saisi où nous comptions aller avec cela.

Car : « nous » d’ici, ne sommes-nous pas aussi ainsi soudainement de quelque chose devenus rien du tout ? Lorsque nous nous sommes trouvés ainsi catapultés dans le monde, sans véritables intention et choix, nous étions confrontés au regard de l’autre qui nous a uniformisés à jamais, aussi bien lorsqu’il le souhaitait que sans qu’il le veuille, aussi bien avec des mauvaises intentions que, pire encore, avec de bonnes. Certains ne se sont jamais relevés de cela. Et certains parmi de rares qui y parviennent éventuellement après beaucoup de peine et bien plus tard, eux, voilà, peuvent remercier cette transformation à l’identité de Miles, à son histoire et à la transformation. Loin de la maison, ils ont trouvé ce dont ils ne s’attendaient pas pouvant leur être semblable d’une manière ou d’une autre.

Qu’est-ce que son rôle nous allait bien en ce-moment, pas paternel comme nous l’avions dit plus tôt, mais à vrai dire fraternel ! (« brothers » d’ailleurs, dans la secrète connexion du groupe racial de là-bas et social d’ici) — et son message secret, cette vulnérabilité qui s’amasse dans le poing de (l’auto-)défense : le poing au monde dans lequel, en paraphrasant le chant révolutionnaire de nos enfances, tu es brusquement personne — alors que jusqu’à hier tu étais tout.



Traduit par Yves-Alexandre Tripković

Extrait du recueil d'essais Les liens secrets, Sandorf, Zagreb, 2017


1 Studentski kulturni centar, Centre culturel d’étudiants

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