Le labyrinthe intemporel du maître Valent
Ceux qui suivent de près ou de loin la littérature contemporaine croate en entendant le nom de Milko Valent acquiesceront de la tête en signe de simple reconnaissance, puis, tantôt avec approbation tantôt avec désenchantement, selon la sensibilité littéraire de tout un chacun, de la vision du monde ancrée dans nos propres fors intérieurs, dans ces cités délicates qu’il nous faut construire toute une vie pour en établir ne serait-ce que des contours, une réaction apparaîtra. Un constat peut donc être avancé sans se soucier trop de sa véracité, celui que cet écrivain né en 1948 dans la capitale croate, à Zagreb, ne (se) pardonne l'indifférence. D’où vraisemblablement cette hyper-activité créative qu’il déploie dans le champ littéraire et qui le situe en tête des auteurs des plus prolifiques et des plus productifs de l’histoire de la littérature croate. Prosateur, poète, dramaturge, essayiste et critique théâtral, il a publié pas moins de 40 œuvres littéraires dont 29 livres et 11 pièces de théâtre. Ses œuvres figurent dans de nombreuses anthologies et recueils de poésie, de prose et de pièces de théâtre, une reconnaissance confirmée par des traductions de ses œuvres dans une dizaine de langues. Une de ses dernières œuvres en date confirme son goût pour l’abondance. Début 2014 Milko Valent présente son roman Les larmes artificielles, qui se lit sur pas moins de 1400 pages, le situant, juste après Gordana (1934-1935) de Marija Jurić-Zagorka et Zastave (Les Drapeaux, 1968) de Miroslav Krleža sur le podium des œuvres littéraires croates les plus importantes en volume. Les courageux critiques qui ont réussi à le lire intégralement s’accordent à constater qu’il s’agit d’un grand roman, non seulement par son volume, le jugeant finalement comme une date suffisamment importante dans la littérature croate pour qu’une attention particulière lui soit accordée. Nous y reviendrons. Cela dit, Milko Valent, diplômé de philosophie et de littérature comparée à la Faculté des lettres de Zagreb, se vouant entièrement à son œuvre, attire depuis des décennies l’attention ne laissant place à l'indifférence. Aussi bien à la sienne qu’à celle de ceux qui croiserait son œuvre.
UN MONDE SOUS TRANSFUSION
Nous ne sommes pas toujours en mesure de savoir comment et pourquoi certaines œuvres viennent à nous. De même, qu’est-ce qui contribue à ce que nous nous y attachions au point d’y consacrer et du temps et de l'énergie. Quelle est donc cette magie qui opère le coup de foudre entre une œuvre (l’auteur) et un lecteur (qui peut engendrer un futur traducteur) ? Quelles sont les vibrations qui se mettent à raisonner en nous lorsque nous entreprenons la lecture d’un ouvrage ? Mais surtout, comment jaillit cette voix (en l’occurrence polyphonique) en nous, et suffit-il d’observer le chef d’orchestre pour entendre la symphonie, en déceler l’harmonie ? Le livre nous est parvenu, nous l’avons ouvert, nous y avons accédé sans jamais pouvoir en ressortir. Ou peut-être à l’envers, sans que le livre puisse sortit de notre imaginaire, de notre cœur. De notre corps de lecteur. Le rapport à la littérature est un rapport charnel. Cet essai est une douce tentative à saisir ces fils invisibles dont est enveloppée L’Europe nue de Milko Valent, aussi, de déceler ces articulations qui rendent cette œuvre bien dansante dans notre expérience de lecteur.
Publiée en 2006 chez l’éditeur zagrebois Fokus komunikacije, la trilogie dramatique Zéro de Milko Valent s’est inscrit, aussi bien formellement mais surtout de par la vision de la décadence du monde que l’auteur observe, dans la lignée des plus grandes entreprises dramatiques croates, comme le remarque le spécialiste du théâtre croate, l'académicien Boris Senker. La réflexion qui précède les trois pièces de théâtre — Ground Zero Alexandra, L’Europe nue et Playdoier per Pussy — Les terrains fougueux du théâtre brut chez Milko Valent, est une étude sur la trilogie des trilogies, à savoir celles de Ivo Vojnović (1857-1929), La Trilogie dubrovnicienne, puis de Miroslav Krleža (1893-1981), Les Glembays, et finalement la trilogie Zéro de Milko Valent. Deux pièces de la trilogie dramatique Zéro ont été récompensées par le premier (Ground Zero Alexandra, 2002) et le troisième prix (L’Europe nue, 2000) Marin Držić, décerné par le Ministère de la culture de la République de Croatie à la meilleure œuvre théâtrale, tandis que la troisième pièce Plaidoyer per Pussy est un réel miracle tautogrammatique où chaque mot de la pièce, aussi bien les noms des Protagonistes (Pénélope, Priape...) que les dialogues voire les didascalies, commencent par la lettre p. Et sans perturber le sens du récit, bien au contraire, cela lui donne une nouvelle dimension où la folie créatrice épouse les extravagances des créatures. Un autre de ces clins d'œil valentien qui à première vue étonne, puis, en s’y attardant, le regard surprend agréablement jusqu’à pousser à la grande admiration une fois la vue p(ro)longée dans la complexité du défi relevé. Nous ne rappellerons pas le fait que l’auteur que nous suivons est l’incarnation de cet étonnement qui sans cesse met à défi des certitudes dont nous avons souvent la faiblesse de nous voiler la vue par crainte de ce que nous pourrions (re)découvrir.
Sans crainte aucune donc, approchons-nous délicatement de L’Europe nue, cette créature littéraire que Milko Valent nous présente par le biais de cette galerie de super-héros(ines), ce Radeau de Méduse d’un monde en perdition constitué de personnages aux silhouettes becketto-brechtoviennes, accentués par le rythme explosif à la Tex Avery et que l’auteur habilement téléguide nous menant indéniablement au cœur même des événements qu’il examine minutieusement, stéthoscope au cou, bistouris entre les mains, la vivisection du monde à l’œuvre, et même arraché, ce cœur fragile continue à battre comme si de rien n’était. Le tourbillon dramaturgique du biorythme de l’écriture accélérée provoque des spirales centrifuges surgissant de ces rapports intenses à l'intérieur de cette galerie remplie de personnages hauts en couleurs, aspirant en elles, ces spirales anéantissent tout superflu dont souvent on se réjouit comme d’une consolation, à défaut d'entreprendre des efforts plus souverains en vue d’un accomplissement humain bien plus jouissif. Surtout dans un contexte de la biométrisation générale de la société, ou encore du nivellement des corps au niveau de celui des machines, de cette omniprésente vidéo-surveillance, de la divine propagation de l’américanisation et du royaume omnipotent des gouvernements de technocravates. Ne serait-ce qu’oser dire que l’état est inquiétant ne serait suffisamment inquiétant. Car le monde est dans une situation dramatique, irrévocablement critique. Le monde qui est constitué d’hommes, de femmes, d’un peu de vous, d’un peu de moi. Et freiner en pleine course puis faire marche arrière en s'arrêtant sur une image qui se voudrait plus idyllique est rendu impossible une fois que le court-circuit ait anéanti la télécommande universelle. Celle qui commanderait la morale. Et le monde qui ne peut se détacher de cette obstination d’un zapping obsolète, passant du consumérisme effréné par la publivoracité, à travers l'exploitation des plus démunis jusqu’à la complaisance sous l'égide du marché boursier international, vous remarquerez que le chemin est circulaire, perd la main d’un destin qui se voudrait serein, car voulant atteindre ce soleil noir de la compulsivité, elle lui a été tranchée, auto-amputée. Ainsi, par le biais du psycho-gramme de notre époque, soigneusement conservé dans ce dossier médical, département : Soins intensif du Monde, intitulé L’Europe nue, le médecin généraliste à la mission plus que dramatique, Dr Valent ne peut agir autrement si ce n’est d’écrire un prodigieux, courageux et frénétique diagnostic où sont mis à l’index les maux de notre époque en déroute, cette époque dont la dérision se propose d’être un des antidotes possibles. Pas le seul mais celui qui sait et peut ne serait-ce que légèrement amortir la chute d’une civilisation en déclin.
POLAROIDS D’UNE ÉPOQUE
La frénésie, ce qui en aucun cas ne sous-entend la précipitation, et donc le manque de considération, d’attention, est l’unité de mesure de ce métronome de notre contemporanéité qu’inlassablement suit le chef-d’orchestre de L’Europe nue. Le temps qui y est mis à l’épreuve est celui greffé dans les clips musicaux qui nous livrent en abondance ces explosions d’images subliminales qui ne se développent qu’à rebours une fois profondément ancrées dans nos subconscients. C’est un temps intemporel qui ne distingue plus le passé, le présent et le futur, il ne les confond pas mais les traite à titre égal. Tout est ainsi à l’instant même où l’événement est annoncé, décortiqué, dénoncé. Et pourtant, nous suivons parfaitement la mécanique narrative car balisé à la manière dont le fait le maître Valent, l’ensemble en apparence chaotique obéit à une structure quasi mathématique, l’expression s’impose, elle est d’une précision chirurgicale. Et cela ne réussit qu’aux plus habiles des funambules, ces artistes de cirque, héritiers de danseurs sur corde du XVIIIe, XIXe siècle. Et Valent, par son écriture enjouée, triste sous sa drôlerie, aussi bien intuitive (à saisir les obsessions du monde) que réfléchie (pour pouvoir reconnaître la manière dont les archétypes se miroitent siècle après siècle), renouvelle avec cette noble tradition circassienne, tendant son fil narratif depuis la profonde antiquité jusqu’à l’aube du XXIe siècle :
LE VETERAN DE GUERRE (...) Je fais la guerre depuis des milliers et des milliers d’années et c’est un vrai miracle que j’y aie survécu. J’ai été blessé 132 fois. Le pire, ce fut pendant le siège de Stalingrad quand je suis presque mort de faim. Je mangeais de la neige et des feuilles d’herbe basse calorie. Je mangeais de la sciure de bois et de la colle. Une véritable horreur pour un gourmand comme moi. J’ai aussi connu des temps difficiles pendant les guerres de Gaule. D’ailleurs, Jules César me doit sept mille trois cent sesterces depuis plus de deux mille ans, ce qui fait, au cours du dollar, une coquette somme. (...)
Voici la manière dont Valent traite une des constantes des plus résistantes que l’humanité perpétue inlassablement jour après jour, nuit après nuit : la guerre. Le thème de cette pièce de théâtre étant plus particulièrement celui de la femme dans la guerre. Dans une famille européenne comprise au sens large comme l’Europe urbanisée, et plus largement encore comme l’Amérique urbaine, une jeune fille, La femme urbaine, pleure son fiancé mort à Sarajevo pendant l’occupation. La famille se retrouve autour du cercueil. Mais avec toute la conscience du sentiment tragique qu’un pareil événement impose,
LA METTEUR EN SCENE fatiguée, épuisée
Laisse tomber, je travaille beaucoup. En général je dirige le répertoire classique. La Comtesse Maritza, Hamletmachine, Shakespeare, des comédies en général (Sur l’écran le répertoire classique.) Ce n’est pas mal, mais nulle part de vraies tragédies à mon goût. Jusque-là. Cette pièce me procure un plaisir énorme. Quand Milk m’a proposé L’Europe nue, j’ai tremblé d’envie de la monter. C’est la première vraie tragédie de l’Antiquité à nos jours.
L’AUTEUR, avec modestie
La deuxième. La première c’est Six personnages en quête d'auteur (Sur l’écran six personnages cherchent quelque chose.).
notre auteur ne peut s’en empêcher, ou plutôt réussit à lui insuffler un esprit cocasse qui en aucun cas dédramatiserait les événements qui se seraient réellement produits, mais au contraire, accentuant certains aspects de l’homme en dérive, le rendant ridicule, il réussit à nous replonger dans des réflexions sur ce qui est essentiel, vital. Car par des savants traits d’humour, il croque (craque) la psychologie et les comportements des hommes et des femmes que l’époque fabrique, mettant en perspective, par le procédé photographique de l’exposition du négatif en vue du développement d’une image positive, la profonde tragédie de la condition humaine, cet état omniprésent qui accompagne tous les numéros de sketchs, même chez les clowns les plus drôles, surtout, et ce doux bruit de fond, malgré des sourires et des explosions de rires que peuvent engendrer les déambulations des protagonistes de notre pièce, persiste à souffler dans l’esprit du lecteur/spectateur bien après les avoir rencontrés. Même une fois le chapiteau plié, le rire persiste. Egal à l’acide nitrique utilisé par Nicéphore Nièpce lors de son invention pour créer la première image négative sur du papier, Milko Valent sur ses infinis rouleaux de papier transcrit de sa plume qu’il plonge dans du rire acide cette silhouette de l’homme en perte de valeurs, mais qui, une fois renversée, se voit remplir d’un sens nouveau, d’un nouveau reflet, celui dont notre conscience est en mesure d’assurer la projection. Qui serait bien futile si elle ne s’inscrivait dans la continuité qui est l’autre mot pour la transmission de l’héritage commun. En mettant en scène La Grande Maman, l’auteur nous présente l'accoucheuse du monde, celle par qui tous les vices et caprices, tous les individus et vertus sont engendrés :
LA GRANDE MAMAN grandiloquente
Je suis La Grande Maman. J’aime mon travail. J’aime beaucoup mon travail. Il consiste à accoucher le monde où déambulent hâtivement des foules de gens. Mon travail consiste à accoucher de grosses palettes pleines d’enfants. (D’un geste ample elle désigne aussi bien la troupe que le public.) J’accouche de tout ce qui vit, de ce qui ne vit pas, de tout, de l’imbécile au génie, des enfants ordinaires aux philosophes en passant par les clowns, les hobites, les nains et les gnomes. Mes vergetures provocantes sont visibles depuis un hélicoptère, mais je suis fière de ces attributs biologiques qui montrent mon tempérament combatif. Pendant les temps difficiles, il y a longtemps, à l’époque où la gynécologie élémentaire n’existait pas, j’ai vu toutes les étoiles maudites.
Aussi bienveillante que combative, elle symbolise le principe de la vie éternelle qui maintient la lueur de l’espoir. Surtout lorsqu’il semble que le train d'ignorance risque d'écraser à jamais tout sur son passage, donnant vie elle offre l’unique chance à saisir pour que la lumière puisse sans cesse se renouveler, accordant parfois le pardon aux hommes pour qui la vie se résume souvent à une partie de poker avec soi-même.
LA REMISSION DE L’ÊTRE
De même que le sujet de cette pièce est l’amour pervers envers la guerre, il est aussi question de la guerre sublime pour l’amour.
« (...) Chère Elizabeta, je pense beaucoup à toi et au disco club Aquarius où nous avons dansé jusqu’à l’aube, la dernière fois. À mon retour, et ça pourrait être dans un mois ou deux, nous danserons toute la nuit. Sorry, mais là je dois faire la ronde. Mon char s’appelle Elza. Je t’aime et je pense à toi et à tes strudels aux cerises. Ton Robert.»
Les mots que nous venons de lire sont ceux de Robert, le défunt fiancé de la Fille urbaine qui veille sur son corps meurtri. Tour de force littéraire où dans la même incision dramaturgique l’auteur parvient à synchroniser la voix de l’amour et celle de la mort. La pièce a été écrite dans l’ombre d’un contexte historique bien particulier, mais pourtant vise l’universalité. Ce sont les mots délicatement entreposés dans toutes les lettres de tous les défunts fiancés de toutes les guerres. Le sentimentalisme ne fait pourtant pas long feu dans la marmite littéraire de Milko Valent, il relativise vite la situation, aussi douloureuse qu’elle soit, tout en continuant la délicate opération à vif de l’état du monde :
LA FILLE URBAINE (...) Ah, cher Robert. Oui, je suis une fille urbaine et je pleure mon petit ami à ma façon. J’aime le bon rock’n’roll, la musique du monde et le New Age. Maintenant je vais allumer cette bougie pour Robert et je vais la tenir quelques instants entre mes mains. J’écouterai de la musique et je prendrai une rasade de cognac de temps en temps. Je suis sûre qu’il aurait fait pareil à ma place, comme moi à la sienne. Demain je l’enterrerai, et après-demain j’irai travailler.
Terminus, tout le monde descend ! Nous nous sommes suffisamment attardés dans l’au-delà, il nous faut maintenant redescendre sur terre et rejoindre le marathon sur le marché du travail qui n'apprécie guère que les machines tournent au ralenti. La concurrence globale oblige l’hyper-productivité qui oblige l’instauration des horaires sans fin qui oblige la mobilisation de toutes ressources humaines qui oblige le dénigrement d’une vie privée qui oblige l’absence d’une vie intime qui oblige l’informatisation de l’humain. Le monde vu à travers les fenêtres pixelisées où tout est chronométré, mesuré, moulé aux normes du marché commun pas toujours adapté aux réalités de la vie, voilà une autre des inquiétudes qui se faufile entre ces lignes. Où donc l’homme peut-il se placer sur ce cruel échiquier financier sans que cela n’entrave sa survie élémentaire ? Il pourrait y avoir un endroit où il ne craindrait rien, mais pour cela il nous faudra revenir dans l’au-delà, qui est en réalité paradoxalement plutôt à quelques mètres sous terre.
LA GRANDE MAMAN (...) Pour que notre terre européenne lui soit douce, j’ai envie d’un peu de tristesse sophistiquée, mais honnête. Mais bien sûr ! Voici l’endroit vers lequel, ironiquement et sans complaisance, Valent dirige son regard. Vers ce cercueil noir d’un monde qui enterre ses jeunes. S’adressant à nous, spectateurs de nos propres vies. C’est vers cette vision du monde mortifère et dénuée de toute humanité où règnent des aspirations macabres que l’auteur projette l’image distordue de la conscience de ce monde qui pourtant est le nôtre. Ce monde dont la réalité cruelle où l’homme égale la statistique, où l’homme n’est plus égal à soi-même, écrasant celui où la poésie vivrait parmi nous sans entraves en nous réapprenant patiemment à marcher, à respirer, à espérer.
LA FILLE URBAINE (...) je me dis : moi aussi j’ai droit
à la prose, au drame et à la poésie,
au soleil naissant
j’ai le droit de prier et de maudire le ciel.
quelqu’un m’a murmuré à l’oreille :
personne ne peut empêcher
que l’ange ne soit vierge
s’il apparaît enfin.
et vraiment, à la septième station
entra l’être fou en camisole blanche.
les dieux le suivirent à distance.
avec le respect qui lui est dû
lui allumèrent les pupilles,
il vint droit vers moi.
je sentis qu’il incarnait l’étonnement dans un monde
qui se bat pour la survie. (...) (Les autobus ne sont pas sûrs)
Le personnage central de ce récit théâtral, La Fille urbaine, de ce conte moderne où les hymnes nationaux sont chantés par des majorettes au service de n’importe quelle option politique en vue, chantonne sa vie avançant lentement dans ce labyrinthe où les voies du désir d’un accomplissement personnel ne suivent pas la même marche que celle balisée par le monde dans lequel il lui faut évoluer pour survivre. Mais elle, elle veut se sentir vivre. Incarnant la poésie dans tout ce qu’elle a d'imprévisible et de sublime, elle est le contrepoids d’un monde administré. Meneuse de la guérilla urbaine d’un ordre nouveau qui défie celui où les innombrables clauses des contrats de sociétés multinationales font légion. Guichetière dans une banque, elle comptabilise les erreurs commises sous l'égide de la gestion de la vie. Qui est indomptable, souveraine, aussi sauvage que divine.
Le monde de L’Europe nue est évoqué par le procédé d’un réalisme psychotique où les sphères des occupations humaines sont mises à niveau égal. Nous l’avions vu auparavant, tout se passe en même temps, tout est interactif. La haute culture, bras dessus bras dessous avec la culture populaire côtoie le crime organisé qui rends visite à la politique qui fréquente la prostitution et le monde se serre les coudes dans cette ronde qui ne se souvient du début, ne remarquera la fin. Notre auteur, préoccupé par l’état de ce monde où la poésie est chiffrée, où les législations et les amendements remplacent les poèmes en prose et les sonnets, prolonge sa réflexion dans le roman Les Larmes artificielles (Paris : THEATROOM, 2019) qui, tout comme la pièce de théâtre L’Europe nue (Paris : Theatroom noctuabundi, 2008), (se) questionne par quels moyens l’être humain, avec toutes ses qualités, ses défauts, tout son potentiel aussi bien créatif que destructif, devrait déployer ses talents et forces pour se préserver. Empêchant ces larmes tellement ensanglantées de couler à jamais.
LES COULISSES DES COULISSES
Le charme de L’Europe nue éclate au grand jour sous toutes ses coutures. Nous avons survolé les sujets qu’elle ausculte et les traitements qu’elle préconise. Attardons-nous maintenant sur les procédés formels qui la caractérisent en la rendant particulièrement séduisante. Ce qui la distingue et la propulse dans une exclusivité toute particulière est la manière dont l’auteur traite aussi bien la notion du théâtre que celle de la vie au théâtre. Le spectateur est étonné en découvrant la lucide disposition de cette pièce, car à la différence de la plupart des productions, nous assistons ici à la production même de la production. En d’autres termes, Milko Valent nous soumet à une double exposition : celle de la pièce telle qu’il l’a imaginé et écrite et qui se dévoile devant nous, mais aussi de la pièce en train d’être montée à l’instant même où nous la découvrons. En effet, nous assistons à la répétition générale de la pièce qui s’intitule L’Europe nue et qui est en train de subir ses dernières modifications et ajustements pour pouvoir prendre vie dans la réalité scénique. LA METTEUR EN SCÈNE se levant de la chaise du premier rang
S’il vous plaît ! Un peu de lumière rose sur La Fille Urbaine. Même un peu de vert. Balancez un peu de bleu sur L’Auteur. Je suis une femme, je suis la liberté et je veux que l’on sente enfin la touche féminine dans cette maison. Un peu d’ordre ne peut nuire, n’est-ce pas, monsieur l’auteur ?
L’AUTEUR émergeant de la lumière bleue
Madame Agata, je vais tomber dans les pommes ! Je vais avoir un infarctus ! C’est la toute première fois en plusieurs siècles qu’un metteur en scène me demande quelque chose ! Bien sûr, je suis d’accord, d’autant plus d’accord que c’est moi qui ai écrit dans un langage compréhensible à tout le monde qu’un peu d’ordre ne pouvait nuire. C’est précisément pour ça que j’ai proposé que L’Europe nue soit mise en scène par une femme. Écoutez, je suis un homme sensible. Je compose des pièces pour pouvoir comprendre le monde qui est en moi. Maman était contre, mais je lui ai dit qu’il fallait bien que quelqu’un s’en charge. Elle a dit que mon père aussi avait toujours eu un penchant pour le cirque, le pauvre, et s’est ensuite remise à préparer la salade aux tomates. Ainsi nous assistons tout au long de la pièce à la démystification du processus de la création théâtrale qui est souvent rendu hermétique, soit par l’impossibilité d’explication claire soit par crainte de dévoiler les insoupçonnables secrets du métier. Tandis que la vérité est qu’une pièce, quel que soit son sujet ou encore l'esthétique voire l’enjeu, est le résultat de la communication entre ses participants. La fluidité des dialogues entre ceux qui inspirent et ceux qui incarnent déterminera la réalisation, car il est connu que tout ce qui se passe dans les coulisses s'immiscera tôt ou tard sur scène. Mais Milko Valent, cet enfant terrible (ou le terrible enfant dans le plus noble des sens ; c’est dans le bac à sable littéraire où chaque grain de sable est une lettre qu’il construit inlassablement ses châteaux poétiques) de la scène littéraire croate ne se contente pas de cette singulière et unique mise en abyme. L’architecture de sa pièce de théâtre s’appuie sur l’échafaudage minutieusement monté et présenté sous le titre Le Clair de lune, la source supplémentaire où les personnages de la pièce L’Europe nue, en tant qu’ouvriers édifiant l’image de L’Europe en déclin, s’agitent, montent et descendent, sautant occasionnellement par les fenêtres dans la pièce en train d’être montée. Cette partie est présentée par l’auteur comme une boîte à outils d’une compréhension approfondie, à savoir que l’articulation de ces fragments dans le corps central de L’Europe nue est entièrement laissée à l’intuition des metteurs en scène. De cette source supplémentaire jaillissent les monologues des protagonistes ainsi que les manifestations des Majorettes, ces enfants du corps de la chorale des temps modernes. Cependant, l’intervention la plus surprenante réside dans le fragment L’Espace de la banalité, la vie comme telle où l’on rencontre les comédiens non plus en tant que personnages qu’ils interprètent mais en tant que personnes qui s'apprêtent à jouer la pièce. Ils portent leurs prénoms figurant sur leurs actes d'état civil et fumant et sirotant le cappuccino discutent des choses de la vie. C’est dans cette mise en perspective du rapport entre la vie dite réelle et sa théâtralisation que l’auteur bouscule les codes de la représentation créant une seconde mise en abyme exemplaire. Procédé plus qu’approprié lorsqu’on raconte le monde au bord de l’abîme.
Mais Valent ne serait Valent s’il se contentait de ces précis mécanismes littéraires qui rendent l’illusion parfaite, et qui sont pour la plupart d’entre nous suffisamment vertigineux, car comme nous l’avons mentionné auparavant, face à nous se trouve l’habile funambule animé par le feu sacré. C’est ainsi que sur scène apparaît l'homonyme de l’auteur Milko Valent dont le personnage se nomme L’Auteur. S’intégrant soi-même (et sa fonction de l’écrivain), l’auteur réussit à glisser dans la serrure de la lecture de la pièce une clef coulée dans l’auto-ironie.
L’AUTEUR embrasse calmement la scène du regard, le monde entier, et conscient de l’ampleur de sa responsabilité, passe la main dans ses cheveux Je suis l’auteur. Je m’appelle Milko. Milko Valent. Je crée le mouvement du monde. Je crée des intrigues pittoresques dans lesquelles personne n’est innocent. En fait, je suis un ouvrier de chantier au meilleur sens du terme. C’est un travail comme un autre ; inutile d’en faire toute une histoire. (...) La voix érudite, éloquente de l’Auteur permet à l’auteur Milko Valent de se questionner sur les raisons et l’importance de l’écriture :
L’AUTEUR (...) Tout comme Milko Valent, je dois penser au moindre détail. Il est clair que l’Europe est allée au diable, c’est pourquoi je dois écrire de joyeuses tragédies. (...) Ainsi, par une succession de mise en abyme ingénieuses, L’Europe nue tourbillonne joyeusement, frénétiquement, balayant autour d’elle les obstacles qui ralentissent la chorégraphie de la vie.
TOUTES LES HISTOIRES SONT VRAIES
Dans un monde peuplé de politiciens et de soldats, de proxénètes, prostituées, criminels et dealers à qui s’oppose toute une galaxie de personnages enivrés de poésie, ce breuvage qui permet de rester en vie, le chaos règne en maître. La littérature de Valent, aussi bien romanesque que théâtrale, rétablit un équilibre. Ses personnages sont attachants parce que racontés sans détour, n’excluant ni leurs défauts ni leur handicaps dont personne n’est véritablement épargné. Il place l’homme au centre d’un tourbillon millénaire qui transporte inlassablement des erreurs et l’aveuglement, des crises, l’hypocrisie, la graine du mal. Dont il est difficile de se libérer, les racines étant bien profondes, pour retrouver une humanité. Il nous parle, ou plus précisément, il cherche la position de l’humain, les coordonnées géographiques exactes de l’homme. Mais l’homme est fuyant, difficilement saisissable, souvent absent. Dans une chasse effrénée après lui-même. Perdant le souffle à l’intérieur du gigantesque labyrinthe qu’il a creusé de ses mains. Dans ce marathon à travers ces entrailles du monde qui rejoignent les siennes. Pourtant il arrive qu’il ait besoin de repos, qu’il s’attarde, sans s’arrêter véritablement car cela voudrait dire qu’il a embrassé la dernière des fatalités.
′′La décadence est toujours avenante. Elle est inscrite dans la nature telle une ravissante lumière nocturne qui scintille à l’approche de la mort. À l’approche de la mort, toutes les histoires sont vraies.′′ Capter ce moment-là, quand tout superflu, tels des lambeaux de bandages usés couleur sang pâli se détachent lentement de nous. Quand l’homme malade de la civilisation cicatrise ses plaies dans la mer, sous le soleil tentant de retrouver son équilibre. Ou sous ne serait-ce qu’une seule étoile.
Mais à force de courir avec des œillères ne remarquant plus notre prochain et ce qui nous arrive, ne nous sommes-nous pas déjà tellement éloignés de cette innocence, s'efforçant bien trop souvent de se détacher de l’enfance. L’autre nom de l’aurore. Le projet est utopique, mais tant qu’il y aura des philosophes tel Milko Valent qui savent écrire le monde et crier la nudité du roi, ou de la reine, sans oublier que le plus beau des habits est l’élégance de l’esprit, nous serons à l’abri.
La captation de la pièce L'Europe nue de Milko Valent mise en scène par Sava Andjelkovic.
MILKO VALENT
L'EUROPE NUE
traduit du croate par ¬ Yves-Alexandre Tripković
préface ¬ Boris Senker
THEATROOM noctuabundi, 2007
123 pages ¬ 9 €
MILKO VALENT
LES LARMES ARTIFICIELLES ・PQ
traduit du croate par ¬ Yves-Alexandre Tripković
THEATROOM, 2018
176 pages, 12 €