L'archipel des travailleurs migrants
Entretien réalisé par Nenad Popović en mars 2010, à l’occasion de l’exposition L’archipel des travailleurs migrants. Drago Trumbetaš et son monde. Écrivain et peintre, ami et collaborateur, Drago Trumbetaš a quitté le nôtre le 29 avril 2018.
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Quelle est selon vous la différence entre les travailleurs migrants actuels et ceux d’il y a trente ans, lorsque vous-même vous étiez dans cette position ? Cela ne peut pas du tout être comparé. À cette époque les travailleurs migrants venaient de tous les pays, de l’Italie, du Portugal, de l’Espagne, de la Turquie et de l’ex-Yougoslavie, et on les installait dans des « heim » (accueils) pour travailleurs migrants où encore vivaient-ils dans des mansardes. Les enfants de ces travailleurs migrants, ou même les petits enfants, sont aujourd’hui complètement intégrés dans la vie allemande. Ils ne se réunissent qu’occasionnellement, lors des fêtes diverses. Il peut y en avoir — j’ai vu de mes yeux ces jeunes hommes et ces jeunes femmes — six voire sept cents. Ils refusent tout rapprochement avec le monde des travailleurs migrants. Ils disent soit « nous sommes des Croates en Allemagne » soit « nous vivons ici ». La problématique des travailleurs migrants ne les concerne pas. Alors qu’à l’époque les travailleurs migrants étaient au plus bas de l’échelle sociale, tout comme moi j’ai vécu dans une mansarde et dessinais là-bas. D’autres travailleurs migrants aussi réussissaient occasionnellement à accéder à une mansarde. Pour une cinquantaine de marks mensuels probablement. Moi, j’étais dans une chambre à cent marks. D’autres travailleurs migrants vivaient d’une manière semblable, comme les Italiens ou les Espagnols par exemple, sauf qu’ils avaient de meilleures conditions. Ils bénéficiaient de meilleures chambres et meilleurs emplacements. À la différence des Turcs exploités par leurs propres compatriotes. Aussi, on était plus valorisé que par la suite. On était accueilli à bras ouverts. Dans les auberges rares étaient ceux qui médisaient contre nous. Tout le monde nous accueillait et il était rare que quelque chose d’offensant s’immisce dans la conversation. Par contre, on y trouvait toutes sortes de travailleurs migrants. Tout comme d’ivrognes qui étaient venus avec toute cette foule de gens, et qui au bout de six mois, ou même un mois ou deux, étaient obligés de rentrer vu que personne n’allait les engager. Cela dit, je n’ai quasiment jamais vu de travailleurs migrants ivres sur la voie publique, car aussitôt soûls la police les ramassait et les renvoyait. Ainsi tous les gens de chez nous se devaient d’être extrêmement prudents lorsqu’ils étaient de sortie, faisant attention de ne pas quitter des bars dans un état d’ivresse. Vu qu’à Darmstadt ou encore à Stuttgart il y avait ce centre où les Allemands plaçaient ces gens en accueil puis de là les renvoyaient, par avion en général. Lorsque l’avion était plein il décollait pour Zagreb. J’entendais dire que les policiers circulaient dans la ville disant manquer d’une ou deux personnes pour pouvoir remplir l’avion. Des personnes de chez nous, certains que je connaissais personnellement, changeaient même de nom. L’un qui avait provoqué un grave accident de la route a réussi à revenir en Allemagne sous un faux nom. J’en ai vu des choses. Une fois je voyageais en train de Zagreb. Il s’y trouvait trois frères qui avaient un sac noir. À chaque fois que l’un d’entre eux sortait pour fumer ou aller aux toilettes, il remettait le sac à un autre. Je leur ai demandé ce qu’ils transportaient dans le sac. Et l’un d’entre eux me dit : « Et bah ça, c’est notre argent ; nous travaillons dans le bâtiment. Moi j’ai déclaré être marié et avoir deux enfants, mon frère en a trois, et le troisième frère un, alors que nous n’avons pas du tout d’enfants et ne sommes même pas mariés. » Il y avait des escrocs, des voleurs et des cambrioleurs, parmi eux il y avait même des tueurs. Dans la rue dans laquelle je vivais, dans la maison juste avant la mienne, vivait une travailleuse migrante qui avait brûlé son mari en l’ayant aspergé d’essence. On trouvait ce genre de choses dans les journaux et moi je les collectionnais. On peut voir une partie de ces choses-là dans cette expo. Puis au boulot il y avait des injures de la part des collègues allemands. Moi, je notais tout cela et dessinais. Eux ne comprenaient par pourquoi je le faisais, alors je leur disais : « Je note ce que tu dis. Pour moi, c’est un document, j’en ai besoin. » Avec le temps, plus je progressais en allemand, moins ils m’injuriaient. Ça n’arrivait que rarement, dans des magasins alimentaires ou ce genre d’endroits. Sauf que là je m’opposais à leur comportement en « hochdeutsch », le haut allemand. Qu’ils n’ont qu’à se comporter correctement, et pas comme si j’étais un gosse sans éducation aucune. Les gens de chez nous, comme je l’ai dit, se sont mis à occuper de meilleures positions. Ces quelques décennies en arrière, les enfants des travailleurs migrants de l’époque sont devenus des réalisateurs, des chanteurs, des musiciens, ils jouent du piano. Les parents tentent de leur assurer une meilleure éducation. Là ce n’est plus comme cela avait été à l’époque lorsqu’on n’entendait que des criaillements lorsqu’on accueillait des espèces de gouailleuses. Là tout est à un tout autre niveau. Les gens qui disent de pas être des travailleurs migrants se sont complètement assimilés à la vie en Allemagne. En comptant les enfants ils sont six cent mille. Et ne se tuent plus dans les rues. Les Turcs ont fondé plusieurs compagnies aériennes. Ils acheminent leurs compatriotes à des prix abordables et du coup ne sont plus obligés de souffrir en roulant sur nos routes dans leurs bagnoles usées, à travers l’Autriche, l’ex-Yougoslavie, la Bulgarie ou la Roumanie. Là, ils rentrent rapidement chez eux et reviennent tout aussi vite. Les Turcs, donc des musulmans, ont préservé leur foi. C’est pourquoi on pourrait dire qu’ils vivent dans des ghettos en suivant les préceptes du Coran. Parfois il y a des meurtres, lorsque par exemple une fille tombe amoureuse d’un Allemand et s’enfuit avec, alors son frère la pourchasse et l’égorge. C’était assez récurent ces dernières deux décennies. Les gens de chez nous sont différents. Lorsque j’étais petit, mon père connaissait quelque peu l’allemand car il était en captivité à Brandenburg à côté de Berlin. Ma mère aussi parlait un peu l’allemand. C’est ainsi que les gens de chez nous, ceux qui ont des professions recherchées dans les affaires et l’industrie allemande ont eu un meilleur accès dans la société allemande. Ce sont les plus reconnus. Ils ont ça dans le sang : Les Croates étaient les servants de l’Europe les mille ans en arrière. Voilà ce que j’ai dessiné : Entrer dans la vie des Allemands, ne pas vivre dans des ghettos. La vie actuelle des soi-disant travailleurs migrants est bien meilleure que lorsque j’y suis arrivé en 1966 quand tout un chacun se donnait le droit de nous injurier et humilier. À l’époque, il n’y avait pas de spectacles culturels, juste des grandes fêtes que le consulat à l’aide des renseignements organisait pour lever des fonds pour des causes comme par exemple la construction de la route Zagreb-Split, argent qui avait disparu d’ailleurs. Mais il y avait tout de même des événements organisés dans les salles de réunion d’églises, de centres culturels. Et même des soirées dansantes où j’ai du me pointer deux ou trois fois. D’un autre côté, parmi les travailleurs migrants de l’ex-Yougoslavie il y avait à l’époque bien plus de camaraderie. On riait plus, on se respectait, nous aidions les uns les autres si quelqu’un avait besoin de vingt marks disons ou quelque chose dans le genre. Le monde dans lequel nous nous trouvions était pour chacun d’entre nous quelque chose de complètement nouveau, alors nous essayions d’être amicaux les uns avec les autres. Les gens de chez nous aujourd’hui sûrement vivent différemment. Chacun vit à part, comme ici. Personne ne reconnaît qui que ce soit. Lorsque il y a une fête on voit qui est quel genre de travailleur migrant — qui a par exemple un enfant qui joue de la musique ou écrit quelque chose. Les autres travailleurs migrants peuvent se montrer jaloux, du coup, comme c’est une habitude chez les Croates, cette envie s’étale partout, et ils s’en distancient disant : « Son fils joue du piano, je n’ai rien à faire avec eux. » Ou encore, comme ses dernières deux décennies leur ont permis de s’assimiler dans la vie allemande, ils se perdent de vue tout doucement. Nombreux sont ceux qui ont obtenu la nationalité allemande, du coup impossible de les renvoyer de l’Allemagne. Moi, je n’ai pas demandé la nationalité. Je suis Croate et non Allemand, à quoi bon prendre la nationalité pour devenir Allemand ? Ça je ne l’ai jamais voulu. J’avais le permis de séjour permanent. Qu’est-ce que vous ont dit vos amis, collègues travailleurs migrants, quand ils ont vu vos dessins et la manière dont vous les représentiez eux et vous-même ? Lorsque à l’encre j’ai fait les contours de mes vingt dessins, je les ai montrés à Monsieur Božo Biškupić, qui avait sa galerie quelque part dans le nord de l’Allemagne. Il m’a dit de les lui apporter à la maison pour que nous en discutions. Dans la salle de composition où j’avais fait six dessins au crayon, je les ai montrés à mon ami Macédonien puis à un Allemand. Mon ami m’avait dit : « Et qu’est-ce que tu dirais si en ce moment même une centaine de travailleurs migrants dessinaient ce genre de dessin ? » Cette idée me paraissait étrange. Par la suite je ne montrais plus rien, tout en continuant de dessiner. Lorsque Biškupić imprimait le premier livre graphique, je l’ai apporté à Peter Iden, le meilleur journaliste de Frankfurter Rundschau. Il était assis dans son bureau. À ma surprise, il m’a demandé : « Pourquoi est-ce à moi que vous l’apportez ? » Je lui ai répondu que je préparais une exposition à la galerie Omnibus en le priant de venir la voir. En m’écoutant il feuilletait les feuilles graphiques comme si elles avaient été sales. Vous vous rendez compte, il feuilletait ces feuilles avec ses deux doigts ! — Je viendrai si je trouve du temps, a t-il dit. Mais il n’est pas venu à l’exposition. Par contre, un professeur octogénaire du cours du soir est venu, je pense qu’il s’appelait Hagemann, et qui avait pour épouse une étudiante de vingt quatre ans. Il m’a fait signe de m’approcher et a dit : « Dessine comme tu le fais et n’écoute personne, quoi qu’on te dise. » Je l’ai remercié. Lorsque mon mon livre comportant soixante quatre dessins fut publié chez Büchergilde Güttenberg, mes amis l’ont vu dans les journaux et à la télévision, le supplément culturel Titel, Thesen, Temperamente a diffusé le reportage de la critique Bärbel Dickenberger, qui avait même fait un reportage sur moi dans ma chambre. Là mes collègues dans la salle de composition se sont mis à m’injurier et à m’humilier. Cela m’a coûté un ulcère à l’estomac et la visite chez le médecin. On était trente chargés de la mise en page du Rundschau. Ils m’humiliaient de concert : « Tu craches dans la main qui te nourrit. Nous te donnons du travail, une chambre, on t’offre un lit, tu manges notre nourriture et on te paye. » Il s’est avéré que Rundschau était vers l’extérieur vachement progressiste alors qu’à l’intérieur ils restaient arriérés, complètement. Un de nos journalistes avait dans le supplément culturel de samedi imprimé une photo de moi en me consacrant un article. Rien à faire, les collègues — avec deux d’entre eux j’allais même à l’école ! — ne pensaient pas de la même façon. L’un d’entre eux avait jeté le journal par terre en le piétinant. Comme les autres ouvriers, lui non plus ne comprenait pas ce que je dessinais. Tandis que moi je notais tout ça en ne lâchant rien. Je suivais mon plan en inscrivant sur une feuille de papier les cinquante titres de mes dessins à venir. Les années suivantes, j’ai réalisé les dessins inspirés de ces titres et pu réaliser ce cycle qui à la fin comptait cent dessins. Êtes-vous un peintre et un écrivain engagé ? Je ne le sais pas avec certitude. Ni à Francfort ni ici je ne me suis pas engagé politiquement. Je ne suis membre d’aucun parti, car j’ai découvert que l’artiste ou l’écrivain qui se mêle de la politique est systématiquement déshonoré et rejeté. C’est pourquoi j’ai décidé de ne pas me mêler de politique : Je ne suis pas un politicien né, et n’ai aucune capacité d’être je ne sais quel président ou adjoint ce qui ouvrirait la voie à ce qu’on m’humilie par d’autres moyens. Donc j’ai depuis belle lurette décidé de ne me consacrer qu’à peindre mes peintures et écrire mes textes. Bien sûr que je critique la société en Allemagne, en Europe, et ce qu’ils font de nous, de la Croatie. Mes dessins sont en partie aussi politiques. Ils démontrent que je suis conscient de ce qui se passe autour de moi. Dès que je peux, je tente au mieux de dessiner la relation envers les humiliés et les gens au bord du gouffre existentiel. Ce qui à certains paraît comme étant mon souhait d’agir politiquement. Quand j’ai dessiné un autoportrait, en Allemagne on me collait l’étiquette de fasciste et de communiste. Certains m’appelaient même au travail dans la salle de composition et me disaient : « Toi, on devrait te brûler au plein milieu de Francfort et jeter tes cendres dans le Main, avec tes livres et tes dessins. » J’agissais politiquement vu que cela les gens les agaçait. Lorsque j’étais condamné ici à Zagreb, un homme m’avait envoyé une lettre de douze pages tapées densément, m’injuriant et me crachant dessus. Sur douze pages ! Il avait fait un dessin, érotique, qu’il avait copié sur un de mes dessins. Il crachait aussi sur tous les travailleurs migrants qui osaient dessiner ou écrire quoi que ce soit. Lorsque je suis arrivé en Allemagne, personne n’écrivait ou dessinait encore. Puis sont apparus les Turcs. À Berlin, c’était Aras Ören. Il écrivait des poèmes et avait publié quelques livres chez Rotbuch Verlan. Je lui en ai illustré un. Puis d’autres m’ont contacté. En Allemagne, vous avez commencé à dessiner intensément et à tenir un journal. Était-ce plutôt pour vous personnellement, ou l’intention était-elle que ces matériaux deviennent publics ? Vu qu’ils m’injuriaient, c’était d’abord pour moi-même. Il y avait surtout un vieil Allemand dans la salle de composition, le chef de section. Même si parfois on n’avait rien à faire, lui ne me lâchait jamais. Alors je me suis saisi d’une feuille de papier et d’un crayon et me suis mis à noter tout ça. Il m’a demandé ce que je notais là, et moi je lui répondais : « Ce que tu dis là, cela doit rester en tant que document, car tu m’as humilié. » Puis il a arrêté avec le temps, mais cette situation durait bien des années. Fallait pouvoir le supporter. Je me suis mis à dessiner pour d’autres raisons. Lorsqu’en 1973 j’étais engagé à Rundschau, le magazine hebdomadaire du Frankfurter Allgemeine Zeitung, il y avait sur la page de couverture cette image d’un Turc assis sur une chaise, au milieu d’un cercle tracé à la craie. À côté se trouvait un long article qui nous expliquait que l’auteur est un peintre grec qui a vécu deux ans à Berlin, s’étant enfui du régime militaire grec, et qu’il avait présenté son exposition dans toute l’Allemagne. Lui, il ne dessinait pas. Il mettait hors du cercle une valise, une petite armoire, un lavabo ou quelques sacs, à chaque fois au centre faisant asseoir un vrai travailleur migrant. Les journalistes avaient demandé à l’un d’entre eux de se décrire et s’il comprenait ce que ce peintre fabrique avec cette craie. Sa réponse était : « Nix verstehen, ich Türke. » (Je ne comprends pas, je suis Turc.) Là je me suis dis : « Je vais vous dessiner un véritable travailleur migrant moi. » J’ai de suite élaboré mon plan en décidant ce qu’on allait voir et me suis mis à dessiner. La première exposition était chez Monsieur Biškupić, puis d’autres étaient montées à Darmstadt, Berlin et à travers toute l’Allemagne. Parfois il y en avait quatre par mois du coup je ne pouvais pas être présent partout, mais uniquement les samedis lorsque je pouvais participer au vernissage. Je ne pouvais pas être dans trois villes par mois, je n’avais pas de soucoupe volante. J’y allais une fois par mois, à celle qui m’était la plus proche. Cela a duré de 1976 à 1979. En tout une soixantaine d’expositions, le plus souvent à Frankfort et dans les environs. Quels sont les artistes, écrivains et personnes qui vous ont le plus impressionné à l’époque ? À cette époque je faisais des recherches approfondies sur la question des travailleurs migrants, et à Frankfurter Rundschau j’avais accès à d’autres journaux comme FAZ, Die Zeit, Suddeutsche Zeitung, toutes sortes de magazines. C’est Günter Wallraff qui écrivait le plus sur les travailleurs migrants. J’ai acheté tous ses livres et étudiais ce qu’il faisait, la manière dont il écrivait. Il s’est par exemple déguisé en Turc, s’est collé la moustache et casquette sur la tête, notait ce que les Allemands lui racontaient dans la rue. Il a tout documenté. Ce livre c’est Tête de Turc. Il y avait aussi des travailleuses et des travailleurs migrants qui écrivaient un livre traitant de la vie des travailleurs migrants. Moi, j’achetais tout ça et lisais, cent cinquante livres à peu près. Les Italiens en général écrivent sur leurs villages, les Turcs sur les leurs, une Grecque écrivait sur une autre Grecque qu’elle appréciait. J’ai vu des bons et des mauvais côtés d’une telle littérature. Moi, j’avais dès le début inclus les autres dans le cycle des travailleurs migrants, pas uniquement les Croates et les Yougoslaves. Quels sont selon vous le sens et le message de cette exposition qui présente des coupures de journaux, des photographies de votre collection privée et vos dessins ? Vu que l’Europe a rejeté le mot travailleur migrant en imposant le mot immigrants, j’ai décidé de documenter la période de ma vie en Allemagne de 1966 à 1985. C’est à cette époque que je collectionnais les matériaux. Après les années quatre-vingt dix, j’ai arrêté car les travailleurs migrants qui sont restés se sont intégrés en Allemagne adoptant le style de vie des Allemands. Aussi, les gens de chez nous n’ont jamais vu une telle exposition et ne savent même pas comment nous vivions à l’époque. Elle peut expliquer comment l’Europe se comportait envers nous et comment nous traitait notre État, à l’époque c’était la Yougoslavie. Je n’ai pas envie d’expliquer cette époque ultérieurement, mais monter comment c’était véritablement. Comment la Yougoslavie se comportait-elle envers les travailleurs migrants, et comment le fait la Croatie indépendante ? La Yougoslavie se comportait très mal envers les travailleurs migrants. Lorsque la Yougoslavie s’est rendue compte qu’elle avait un trop-plein de main-d’œuvre, elle a tout simplement édité des passeports pour que les gens puissent partir à l’étranger et de là envoyer de l’argent à leur famille. Ainsi le budget de la Yougoslavie s’est vu accroître ce qui lui permettait de résoudre ses problèmes. La Yougoslavie aussi changeait les noms pour nous qui travaillions à l’étranger. En général, ils disaient « ouvriers au travail temporaire à l’étranger ». Et lors des périodes de vacances, du congé, toutes sortes de conseils pour les travailleurs migrants soudainement surgissaient dans la presse. Comment se comporter à la maison, où investir l’argent. On fondait même des banques spéciales ; dans toute l’Allemagne les pubs disaient d’investir en elles. Pleins de gens se sont fait piéger, d’autres l’ont évité. J’ai traité de tout ça dans mon cycle de dessins. Aujourd’hui, depuis que la Croatie est indépendante, on ne trouve pratiquement plus rien sur les gens à l’étranger. On ne les mentionne que rarement : Qu’ils levaient des fonds lors de l’agression serbe sur la Croatie. Le développement culturel des travailleurs migrants est en général confié à l’Allemagne, du coup l’assimilation là-bas se déroule au quotidien. Il me semble que les chanteuses et les chanteurs ne parcourent plus l’Europe et ne ramassent plus l’argent parmi les travailleurs migrants. C’était très bien organisé, ils invitaient Vera Svoboda, Ivica Šerfezi ou d’autres. Qui vous soutenait, qui écrivait sur vous en Croatie ? Le premier qui a écrit sur moi, plusieurs fois d’ailleurs, était Veselko Tenžera, dans Start et dans Vjesnik. C’est lui qui écrivait le plus sur moi et je lui suis très reconnaissant. Sinon c’est Igor Zidić qui a le plus écrit sur moi. La préface du livre Cher Vincent est excellente, je ne pense pas qu’en Europe on puisse trouver une aussi bonne préface. Il a commencé son écriture il y a seize ans lorsqu’à la Galerija Račić nous avions la première exposition de quarante — qui aujourd’hui s’élève à cent quarante cinq — lettres à Van Gogh. L’année dernière Antun Maračić a monté une grande exposition à Dubrovnik. Dans le très bon catalogue, il signe une excellente postface, en collaboration avec ses deux conservatrices, Madame Petra Golušić et Madame Rozana Vojvoda. Ses matériaux ont par la suite été réimprimés dans l’hebdomadaire Vijenac et d’autres journaux zagrébois. Puis ces dernières années il y avait Miljenko Jergović. Lorsque j’étais encore en Allemagne, j’ai vu dans Feral Tribune qu’en écrivant sur les événements culturels, Miljenko Jergović me mentionne dans une phrase. Il a dit à peu près que « le milieu culturel zagrebois noyé dans l’ignorance tente de faire oublier Trumbetaš ». Récemment, lorsque nous présentions mon roman à la manifestation Književni petak (Le vendredi littéraire), il a répété être surpris que cette politique des cercles culturels zagrébois, que j’appelle « cercle de cervelle de poules », continue. Quoi que je fasse, ça passe sous silence. Comment est-il venu à ce que Bogdan Žižić fasse un film documentaire sur vous ? Lorsque Božo Biškupić m’avait organisé la première grande exposition dans la tour Lotrščak, le soir-même il me fallait rentrer à Frankfurt pour reprendre le travail. Mais Veselko Tenžera était venu à l’exposition avec le réalisateur Bogdan Žižić. Il avait immédiatement l’idée de faire un film documentaire. Ils ont demandé une subvention à la Radio-télévision Zagreb pour pouvoir venir chez moi avec une camionnette et les équipements. Plus tard, j’étais justement dans la rue avec Božo Biškupić, le poète Mate Ganza s’est approché de lui, sans savoir qui j’étais et a dit : « C’est bon. » Le synopsis de Veselko Tenžera et Bogdan Žižić était donc accepté : l’aller-retour pour Frankfurt et le tournage sur place. Par la suite, Bogdan Žižić a eu l’idée d’en faire un long métrage, en collaboration avec Krunoslav Quiene en tant que scénariste, et avec Ivo Gregurević et Fabijan Šovagović en tant que comédiens. Monsieur Žižić et son équipe sont arrivés pile au moment où Frankfurt était tout éventrée pour le tracé et l’installation du métro. Ainsi ils pouvaient sur place filmer plein de scènes avec Ivica Gregurević. Moi, j’aidais autant que je pouvais. Je les ai aussi amenés dans l’auberge où les samedis et les dimanches les femmes de ménage du tout Frankfurt se réunissaient, de dix-huit à quatre-vingt ans. Les jeunes travailleurs migrants y venaient aussi. Elle dansaient avec eux puis, si elles le désiraient, les amenaient chez elles. Monsieur Žižić pouvait là-bas tourner quelques scènes du film. Il a même réussi à enregistrer dans les toilettes de Hauptwache la voix d’une femme de ménage qui était me semble t-il kaïkavienne. Le film s’appelle Ne naginji se van (Ne te penche pas par la fenêtre) et a obtenu le premier prix au Festival du film de Pula. Une fois les films de Žižić diffusés, est-ce que vous avez pu profiter des réactions venant de la Yougoslavie ? Il n’y avait pas de réactions. Et lorsque les films et les reportages ont été diffusés en Allemagne, c’était le contraire. Ainsi en 1978, ZDF envoya son équipe avec deux voitures à Velika Mlaka où ils ont tourné un film de 45 minutes. Après la diffusion, j’ai reçu dans les quarante-cinq lettres de la part d’Allemands et Allemandes. Certains me grondaient, certains complimentaient. Alors que de l’ex-Yougoslavie ou de la Croatie je n’ai pas reçu une seule lettre. Il me semble qu’il n’y avait que deux femmes qui m’écrivaient de l’Allemagne et qui étaient de chez nous. Des lettres brèves, positives. Il est intéressant qu’en Yougoslavie on ne s’en occupait pas du tout, qu’on ne voulait pas s’en occuper. Juste lors des expositions, quand nos diplomates me rencontraient, ils me tapotaient l’épaule en me disant que je dessinais bien. Par la suite vous avez créé le cycle sur Stara Gradiška où vous avez été emprisonné. Vlado Gotovac a écrit de très beaux textes sur votre travail. J’ai rencontré Vlado Gotovac après qu’il ait donné une interview à l’hebdomadaire Die Zeit disant qu’on l’empêche de travailler et qu’il ne sait pas de quoi il allait pouvoir vivre. Je me suis de suite saisi des cent-trente-neuf pages de mon roman, j’ai sonné chez lui en lui demandant si je pouvais lui donner à lire mon roman pour qu’il écrive une préface, et que j’allais lui payer trois cents marks. J’ai posé le manuscrit mais lui ne disait rien, ni qu’il allait le lire non plus qu’il allait en écrire la préface. Nous avons juste discuté. Plusieurs mois se sont écoulés et j’ai rappelé, et lui a dit que non, que je vienne reprendre mon manuscrit. Plus tard, lorsque je préparais l’exposition à Velika Gorica où j’allais exposer le cycle sur les Roms et les Gitans, et à l’étage le cycle sur la prison, je lui ai écrit lui demandant s’il voulait bien inaugurer l’exposition, vu que nous étions tous les deux à Stara Gradiška, juste pas en même temps. Il n’a rien dit. Mais quand je suis venu pour les vacances, nous nous sommes rencontrés sur la Place Jelačić. Lui, il remontait au long de la pharmacie vers la Ville-haute et de tous les côtés des femmes l’assiégeaient, et moi j’attendais à côté. Lorsqu’elles sont parties, je lui ai demandé s’il allait pouvoir inaugurer mon exposition. Il a dit qu’il le fera. Il est arrivé en avance à l’exposition, avant moi, et a regardé les dessins. Il n’avait rien de noté, il parlait librement. Mon fils enregistrait ses paroles, ainsi nous avons le son de sa voix et tout le discours. Ensuite nous sommes allés à l’auberge au village Peso et avons discuté pendant des heures. Avant cela, je n’avais jamais été avec lui de cette manière-là, puis je ne l’ai plus jamais revu. Il était président de la Matica hrvatska, puis il est tombé malade, du coup je ne pouvais plus le joindre. Votre cycle des travailleurs migrants est-il terminé ? Les dessins sont terminés. La partie écrite ne l’est pas encore. Cela concerne le roman Fumeurs et non-fumeurs (Pušači i nepušači) en cinq tomes. J’écris sur un grand nombre de travailleurs migrants à la recherche de travail en Europe, et même en Australie et au Canada. Je suivais ces choses-là ici, nombreux sont ceux que j’ai interviewés, sans que la plupart sache que je le notais. Lorsqu’à la fin du livre je les remercierai, les noms s’étaleront sur plusieurs pages. Juste pour le premier livre, je récoltais les matériaux pendant quinze ans. La collection des matériaux et des faits exige beaucoup, énormément de patience, une lecture assidue des journaux, le suivi des sources. Mais vous vous consacrez intensément à Vincent Van Gogh ? Déjà en 1957 j’avais à Velika Gorica offert à une étudiante de Dubrovnik un livret sur Van Gogh. Elle m’a demandé pourquoi j’ai choisi justement Van Gogh ? Je ne pouvais lui répondre avec précision, juste qu’il avait beaucoup souffert dans sa vie et qu’il avait été humilié. J’ai dû de suite m’identifier à lui. Lorsque j’avais pour la première fois un peu de sous en Allemagne, la première chose que je me suis acheté étaient ces six tomes de ses lettres. Ainsi il m’avait été donné de suivre à travers ces lettres et ces dessins toute sa vie. Par la suite, je continuais d’acheter tous les livres qui le concernaient. J’ai une immense bibliothèque sur Van Gogh. Enfin, en 1990, il y eut en Hollande des expositions à l’occasion du centenaire de sa mort, à trois endroits, à Haarlem, Amsterdam et dans une autre ville. Je n’avais pas la moindre idée comment accéder à l’exposition, un samedi j’ai juste pris le train et suis parti pour Amsterdam. Lorsque je suis arrivé, un homme m’a dit que j’aurais du m’annoncer trois mois en avance vu que les visiteurs ne peuvent y accéder qu’avec une réservation. Je me suis tout de même dirigé vers l’accueil, mais on ne m’a pas laissé entrer. Là, je me suis dit, tout comme pour les dessins des travailleurs migrants, que j’allais me dessiner moi-même mon exposition sur Van Gogh. En rentrant, je me suis acheté cinquante toiles de tailles différentes, de vingt centimètres sur trente jusqu’à cinquante sur cinquante. Je dessinais pendant six mois. Au début en suivant ses dessins, puis j’ai dessiné une centaine de lettres que je lui adressais. Depuis toujours, dès que j’avais pour la première fois vu ses toiles, je sentais avec force, telle une pulsion, qu’il m’était proche. Cela dure en moi depuis soixante ans. Les gens depuis toujours et partout tentaient de m’humilier et m’injurier. Et moi, je disais : « Je vais résister à tout et ne ferai que ce que je veux. » Je suis fier d’avoir commencé et terminé les dessins sur les travailleurs migrants et sur Van Gogh. Traduit par Yves-Alexandre Tripković