La Présidente est la chose la plus amusante qui soit arrivée à la Croatie
Entretien réalisé par Goran Borković
Predrag Ličina ne perd pas son temps. Il est justement en train de boucler son film Le dernier Serbe en Croatie (Posljednji Srbin u Hrvatskoj), ce qui ne l’a pas empêché de publier le livre La gadoue à l’aurore (Bljuzga u praskozorje, Jesenski i Turk) composé de trois nouvelles et dont la publication est rendue possible grâce au Conseil de la minorité serbe de la Ville de Zagreb. C’était l’occasion pour discuter avec Ličina, qu’on a eu la chance de rencontrer entre ses nombreuses obligations. Alors qu’on attend votre premier long-métrage au titre intriguant Le dernier Serbe en Croatie, vous venez de publier votre premier livre. Où en est le film et d’où vous vient ce désir d’écrire ? Le film est en post-production. Il a pas mal d’effets spéciaux gérés par de puissants ordinateurs. Comme une partie se déroule dans l’espace, la création des scènes et cadres, que nous n’étions pas en mesure de filmer sur place, nécessitent un peu plus de temps. Vu que dans le film, il y a aussi pas mal de zombies, nous sommes très exigeants sur le traitement du son des hurlements effrayants des morts vivants. Le désir d’écrire existe depuis toujours — depuis l’adolescence. J’écrivais des histoires courtes et des nouvelles comme une sorte de préparation pour des scénarios qui, éventuellement, allaient pouvoir se transformer en films. Une des histoires était aussi Le dernier Serbe en Croatie, que j’ai écrit il y a environ sept ans.
De l’histoire au film Trois nouvelles sont réunies sous le titre qui sent le western, La gadoue à l’aurore. Étant donné la structure et la manière dans laquelle vous les avez écrites, il s’agit aussi des histoires cinématographiques aux dialogues rapides et scènes limpides. Par conséquent, est-ce que La gadoue sera aussi transposée à l’écran ? Comme je l’ai dit, toutes ces histoires je les ai écrites pour pouvoir les transformer ensuite en scénario pour film. Je me suis rendu compte que j’avais bien plus de facilité à écrire le scénario en écrivant préalablement une histoire courte voire une nouvelle. Cependant, lors de l’adaptation de mes histoires, il y a un petit problème — elles sont, pour la plupart, du genre de la science-fiction. Il est plutôt difficile de tourner un film dans des cinématographies aux finances modestes dont l’action de déroulerait, par exemple, dans un avenir lointain duquel le protagoniste, par une machine temporelle voyagerait en période de la Seconde guerre mondiale — pas seulement à cause des restrictions dans le domaine de la production, mais aussi, étant donné que chez nous les films du genre, surtout la science-fiction et les films d’horreur, dans certaines structures, continuent à être considérés comme quelque chose de frivole. Pourquoi est-ce que les films du genre ont une aussi mauvaise cote en Croatie ? La littérature a tout de même réussi à mettre en avant ses héros, et le genre policier est à nouveau aussi populaire qu’à l’époque. À vrai dire, je ne pense pas que les film du genre ont une si mauvaise cote, la Croatie étant tout de même en Europe, où les films du genre ont toujours été réalisés dans un nombre bien plus modeste qu’en Amérique. Étudiant mes archives, je me suis rendu compte que la quantité de films du genre est semble chez nous à peu près au même niveau que la moyenne européenne, mise à part que dans ses genres, nous ne sommes pas particulièrement diversifiés. Nous avons des comédies, quelques films pour enfants et des films de guerre. Toutefois, il manque plutôt des films de science-fiction et des films d’horreur. Ce fait désastreux, je peux le comprendre à partir du moment ou les auteurs en écrivant leur scénarios, démarrent d’un événement réel ou au moins d’un point de départ réaliste. En fait, ce que je n’arrive pas à comprendre est le manque chronique de polars, puisque ce pays peut être sacrément inspirant pour toutes sortes de sous-genres de films policiers, même ceux inspirés de faits réels — le film du monde carcéral décrivant le regain de la liberté de certains personnages de notre monde réel, ou encore le film d’investigation dans lequel nous tenterions de trouver des ennemis de celui-ci, tout comme des drames se déroulant dans des tribunaux par lesquels l’on suivrait des procès dont la réalité n’est pas peu friande. Revenons au livre. Vous jouez habillement avec les identités, les parties en conflit, les Croates et les Serbes, des ennemis jurés peu après l’action militaire la Tempête (Oluja) vous les transformez en alliés qui trouvent la cible commune chez les tiers — eux. Que pensez-vous des questions identitaires ? Qui sont aujourd’hui « nous », et qui sont « eux »? Pour moi, les questions identitaires sont comme cette histoire qui se passe à Mostar. Un type s’assoit dans un café en se demandant d’une manière paranoïaque en quelle des trois mêmes langues commandera-t-il son café sans heurter le garçon. - Vous désirez ? - S’il vous plaît un kava (la variante croate du café). - On a plus d’eau. - Ah bon, donnez-moi alors un kafa (la variante serbe du café). - On a plus d’eau. - Je peux avoir un kahva (la variante bosnienne du café)? - Mais si je te dis qu’on a plus d’eau !!! - Il n’y a vraiment plus d’eau ? - Oui ! Plus d’eau ! Tu veux de l’eau de vie ? - D’accord. Dans cette histoire le garçon c’est « nous » et ce malheureux qui commande le kava, kafa ou kahva ce sont « eux ». À Belgrade, Zagreb, Sarajevo et Ljubljana, « nous » on se sent comme chez soi, tandis que où qu’ils soient, « eux » ont toujours peur — à Ljubljana des Bosnians, à Paris des Arabes, à Londres des Indus. Et ces tiers sur lesquels nous nous mettons facilement d’accord ? Ces migrants peuvent-ils endosser le rôle et devenir nos zombies, notre mauvaise conscience ? C’est justement le sujet de mon prochain projet cinématographique, Immigranteen. Il s’agit d’une comédie musicale en science-fiction pour les teenagers, dans laquelle dans un futur proches, les pouvoirs croates consentent à l’immigration, sous condition que ceux-ci se baptisent. Celle qui parmi les premiers passera en religion catholique est la teenager Kawa, née dans la partie iranienne du Kurdistan, sinon très talentueuse danseuse et chanteuse. Lorsque Kawa reste sans argent, elle décide d’entreprendre une expérience bien dangereuse — elle s’inscrit en tant que cobaye pour tester la machine à remonter le temps, construite par les plus grands scientifiques croates. Kawa réussit avec succès son voyage 1400 ans dans le passé et sur le territoire de la Croatie actuelle tombe par hasard sur des Croates qui arrivent à peine de la partie iranienne du Kurdistan, qui plus est, de son village natal. Peu après, Kawa tombe amoureuse d’un jeune Croate, lui mentionnant un jour, lors de leur discussion, que dans un avenir lointain ses descendants ne croiront plus en dieux actuels mais en un seul dieu. Cette histoire scandaleuse se mettra bientôt à circuler parmi les arrivants, du coup les Croates décident de voyager dans le temps duquel Kawa est arrivée afin de remettre leurs descendants dans la voie de la bonne région. Vos histoires dans le recueil sont dominées par la galerie de personnages étranges — du moine et son lance-roquettes au nain premier ministre. On a parlé des genres. À quel point ces affinités ont-elles laissé des traces dans la littérature étant donné cet étrange hybride entre la bande-dessinée et l’avant-garde russe ? C’est mon enfance difficile dans le cachot du peuple à la fin des années 1970 qui en est le déclencheur. Un des premiers films que j’ai vu au cinéma, j’avais 8 ans à l’époque, était Alien, que je considère toujours comme étant un des meilleurs films de tous les temps. Quelques années plus tard, une forte impression m’a été laissée par le film Westworld, souvent diffusé dans le créneau horaire du « cinéma d’hiver » du programme éducatif ; et c’est à peu près au même moment que j’ai aussi vu le film Le Survivant (The Omega man), qui me provoquait d’insoutenables cauchemars. De mon enfance au jour d’aujourd’hui, rien n’a changé. Un théoricien de cinéma a dit que les films de science-fiction représentent la peur de la vie, tandis que les films d’horreur représentent la peur de la mort… Et de tous les genres, j’aime le plus la science-fiction et l’horreur. En plus, j’entends souvent aussi des voix ! Dans mon enfance, je me suis aussi éprise de la bande-dessinée — la première chose dont je me suis saisie dès que j’ai maîtrisé les mots était une BD. Au lycée, j’ai découvert Harms et Zochtchenko, peu de temps après je me suis aussi procuré la photocopie du Guide du voyageur galactique. Puis, c’était le tour à Philip K. Dick et c’est ainsi que j’ai fait le tour. Malgré le fait que dans vos histoires, il y a aussi des personnages négatifs, il est difficile de les haïr. C’est parce que d’une certaine manière, vous essayez de comprendre chacun d’entre-eux ? Il se pourrait que cela ne soit pas uniquement de la compréhension, dans la BD et dans le film du genre les choses sont quelque peu différentes que dans ce qui imite « la vie réelle ». C’est qu’on déteste d’une manière plus sympathique un Docteur Octopus, qui veut détruire Spider-Man, ou un Freddy Krueger, qui souhaite te tuer dans le sommeil, plutôt que le sergent psychopathe dans Full Metal Jacket ou cette odieuse infirmière Ratched dans le Vol au-dessus d'un nid de coucou. Puisque mes histoires ont pas mal d’éléments satiriques, ainsi les personnages négatifs s’élancent plus dans des directions menant à toutes sortes de connards qui sont plutôt risibles que ne le sont, dans un sens classique, les personnages négatifs « réaliste » qu’on haït véritablement. Il est intéressant, ce personnage de la présidente, qui fait le tour de la diaspora croate à travers le monde ne s’attardant pas trop à la vie réelle. Vous n’aviez pas besoin de chercher longtemps pour trouver le modèle pour ce personnage ? Je n’ai pas eu à le chercher loin car la présidente de la République est probablement le personnage le plus inspirant dans la nouvelle histoire de notre planète, et depuis qu’elle occupe cette fonction ma vie a gagné en sens. Elle est ce qu’il y a de plus amusant qui ait pu arriver à la Croatie depuis son indépendance. Je pense que le peuple devrait également lui être reconnaissant pour cela. Quand tu te rends compte d’avoir enfin la super-héroïne que probablement personne ne surpassera dans ce cirque qu’est notre pays, il devient tout à fait impensable de ne pas voter pour elle aux prochaines élections, car tu souhaites que la fête avec elle ne s’arrête jamais. Je suis souvent réveillé par des cauchemars, je rêve de vivre en Suède ou au Canada, ou même le roi, voire la reine, sont des gens sérieux sans rien qui offre à rire, rendant ma vie incroyablement ennuyeuse et absurde.
Twitter Today et Facebook Post Vous ciblez aussi le journalisme contemporain avec lequel vous en jouez décrivant avec ironie comment sur le portail verite.com adviennent les nouvelles, et vous n’avez non plus oublié les réseaux sociaux, de sorte que les deux protagonistes sont plus concernés par le nombre de likes que par le fait que les extraterrestres les aient choisis en tant que porte-paroles. Et vous aussi, vous êtes plutôt actif sur Facebook… Pour des raisons inconnues, j’ai toutes sortes de conneries qui me viennent au quotidien à l’esprit, par conséquent je les mets sur le réseau social populaire pour remonter le moral à ces peuples qui pâtissent. Dans un avenir proche, le journalisme classique disparaîtra et se transformera en copiage des statuts des gens connus et inconnus sur les réseaux sociaux. Il n’y aura plus que quelques éditions de journaux imprimés, à savoir Twitter Today, Instagram Times et Facebook Post. Vous débutez assez tardivement dans le cinéma. Pourquoi l’attente du premier film était aussi longue ? Êtes-vous satisfait de ce que vous avez réalisé ? C’était assez long, car pendant un temps je n’étais pas sûr qu’il soit possible de réaliser un film de science-fiction ou un film d’horreur. À chaque fois que je pensais envoyer un scénario à un concours j’abandonnais aussitôt, du fait que la réalisation de tels projets me paraissait être de la science-fiction. Puis tout a changé, il y a à peu près sept ans, lorsqu’au concours du HAVC (Centre Audiovisuel Croate) le scénario pour le court-métrage de science-fiction Teleport Zovko a été accepté, que j’ai réalisé par la suite, gagnant même quelques prix. Ces événements m’ont encouragé à me lancer dans la création d’un long-métrage dont je suis assez satisfait de la réalisation. Il est exactement tel que je l’avais imaginé. Que pensez-vous de la situation actuelle de la cinématographie croate ? À quel point le changement de la direction a-t-elle influencé le cinéma ? Il est un peu tôt pour dire ce que le changement à la tête de HAVC représente, mais cela ne va pas tarder. La peuplade a déclaré Hribar être un criminel, il s’est retiré, pour qu’il soit par la suite prouvé qu’il n’y avait aucune irrégularité — et comme si de rien. Dans un avenir proche, la peuplade déclarera un nouveau Hribar être Serbe, il va se retirer, et même si l’on déterminera par la suite que celui-ci est Croate depuis 1400 ans, cela sera à nouveau comme si de rien. Lorsque vers l’an 2028 la peuplade s’appropriera enfin HAVC, un seul film sera réalisé avec le budget de tous les projets annuels ; et le scénario qui remportera la mise au concours sera le plus patriotique et le plus spectaculaire dans ses envolées épiques. Au même temps, en Croatie on réalisera la 12e saison de La Servante écarlate (The Handmaid’s Tale), mais en tant que série documentaire. Pendant de nombreuses années, vous réalisiez des clips vidéo et des publicités à travers toute l’ex-Yougoslavie. Quelle est la situation sur ce marché ? Il est visiblement possible d’y survivre… Je continue de régler le loyer grâce aux réalisations des spots publicitaires. La situation dans le marketing, concernant les spots publicitaires à la télévision est satisfaisante, même si les budgets des publicités ont baissé par rapport à, disons, 15 ans. Les budgets diminuent d’année en année, en réciprocité avec la chute de la population dans nos contrées. Un dirigeant d’une puissante corporation gérant une de nos sociétés m’avait dit lors d’une réunion d’affaire : « Écoute, Peđa, moi je ne peux pas vous donner le même budget que celui accordé aux Polonais. Car vous, dans tout le pays, vous êtes à peine aussi nombreux que les habitants de Varsovie. » Et je me suis souvenu de mon tout premier ballon de foot que j’avais acheté à des pauvres nécessiteux polonais au marché aux puces de Hrelić en 1978… Traduit par Yves-Alexandre Tripković