Chiens de combat à l'assaut contre le virus de la liberté
Nenad Popović et le chat Pero © Slađana Bukovac
Nenad Popović est éditeur, rédacteur, commentateur et traducteur ; entre autres, il était l’éditeur en chef de la maison d’édition jadis renommée Grafički zavod Hrvatske. Il est le co-fondateur, en 1990, de la maison d’édition Durieux, une des premières maison d’édition privée et indépendante en Croatie, où jusqu’en 2013 il était le rédacteur en chef, ayant publié les œuvres qui aujourd’hui encore font référence, surtout sur la guerre en Bosnie et Herzégovine ainsi que sur les traumatismes sociaux et les tragédies du vingtième siècle. Il est le cofondateur de la Société des écrivains croates (HDP pour Hrvatsko društvo pisaca). Humanitaire, il a participé à la création de la Fondation pour l’aide aux familles de journalistes ayant péri dans la Guerre patriotique. Germaniste, il écrit pour les médias allemands, et a traduit un grand nombre d’écrivains allemands tels que Klaus Mann, Thomas Bernhard, Rainer Werner Fassbinder, Erwin Piscator, Benn Meyer-Wehlack et Tilla Durieux. Pendant l’agression sur la Bosnie et Herzégovine, il traduisait en allemand les articles des écrivains bosniaques. Il a écrit les livres Le Monde dans l’ombre (Svijet u sjeni, Pelago, 2008), L’essai sur les habitants (Ogled o stanovništvu, édition privée, 2014), Le Journal de la ville P. (Dnevnik iz grada P., Durieux, 2017) et La Vie avec eux (Život s njima, Durieux, 2021). Sa conviction que nous avons l’obligation de parler publiquement de l’injustice, qui en grande partie motive son engagement public et intellectuel, Popović la confirme dans cet entretien.
Votre livre d’analyses psychologiques, portraits et récits documentaires La Vie avec eux, publié l’année dernière, je l’ai reçu comme une sorte de journal de TSPT (trouble de stress post-traumatique) à cause des traumatismes et de l’indignation dans les années quatre-vingt-dix. Bien entendu, personne ne minimise les années quatre-vingt-dix dans les Balkans, mais - qu’est-ce qui a été déclenché le 24 février 2022 ?
Après trente et quelques jours il est plus qu’évident que juste sur notre palier nous voyons et vivons la guerre totale. Ce qui veut dire qu’au nom d’une volonté d’un avancement militaire tout ce qui croisse le chemin est dans un pays brûlé, tous les gens, les cités, les infrastructures vitales, les monuments, et quelque chose qu’on nommait pays est transformé en simple territoire dans le sens le plus rudimentaire. Les gens ne sont plus que du « matériel humain », qu’on a jeté dans les fosses sur le même principe que dans les cimetières de voitures. L’Ukraine est pour l’instant encore un pays, mais au fur et à mesure que l’armée de la Fédération russe avance dans son blitz-génocide - nous observons en direct le culturicide, l’urbicide, l’infanticide et le féminicide, les expulsions - l’Ukraine n’est en partie plus qu’un simple territoire sur lequel fuyant tête baissée se meuvent dix millions d’habitants. Un quart de la population entière.
Donc la guerre totale, la guerre jusqu’à l’extermination, l’invention sinon de Heydrich, Himmler, Göring et Hitler, réalisée sans trucage. En partie elle a déjà été pratiquée par l’Allemagne dans la Première Guerre mondiale, sauf que les Himmler se nommaient jadis Ludendorff et Hindenburg. Les parties autour de Verdun ou sur la Marne et la Meuse ont été par des tirs de canons tout simplement labourées, et le « matériel humain » qu’on comptait par millions pouvait à peine être ramassé. Il est donc indéniable que ce qu’il y a nouveau c’est que la troisième guerre totale a démarré en Europe. Et ceci est en soit un événement qui fera date. Nous tous sur le continent nous nous devons de le traiter mentalement, politiquement, moralement et psychologiquement. Que nous le voulions ou pas. La scène de guerre n’est pas loin, Mỹ Lai est juste après la Hongrie. Déjà maintenant personne d’entre-nous ne peut se dérober ne serait-ce que des images et transmissions en direct de terribles souffrances et crimes. Le je-m’en-foutisme, les débats de bistrots, l’enfoncement des têtes sous la couette pour préserver son petit monde idéologique, tout cela, tout comme les réactions semblables sont grotesques. Des dispositifs linguistiques et intellectuels se sont en entier en un rien de temps écroulés car la guerre totale à cent mètres de la maison est un fait bien trop important, c’est une réalité bien trop imposante pour que quiconque puisse continuer à agencer ses sages ou tellement profondes briques Lego. Je pense que, surtout pour ceux qui agissent publiquement, la meilleure chose à faire serait de dire honnêtement : « Je ne sais pas que penser aujourd’hui, encore moins ce que je penserai demain ». Ce nouveau qui a démarré entraîne sûrement aussi la conscience qu’en Russie existe cette caste d’officiers dont le sadisme et l’énergie meurtrière ont une ampleur jamais vue. Ils se comportent comme des chiens de combats lâchés de leurs chaînes. Ils tuent tout devant eux. Tout comme qu’il va nous falloir tous vivre avec cela. Ils sont les donneurs d’ordres d’une des deux ou trois plus puissantes machineries de guerre au monde, avec des milliers de lieutenants passant par des colonels jusqu’à des centaines de généraux et amiraux. Si on y ajoute les armées russes d’intérieur, de tous les possibles et imaginables KGB, polices et unités spéciales et escadrons de la mort qui sous leurs bottes maintient la société russe, alors nous aurons face à nous une organisation, une structure et pas un pays que jusqu’à présent nous nommions Russie. Nous ne devrions pas nous étonner que cette structure ait appelé son attaque sur l’Ukraine « une opération spéciale » et non pas la guerre. Elle utilise sa terminologie, empruntée d’ailleurs du système bancaire actuel. La guerre ou la paix, pour ce géant technologique et ses employés, donc la guerre ou la paix je crois qu’ils les considèrent comme des termes obsolètes, romantiques.
Dans La Vie avec eux c’est avec enthousiasme que vous avez décrit le 10 novembre 1989, la chute du Mur de Berlin, lorsque vous vous êtes retrouvé en Allemagne par pur hasard. La liberté ! (Le territoire Leipzig I - Abstractus + Le territoire Leipzig II) La chute du Mur signalait aussi la fin de l’occupation soviétique en Europe, pour notre génération un événement historique : nous nous rappelons des chars rebroussant chemin sur des trains vers la Russie. On se disait, pour toujours. Que fait Poutine maintenant ?
En autocrate, Vladimir Poutine a initié en personne l’attaque de la société ukrainienne et juste formellement de l’Ukraine en tant qu’État. En tant que tyran il doit empêcher que le virus de la démocratie ukrainienne ne se propage à travers la Russie. Et depuis Maïdan nous voyons que la démocratie fonctionne, car l’Ukraine se développe et modernise, ce que remarquent d’autant plus les Russes qui vivent avec l’Ukraine en osmose serrée, à travers l’économie de tout les jours, les anciennes relations familiales, amicales, collégiales, des liens de voisinages et ancrages biographiques. Une partie des hommes était enrôlée en même temps dans l’armada de URSS. Ils étaient ensemble et mouraient aussi dans la guerre en Afghanistan. Les langues très similaires que les deux peuples comprennent très bien est un terreau d’autant plus propice pour la propagation du virus à travers la Russie. Du virus de la liberté. Dans ce sens le maître du Kremlin mène deux guerres ; vers l’extérieur contre l’Ukraine, mais avant tout la guerre contre la société russe, à qui on a depuis longtemps retiré le parlement où le peuple pourrait exprimer sa volonté politique. Les partis qui ne sont pas au goût du souverain sont tout simplement interdits, poser sa candidature se fait au péril de sa vie, et les associations de citoyens, à défaut de ne pas être favorables au régime, sont pourchassées et enfermées en tant qu’agences de renseignement à la solde à l’étranger, les artistes et les intellectuels sont intimidés par des renvois exemplaires dans des sévères camps correctionnels comme dans le cas des cabarettistes de Pussy Riot. Cette guerre de Vladimir Poutine contre la société est graduelle et dure depuis bien longtemps, et là elle est juste arrivée à son paroxysme. D’exprimer son opinion, selon les dernières nouvelles, peut coûter le citoyen russe, me semble t-il, jusqu’à quinze ans de prison.
Mais avant de parler des intentions, de la politique, de la stratégie et de l’assujettissement global, il faut toujours et à nouveau parler de la souffrance humaine. La souffrance humaine, et rien d’autre, était l’incitation, si je comprends bien, qui dans les années quatre-vingt-dix vous poussait au fiévreux et infatigable activisme contre la guerre. Aujourd’hui vous êtes plus âgé de trente ans. Qu’était pour vous la souffrance humaine à l’époque, qu’est-elle aujourd’hui ?
Les souffrances dues aux persécutions sont aujourd’hui exactement les mêmes qu’à l’époque sur le territoire de la Yougoslavie dans les années quatre-vingt-dix. L’empathie pour les victimes, l’identification avec elles, ne peut tout autant être changé - au cas où on l’aurait. La différence est juste qu’à l’époque nous étions surpris que les persécutions et la terreur sur les gens étaient à nouveau possibles, et cela dans leur registre complet, des persécutions jusqu’aux tueries de masse et le génocide. Vu que nous le vivions dans l’espace intime jusqu’à connaître de nombreuses victimes par leurs noms et prénoms, et connaissions bien un bon nombre d’entre elles, on ne pouvait qu’être mobilisés pour ainsi dire automatiquement en adoptant le point de vue sur les événements de l'aspect des victimes. C’était très dramatique, l’engagement se faisait en un clin d’œil. Tout comme apporter son aide solidaire, matérielle autant que cela se pouvait, mais surtout par son attitude, privée, publique, professionnelle. Impossible de prendre son temps pour pouvoir réfléchir pendant deux jours pour se décider si on va aider, ou s’engager d’une façon ou d’une autre. La différence avec aujourd’hui, donc ces déchirements en Ukraine, est dans des proportions sans précédents, le glissement sur l’échelle. Dans ce contexte, ce que vivaient les anciens peuples de la Yougoslavie parait pratiquement comme un épisode. Et du point de vue du pouvoir, cet aspect « épisodique » est un fait. Cette compréhension je la dois à Ivan Lovrenović. Dans le Sarajevo assiégé, où il n’y avait ni eau ni électricité, dès 1992 il avait écrit que Sarajevo n’était qu’un des laboratoires européens. Qu’on ne réalisait qu’une expérience, une expérimentation. À l’époque je pensais qu’il exagérait, car la souffrance de Sarajevo était à mes yeux absolue, tout comme le crime qui a été commis sur cette ville. Aujourd’hui je suis plus sage. L’application du résultat de cette expérience nous la regardons sur le grand écran en tant que « full scale » opération.
Connaissez-vous quelqu’un en Ukraine ? Avez-vous là-bas des cousins, des amis, des collègues, des connaissances ? Où sont-ils ? Comment vont-ils ? Vous les avez aidés ? Racontez-nous, en détail.
Non, mis à part une ou deux brèves rencontres avec des connaissances du milieu professionnel. Ces dernières semaines je corresponds un peu avec une éditrice de Kyïv sur les choses du quotidien. Ainsi je sais qu’en ville pour l’instant il n’y a pas de livraison postale et que les gens s’efforcent de maintenir une vie normale. Mais il y a quatorze jours j’ai fait la connaissance d’une dizaine d’Ukrainiens et Ukrainiennes de Kharkiv. Dans notre maison à côté de Poreč nous avons accueilli pour deux mois huit d’entre-eux, deux familles avec des enfants qui sont arrivés en voiture à travers la Pologne en traversant 4000 kilomètres. Les enfants ont de deux à six ans. Pour le plus petit ils ont organisé la fête de son anniversaire le dimanche dernier. Cette occasion de pouvoir aider nous la remercions à Madame Svetlana Volkova, Moscovite qui depuis des années vit en Croatie, et là avec un incroyable engagement trouve pour les Ukrainiens des logements en Istrie. Elle collabore avec le groupe de volontaires d’Istrie qui s’est créé spontanément et qui quelques heures avant l’arrivée de « nos » Ukrainiens avaient littéralement encombré le couloir par des denrées alimentaires, des produits ménagers, livres de coloriage pour les enfants et autres. La Croix rouge et la police ont été extrêmement coopératives et rapides dans la délivrance des documents. En trois-quatre jours nos convives ont commencé à se trouver des petits travaux et ont gagné leurs premières kunas. Les amis, collègues, la famille de mon épouse et la mienne, tout comme les gens que je ne connais pas nous font parvenir toutes sortes d’aide, aussi en argent. Comme tout passe par moi, je me retrouve régulièrement dans la situation qui m’est insupportable lorsque je leur livre tout ceci et me vois remercier par tous. Alors au bout de deux, trois minutes sous un prétexte je rebrousse le chemin vers Pula. Madame Volkova a des nerfs bien plus solides, probablement car elle est une excellente escrimeuse européenne et était membre de la sélection russe. Elle a une main précise. Nous avons aussi rencontré un couple de Kyïv qui s’est installé à côté de Pula. Le temps de s’installer nous leurs gardons un des trois chats qu'ils ont amenés avec eux. Monsieur est d’Istrie vivant depuis vingt ans à Kyïv où il a fondé sa famille. Ils ne sont pas optimistes de pouvoir y revenir bientôt. Tous les deux-trois jours ils viennent visiter leur chat, alors on passe un peu de temps avec eux aussi. Donc, soudainement beaucoup de connaissances parmi les Ukrainiens.
La Croatie et l’Europe se sont montrées généreuses envers les Ukrainiens, et c’est évidemment très bien. Mais, n’as-t-on pas honte à cause de notre relation envers les réfugiés de l’Asie et de l’Afrique, ce qui est en quelque sorte l’histoire répétée envers les Juifs dans les années trente ? C’est merveilleux que nous accueillions les Ukrainiens, mais comment est-ce possible que nous le fassions avec tant de cynisme non dissimulé ?
Ce paradoxe pourrait éventuellement être expliqué si nous l’approchions sans préjugés et toutes sortes de confortables modèles idéologiques. Dans le débat qui est justement en cours sur cette ambiguïté, la « duplicité » et même du « cynisme », à moi sont actuellement les voix les plus convaincantes celles qui admettent être impuissantes. Écœurées oui, mais sans véritables réponses. Je considère que face à une question aussi complexe il faut mentalement avant tout être humble. À mesure où l’on souhaiterait démêler au moins quelques nœuds. Car vous vous posez, tout comme de nombreux autres et moi compris, la question du comportement - de la masse jusqu’aux individus, sans parler des institutions. Et de l’identification du comportement jusqu’aux véritables causes le chemin est long, ce que vous dira tout psychiatre. Ou interne. Et ce n’est qu’après un diagnostic précis que s’ensuit la thérapie. Et que l’Europe, avec l’Amérique et l’Australie, doit s’allonger sur le divan - cela est indéniable. Jusqu’à peu durait le débat sur les tueries racistes répandues parmi les policiers blancs aux États-Unis. L’Australie était en même temps secouée et continue à l’être par des tombes anonymes d’enfants sous les vieux édifices d’écoles, enfants de la population natives. Moi je trouverais extrêmement intéressant que nous apprenions quelque chose de ces jeunes hommes qui frappaient les réfugiés syriens sur notre frontière et les renvoyaient dans la rivière. Mieux encore serait qu’ils se mettent à parler d’eux-mêmes. Deux d’entre-eux sont de Rovinj, une région extrêmement pacifique. Sauf qu’autours d’eux a été construit le mur institutionnel, alors nous ne pouvons rien savoir sur leurs motifs, et eux ils restent les otages de l’autre côté du mur - est-ce parce qu’au Ministère de l’Intérieur de la République de Croatie règne l’omerta, est-ce par crainte qu’il leur faudrait dénoncer leurs supérieurs, ou juste pour ne pas devoir admettre qu’il sont tout simplement des racistes, des xénophobes « blancs » ou des sadiques pathologiques… Et peut-être que c’est autre chose que moi je ne peux même pas imaginer. En supposant, nous restons sur le sol incertain, et les trois filmés à l’œuvre probablement des otages à vie de leurs crimes. Cela dit, nous n’avons même pas effleuré le fond du problème, c’est-à-dire les battus, les humiliés, ceux que sur l’enregistrement on entent hurler. Ne nous restent que la stupeur et la révolte, la honte avant tout. Aussi à cause du « boss » de ces trois jeunes policiers, qui le visage glacial avait déclaré n’avoir rien à voir avec cela, en même temps se laissant interviewer et photographier en bon papi qui aime ses petits-enfants. Se servant des petits-enfants comme d’une décoration humaine.
La gauche est à nouveau divisée : les uns reconnaissent à l’Ukraine le droit à la défense, d’autres persistent dans le pacifisme inconditionnel ; les uns maintiennent que Poutine est le seul coupable, d’autres rétorquent que c’est l’OTAN qui provoque ; les uns disent « Ukraine », les autres répliquent « Irak »… J’aimerais entendre votre commentaire sur ces fastidieux débats.
La caractéristique de la gauche est qu’à l’occasion de tels événements, comme l’agression sur l’Ukraine, elle ouvre de grands débats publics. La première a eu lieu pendant la Première Guerre mondiale ; son apogée elle l’a atteint pendant la guerre civile espagnole, au même temps elle s’est résolument opposée à l’ascension de l’hitlerisme en Allemagne - une séquence de ce débat s’est aussi déroulée au congrès de PEN à Dubrovnik. Après la guerre, le débat global sur le mouvement de la libération contre les puissances coloniales prenait de l’ampleur, et concernant le Vietnam d’une manière tout à fait spectaculaire. Et nous aussi en tant que Yougoslavie nous étions un des sujets de la discussion, de 1991 à 1999. Le fait que le débat depuis août 1914 tourne autour de ses termes centraux et positions, et est donc légèrement répétitif, n’est à vrai dire pas grave car à chaque occasion il se repositionne à la fin introduisant de nouveaux champs de réflexion. Moi ce qui me fascine est comment en 2022 avec toutes ces connaissances et toutes ces expériences a pu dans son cocon demeurer vivant et garder sa bonne santé le léninisme/stalinisme, ne serait-ce que par sa petite pousse d’un dandysme léniniste d’un Slavoj Žižek. Da la gauche, dans le sens le plus large, moi j’attends des querelles et des confrontations, avant tout ce qu’on appellerait des divisions. L’Ukraine est, pour m’exprimer en termes techniques du parti, un virage serré sur lequel nombreux échouerons. La gauche pour le vingt-et-unième siècle se redéfinira probablement sur l’Ukraine. « Z » sur les chars russes est une question épineuse : il est évident que c’est la croix gammé réduite et stylisé, un signe. Ce n’est pas une lettre. Celle-ci n’existe même pas dans l’alphabet cyrillique. Le titre du film de Costa-Gavras « Z » se lit et est distribué en russe en tant que Dzeta (Дзета). Pour la Croatie la gauche qui discute, tout en étant « pénible » ici et là, est particulièrement précieuse car le conservatisme est tombé dans la stupeur fascinée par la pensée et l’œuvre de Franjo Tuđman ! Celui qui a résisté le plus est le libéralisme, dans son sens originel le seul point de départ de la démocratie vu qu’il signifie la liberté, sauf que, découragé, même lui s’est tu. Dans la Croatie lobotomisée, la gauche est en tant qu’unique moteur d’une réflexion publique l’oxygène de cette société.
« Vladimir Poutine est un criminel de guerre », a déclaré le ministre des affaire étrangères Goran Grlić Radman. Comment l’entendez-vous ?
Il a répété la phrase prononcée par le président américain Joe Biden lorsqu’en Pologne dans le contact direct avec toute la misère humaines des réfugiés ukrainiens il a craqué psychiquement. De là nous vient l’enregistrement de lui portant un enfant ukrainien. Sur quoi ont instantanément avec indignation réagi toutes les castes et administrations politiques : indignées non pas par cette fillette dans la transmission en direct, mais par la transgression de Biden, l’atteinte à certaines conventions de ces mêmes castes et administrations. Alors que Joe Biden n’est pas n’importe qui. Il n’y a pas longtemps, les bataillons de Trump munis de matraques le pourchassaient dans les couloirs du Capitole, ou plus précisément Nancy Pelosi, la femme qui lui a assuré la victoire à l’élection. Les potences étaient déjà installées devant le Capitole. Et Grlić Radman : me concernant, voilà une rare occasion que même moi tous les dix ans je sois d’accord avec une phrase qui nous vient du HDZ.
La Croatie, la Serbie, la Bosnie et Herzégovine, le Monténégro… Ces noms, depuis le 24 février jusqu'à maintenant, c’est comme s’ils sonnaient différemment. Comment voyez-vous maintenant ces pays, leur politique et les traumatismes de leurs gens, vous qui les connaissez si bien ?
Que j’en rajoute sur la dégradation de la vie politique et civile des pays que vous mentionnez, cela n’aurait pas de sens. La Croatie inclue, où la seule lueur du nouveau groupement politique tel que Pametno, Zagreb je naš, Radnička fronta et d’autres qui sont formellement ou de manière informelle, c’est-à-dire tacitement, sur la plateforme au nom du Možemo ! Parler des pays dans lesquels les élections seront très certainement et avec une large prédominance remportées par Aleksandar Vučić, Šaćir Izetbegović, Milorad Dodik, Dragan Čović et Andrej Plenković, que dire si ce n’est - rien, ni d’eux ni de nos chers peuples qui les élisent. L’exception lumineuse est le Monténégro où les parties au pouvoir alternent et où est respectée la procédure parlementaire.
Voilà ce que j’ai reconstruit : le terrible bruit d’avion juste au-dessus du toit de la maison dans laquelle elle vit avait été entendu par ma fille de treize ans, et c’était vraisemblablement le vacarme d’un objet volant militaire de six tonnes qui ce jeudi-là est tombé sur Zagreb. Il pouvait atterrir dans n’importe quoi et dans n’importe qui. Cet événement que signifie-t-il pour vous ?
Le tonnerre au-dessus de sa tête elle s’en souviendra probablement toute sa vie. La peur et la menace vitale les enfants les vivent profondément et intégralement. Ce que hélas je sais directement grâce aux enfants de Vukovar et Bihać. Le sentiment de l’insécurité est en soi pour les enfants un traumatisme profond. Ce qu’il en est alors dans les villes et villages en Ukraine, quel enfer traversent surtout les enfants, est hors d'atteinte de toute imagination. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a récemment publié qu’à Marioupol les nourrices à cause du choc perdent leur lait alors les nourrissons restent affamés. Et les aliments artificiels, il est impossible de les leur en délivrer.
Comment vivre à l’aube de l’apocalypse nucléaire ? Vous appartenez à la génération qui a grandi avec cette menace, et qui est la seule qui a tenté de lui résister. D’ailleurs, qui peut affirmer que le relâchement dans les années quatre-vingt n’était pas, au moins en partie, le fruit de l’honorable combat de soixante-huitards et de la contre-culture ? Cette conscience continuelle du danger de la Bombe, allège-t-elle vos jours ? Ou bien au contraire ?
Le président français Macron a suite aux derniers entretiens avec Vladimir Poutine fait plonger dans la mer trois des quatre sous-marins capables de lancer des missiles à têtes nucléaires. Est-ce que la Grande-Bretagne a fait quelque chose de semblable ? Les États Unis d’Amérique ? Mais Poutine est sa bande de généraux sont des maîtres-chanteurs, du coup tout tourne autour de leurs calculs, comme dans le gangstérisme. Qu’est-ce que tu vas obtenir à la fin sans qu'il y ait le moindre risque pour toi-même ? L’équilibre de l’époque entre URRS, c’est-à-dire la Russie, et l’Occident, était fondé sur deux idéologies et deux impérialismes, et ce qui se passe maintenant est une toute une autre partie de poker, asymétrique, biaisée, car personne ne peut deviner quel est le ratio d’un des joueurs. Pourquoi sont-ils d’ailleurs assis autour de la table ? Usant de ce vocable de poker, quelques oligarques russes auraient pu se mettre d’accord et tout simplement acheter la moitié de l’Ukraine selon la grille du prix du mètre carré. Comme cela se pratique partout depuis des décennies. Avec toute l'angoisse et la peur d'explosions atomiques à travers l’Europe qui nécessairement atteint tout un chacun, littéralement, nous avons à faire à la dramaturgie irrationnelle dans les films de Quentin Tarantino et Apocalypse now de Francis Ford Coppola, où tous les protagonistes sont dans une dépression nerveuse. Notre peur est totale et multiple, elle n’est plus linéaire.
Vivre avec eux : Vladimir Poutine, Dmitri Medvedev, Sergueï Choïgou… Comme écririez-vous sur eux ?
Écrire sur ces personnages et personnalités ne pourrait donner qu’un faible feuilleton avec quelques rodomontades. Sauf avec quelques photographies photoshopées et vidéos scurriles, comme ces deux avec Kolinda Grabar-Kitarović sans lesquelles on ne peut rien débuter : dans un, Poutine sous une averse tient un grand parapluie, et elle reste trempée jusqu’aux os. Vingt minutes. Il ne le lui passe pas. Sur une autre, elle vient à l’entretien officiel avec lui, et Poutine l’accueille joyeusement sur les escaliers avec un bouquet de fleurs, comme si quelqu’un de cher s’était annoncé pour une visite un dimanche après-midi. Le château est petit, quelque part dans la verdure. Ce qui m’a amené à me saisir d’office du livre de Mićunović « Les Années moscovites » (Moskovske godine) dans lequel il croque et décrit les scènes de vie des puissants de l’époque, tels Molotov et Khrouchtchev, et de relire, surtout à cause de l’histoire récente de l’Ukraine, les premiers chapitres du Livre noir du communisme qui fourmillent d’informations et citations, et là je vais relire le livre de Pollack « Paysages de Sarmates » (Sarmatische Landschaften) dont les essais ont été écrits par les auteurs de la Baltique jusqu’à la Mer Noire. Ce sont des lectures pour la fin de la journée et qui offrent un sol ferme sous les pieds.
Pourquoi la guerre en Ukraine nous frappe-t-elle à ce point, nous les Européens ? Est-ce un autre de nos réflexes de notre arrogant eurocentrisme et la pure crainte pour notre peau - car en quoi le Ruanda, la Tchétchénie, la Syrie, le Darfour ou le Yémen sont-ils moins terrifiants que l’Ukraine ? Ou est-ce tout simplement parce que c’est notre demeure ?
Je pense que les choses nous pouvons les comprendre mieux et ressentir avec plus d’intensité au sein de nos propres horizons. Qui est déterminé par le fait des plus banals, le lieu de naissance. Et on ne doit pas en avoir la mauvaise conscience. Même si de surenchérir avec la morale est bien à la mode parmi les intellectuels, et se termine par des cris comme à la criée. Moi, bien au contraire, j’ai plutôt honte et me maudis moi-même à quel point je sais peu sur ce qui est mon horizon naturel, et lorsque ça explose, d’autant plus. Là j’ai vraiment honte. Mes grands-pères et mes grands-mères ont vécus avec une bonne partie de l’Ukraine dans le même État, et moi je sautille au-dessus des cartes géographiques pour voir où « se situe exactement ce pays ». L’eurocentrisme est un terme négatif du parlé théorique, et je l'adopte et opère avec. Mais si nous sommes dans un monde quelque peu vieillot de l’intellectuel engagé, alors notre propre localité nous permet la possibilité d’une action concrète. L’exemple emblématique est George Orwell, intellectuel et écrivain du XXᵉ siècle par excellence, qui s’est au nom de l’idée de l’Angleterre dirigé dans la géographiquement proche Espagne et a combattu avec son fusil contre les fascistes. Il y a une certaine qualité dans le fait que même dans la forme la plus modeste on puisse tendre la main au voisin. Évidemment, cela ne peut et ne doit être une obligation, car autrement tout discours intellectuel et abstrait aurait perdu tout sens.
Traduit par Yves-Alexandre Tripković
Initialement publié sur Forum
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