We don't need other heroes
Lorsque j’étais admis à l’hôpital Maritime à Pula et qu’au-dessus de moi clignotaient et sifflotaient les appareils, ce qui m’impressionnait avant tout étaient les deux infirmières et les deux techniciens médicaux. Toutes les vingt minutes les infirmières venaient et minutieusement lisaient les données sur le moniteur, demandaient régulièrement si tout allait bien, s’il fallait soulever le lit, réajustant souvent le coussin. Si j’ai besoin du « pistolet », comment je me sens ? À la plupart d’entre nous, on était six, aussi bien hommes que femmes, elles remplaçaient les couches qui schlinguaient pas mal. C’est pourquoi la fenêtre se devait de rester ouverte tout le temps. Quasiment toutes étaient jeunes. Elles surveillaient fixement sans répit, toute la nuit derrière la grande vitre suivant attentivement si nous pouvions bouger, si un tube ne se serait pas arraché, si les machines sifflaient encore. Vers cinq heures, avant de quitter leur garde, elles nous prenaient la température, et celles de la nouvelle garde qui venaient d’arriver aussitôt parcouraient chacun des lits, étudiaient la feuille suspendue au pied du lit et observaient chacun d’entre nous, avec soin. Anges sous-payés, invisibles jeunes filles et femmes, qui pâles comme un linge s’empressent en silence à quitter l’hôpital pour pouvoir rapidement rejoindre leur maison. Évidemment que j’avais honte face à elles car je sais à quel point elles gagnent peu. "Gagnent" ! Maintenant que nous sommes tous cloîtrés à la maison et souffrons car nous regardons la télé, maintenant que nous ne pensons qu’à sauver nos culs, il s’avère que l’État n’est défendu que par les sous-payés. Tout en risquant leurs vies. Chauffeurs de camions sous-payés dans ces affreuses cabines, livreurs, au plus bas de l’échelle, policiers sur les routes, vigiles hommes et femmes à la merci des courants d’air (demandez-leur combien ils gagnent !), pompiers qui s’achètent pour le casse-croûte cent grammes de charcuterie très bon marché — combien donc gagne un pompier ordinaire ? Que gagnent ces dames et ces hommes dans les cabines de péage, les employés des stations d’essence — et moi je compte sur eux, qu’ils soient là, à tout instant, si de toute urgence, à deux heures du matin il me faut aller à l’hôpital vu que j’ai la fièvre. Et bien sûr que je ne m’étonne pas que les poubelles soient vidées lorsque, armé du masque et avec la plus grande des précautions je sors les sacs remplis d’ordures. Pendant que je me lave énergiquement les mains, eux ils poursuivent, ceux dont nous prononçons la profession avec un léger malaise, les éboueurs. Et eux, comment se portent-ils dans la puanteur, lorsqu’ils pendent sur leurs camions, et dans quel état sont leurs gants ? Il y a quelque chose de bon dans cette crise, au moins remarquons-nous à quel point l’État n’existe pas. Que ne s'occupe de nous que le prolétariat salarial au smic ou dans ces eaux-là. Sans objection et avec responsabilité, ils ont pris en charge l’État. Les vendeuses dans le magasin qui s’appelle Ultra n’ont pas profité du congé de maladie (et elles ont bien des enfants, n’est-ce pas ?), mais armées de gants et masques prennent de leurs mains chacun des objets, l’argent sale, les cartes sur lesquelles on a toussé, et le passage auprès de la caisse est si étroit que je suis compressé à quelques centimètres à peine d’elles. De sa plus belle voix elle me dit à travers le masque « Bonjour », et lorsqu’elle me rend l’argent sale ajoute en plus un « Merci ». L’épidémie, les mesures du confinement, l’observation passeront. Dans quelques semaines, je dirais dans les alentours du 1er mai, nous allons commencer à pouvoir rejoindre l’extérieur. Le café, la terrasse, enfin allons-nous pouvoir commander notre macchiato et feuilleter notre journal. Jeunes serveuses et serveurs nous souriront et nous leur rendrons le sourire. À ces sympathiques concitoyens qui avec sourire ne gagnent parfois même pas le smic. On les trouvera insupportables ces livreurs qui se garent n’importe comment, et au bureau de poste nous allons à nouveau pouvoir vociférer aux femmes au guichet : « Allez donc, on se dépêche, ça va faire vingt minutes que j’attends ! » Ces enfants sur le trottoir avec leur sac-à-dos nous gêneront (mais qu’est-ce qu’ils sont malpolis), tout comme ces éboueurs, ils bossent au ralenti, et le boucan qu’ils font avec ces bennes à ordures ?! Vous vous souvenez lorsqu’avait débuté la guerre en Yougoslavie en 1991 ? À l’époque je vivais à Zagreb. Il n’y avait pas d’armée, il n’y avait rien, les MiG survolaient les toits, bruyamment et à basse attitude, comme pour blaguer, en jetant quelques bombes, comme ça leur chantait, par exemple sur l’école où allait mon fils. Par la fenêtre du bureau, je voyais soudainement ici et là passer des groupes de garçons à peine majeurs se diriger vers le stade de Dinamo, certains avaient un couteau à la ceinture ou portaient des gourdins, ils avaient enfilé des blousons qui leur donnaient un air combatif et ainsi en baskets marchaient d’un pas déterminé vers "le point de rassemblement". En un rien de temps, les ouvriers de l’usine dans la rue Heinzelova ont posté des gardes aux intersections, installé des obstacles improvisés avec par-ci par-là une "méchante" bouteille de gaz et tout ce qu’il leur restait à faire était de froncer les sourcils. Mon voisin, un monsieur d’un âge certain d’une finesse extrême et médecin connu, est apparu en uniforme. Je lui ai demandé ce que c’était. « Je me suis engagé, du coup je dois porter ça. » Je ne l’aurais pas mentionné si tous les politiciens autant qu’ils étaient ne s’étaient pas cachés dans une cave en béton armé du bâtiment de la compagnie pétrolière INA et bourdonnaient là-bas, déclaraient et juraient. Les quatre années qui ont suivi, on ne les a pas vues. Les garçons qui se dirigeaient vers le stade sont morts auprès de la rivière Kupa, et si non, je prie pour tout un chacun de ne pas avoir fini en tant qu’ivrogne ou handicapé ; le docteur a retiré son uniforme en 1995 et est redevenu le discret retraité du voisinage et allait faire ses courses. C’est pourquoi je tiens dès maintenant à exprimer mon respect et adresser mes salutations aux infirmières, techniciens médicaux, caissières, éboueurs, employé de cabines de péage et stations d’essence, policiers, pompiers et tous ceux en première ligne. C’était un honneur de vivre sous votre direction. Et vous, chers lecteurs croates, lorsque le 1er mai vous serez assis dans votre café, commanderez votre macchiato et ouvrirez votre journal, soyez sans crainte. Vous les verrez tous ressurgir : « Nous avons vaincu le Corona » (la photo du Premier ministre), « Nous avons tout fait pour sauver la population » (la photo du leader de l'opposition), « Nous avons sauvé l'Istrie » (la photo du chef régional), « J’étais en constante communication avec les présidents du monde entier, ce que le citoyen n’avait pas à savoir » (la photo du Président). Sur la terrasse ensoleillée du 1er mai, baissez vos têtes sur votre journal ouvert. Après l’été, il y aura les élections, vous savez sans doute ce à quoi on s’attends de vous !
traduit par Yves-Alexandre Tripković