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Photo du rédacteurTomislav Čadež

Cocktail explosif contre nos destins innés de petits-bourgeois



Comme tous les mémoires au sein d’une littérature, nos mémoires sont tout autant des expositions d’egos et ne dévoilent que très peu sur l’époque dans laquelle ils sont créés, mais bien plus sur les préoccupations personnelles de ses auteurs. Pourtant, dans notre cas la situation est tout autre : de l’auteur nous apprenons bien peu, mais beaucoup sur son environnement. Nenad Popović, né en 1950 à Zagreb, polyglotte, éditeur, écrivain, l’éminence grise de nombreux écrivains croates, écrit donc lui-même dans un style tout particulier, jovial et elliptique. Si vous appréciez le style raffiné, l’écriture intelligente, tout en étant modérément politisé et voulant savoir ce qu’il en est de nous, citoyens de cet État, alors le recueil d’essais La vie avec eux (Život s njima, Durieux, 2021) est bien pour vous. Comme qui dirait, nous avons affaire à un spécimen exceptionnel.

Nous avons là des mémoires passionnants, traitant avant tout de ces années véritablement révolutionnaires de la chute de la dictature socialiste et de la Yougoslavie, puis de l’instauration du capitalisme et de la Croatie en tant qu’État indépendant. Dans tout ce parc d’attractions de changements dramatiques, avec de véritables maisons hantées, l’auteur, le conteur, se place tout d’abord en position de sujet faible, duquel par la suite, comme se trouvant sur des échafaudages fragilement fixés, il enlève habilement avec une patience méticuleuse la dorure de ce qu’on nommerait la façade de la « mémoire ». Il pèle de lui-même et de son propre cercle social ce qu’on définirait comme la personnalité, puis en fin de compte observe toute la société d’une certaine distance quasi inappropriée. Cette société est à vrai dire faible et ses représentants bien plus encore, comme si le courant avait été emporté trop rapidement dans une direction non voulue ou bien souhaitée… Nos grands hommes sont effrayés et c’est comme s’ils avaient été extirpés des cavités ou de leurs propres cavernes sur la scène de l’histoire trop rapidement sans y être préparés. Se déroule la révolution qui se mettra bientôt à avaler ses enfants téméraires. Pas tous, bien entendu, mais les plus emportés sûrement. Mais devant nous, nous n’avons pas que les mémoires, mais aussi un roman de société, à clef qui plus est, sauf que cette clef ouvragée est proustienne et à vrai dire n’invite pas à ce qu’on l’utilise. Les personnages de Popović deviennent des types avant même que nous prenne l’envie de les reconnaître en quelqu’un, dirions-nous, d’une manière personnelle. Et c’est bien en tant que tels, en tant que types qu’il les promeut dans cette première partie de mémoires romanesques du livre, où sous le titre L’intellectuel de droite il inventorie dix-huit chapitres sur les gens dans les années 1990 et quelques années après, chacun intitulé avec son ajout : L’intellectuel de droite - Demi-tour… droite !, L’intellectuel de droite - le fondamentaliste, L’intellectuel de droite - le nettoyeur ethnique, L’intellectuel de droite - le vendeur de tout et n’importe quoi, L’intellectuel de droite - le sensible, L’intellectuel de droite - le loser… Il pourrait par exemple être excitant de croiser ces portraits « intérieurs » de Popović avec l’action du classique documentaire de 1991 Le Banquet en Croatie de Darko Hudelist (deuxième édition 1999), nous aurions obtenu des matériaux pour une série politique d’aventures se déroulant en 1990 et 1991, dans les premières heures dramatiques ou les jours voire les mois de notre indépendance désirée.

Dans la première partie du récit aussi bien le rythme que le ton ironique y sont sophistiqués et l’hilarité discrète. Le conteur ressemble à celui de Musil dans son roman L’Homme sans qualité. Là aussi, le conteur présente la galerie de personnages de la société dite haute, qu’il rencontre dans son périple quotidien d’un Petit bourgeois.

Mais nous ne tenons pas qu’un roman de société croisé aux mémoires, mais le texte après une centaine de pages sur quelques 400 se transforme en essai, puis devient reportage, et même une chronique, le tout dans un cocktail explosif, qui à la fin du livre prend la forme d’un pamphlet quasi frénétique contre nos destins innés de petits-bourgeois, tissés d’une douce hypocrisie et de l’exclusivité décorative. La deuxième partie apporte quinze chapitres dans des genres différents, reportages, nécrologues, portraits, noms concrets.

Popović se fraie ainsi le chemin parmi des personnes nommées, les acteurs de son récit, après avoir achevé la première partie avec le texte final sur les traumatismes que concrètement vivent nos hommes de droite. Il englobe l’image par un aperçu dirais-je ethno-psychiatrique, poussé par une certaine sympathie envers les plus vulnérables. La même chose, il l’avait entreprise construisant ces 18 portraits de types de réels hommes de droite : comme tout dramaturge éclairé au penchant dramatique, il est conscient de pouvoir présenter et justifier chaque personnage uniquement en l’aimant ne serait-ce qu’un tantinet. La transition du roman vers l’essai, il la marque avec le portrait de Slobodan Praljak, qui surgit en tant que héros tragique de la grisaille de l’hypocrisie et la lâcheté de la droite.

Quoi qu’il en soit, jusqu’à la fin du livre, et la troisième partie compte 13 chapitres, c’est Nenad Popović lui-même qui est le plus mal loti parmi tous ces personnages nommés et anonymes de cette prose hétérogène et variée. Il se livre d’une manière élégante et honnête en tant que Yougoslave mûri depuis belle lurette, qui avait livré à la culture croate son immense capital intellectuel naturellement sous-entendant sa « croaticité » en tant que « normale » et en aucun cas « sainte ».

Popović déconstruit la phénoménologie du nationalisme par des traits rapides et avec aisance, sans se surélever au-dessus du problème et évitant tout sermon.

À l’image des confessions dans les mémoires d’Igor Mandić, dont celles de Popović diffèrent on se retranchant lui-même dans le deuxième voire le troisième plan, et voilà qu’ici nous lisons sur le yougoslavisme en tant qu’héritage croate, donc du seul effort collectif à nous rendre plus important que nous le sommes.

Donc la Yougoslavie n’était pas uniquement celle de Milošević, telle que les Croates la souhaitaient - et s’est à jamais désintégrée avec elle.

La longe description de Popović est dramatique et puissante, un monologue quasi intérieur, de cet instant lorsqu’au referendum, il lui faut entourer s'il est ou n’est pas pour l’indépendance. Il lui est clair à lui aussi qu’il n’a à vrai dire aucun choix et qu’il n’est plus possible de continuer avec Milošević et ceux lui ressemblant. Mais tout de même, sa main tremble, il se sépare en fait d’une idée de la culture qui réunissait les intellectuels du Vardar au Triglav.

La position de Popović, dans la deuxième et troisième partie ressemble à la mise à nu chez Mandić et devient ouvertement incontrôlable uniquement lorsqu’il tombe sur les personnages de la soi-disant gauche. Sa description d’Ivica Račan est plus amère même que le pamphlet que livrait le défunt Denis Kuljiš.

Le livre de Popović, c’est donc aussi bien de la prose que de l’essai et l’étude sociologique, aussi bien du reportage que de la nécrologie et l’étude psychanalytique et une certaine introduction dans l’ethno-psychiatrie de la capitale au tournant du siècle. A un certain niveau, c’est aussi un roman juteux à clef aux parfums de ragots, mais, et cela il faut le souligner tout autant, une étude comparative sociologique, qui donne à voir ce qu’il en était « en Europe » pendant qu’en même temps « chez nous », il en était comme il en est. Une étude souvent lucide et sans compromis aucun à la différence de ceux qu’on pourrait trouver dans les écrits de Boris Buden.

Derrière tout ça Nenad Popović se dévoile quelque peu, dans sa propre mise en scène, en tant qu’intellectuel incroyablement drôle et érudit de classe européenne. D’ailleurs, c’est ce qu’il est, et cela nous pouvons le démontrer en petits-bourgeois : c’est notre plus important éditeur dans le soi-disant Occident, un des derniers qui a vraiment « une résonance » là-bas, « chez eux », en Europe, en Allemagne et ailleurs…



traduit par

Yves-Alexandre Tripković

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