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Photo du rédacteurIvan Jablonka

Connecter histoire et littérature




Les « fixeurs » sont des interprètes, des médiateurs qui permettent le contact linguistique entre étrangers et locaux. Au Moyen Âge, ils sont employés par les pèlerins et les missionnaires. Aujourd’hui, par les armées occidentales, qui finissent par les abandonner, comme en Afghanistan en août 2021.


La Vie des Idées : Après vos quatre conférences au Collège de France, vous publiez un livre intitulé Les Fixeurs au Moyen Âge. Qu’est-ce qu’un « fixeur »?

Zrinka Stahuljak : Le « fixeur » est un terme journalistique, apparu dans les années 1970 lors de la guerre au Vietnam et qui est devenu presque courant dans les médias pendant la guerre en Afghanistan et en Irak. Qui sont ces fixeurs ? Ce sont des personnes qui travaillent la langue comme interprètes, mais qui font aussi toutes sortes de boulots qui permettent soit aux journalistes, soit aux militaires (et, au Moyen Âge, aux pèlerins et aux missionnaires), donc à des gens qui ne sont pas familiers d’un terrain, d’une langue ou d’une coutume, de pouvoir non seulement fonctionner, mais tout simplement survivre. Ces personnes, on les appelle aussi des passeurs, des truchements, des arrangeurs, des facilitateurs, peut-être même des médiateurs. En gros, ce sont des intermédiaires, dont la caractéristique principale est un travail de langue dans des situations de guerre, de conflits, de tensions, d’hostilité.


La Vie des Idées : Votre intérêt pour les fixeurs a-t-il une origine personnelle, intellectuelle, historique ?

Zrinka Stahuljak : Cet intérêt provient d’une expérience très personnelle. J’ai été marquée par un événement contemporain dans les années 1990, des guerres en ex-Yougoslavie, où j’ai été moi-même fixeuse. J’ai travaillé d’abord avec des journalistes, des militaires, des observateurs qui vérifiaient le cessez-le-feu. Évidemment, la transformation d’une expérience personnelle peut se faire dans le cadre d’une biographie, mais j’ai voulu faire autre chose, en tant que scientifique, chercheuse médiéviste, historienne et littéraire.

J’ai voulu traduire cette expérience, pas forcément explicitement ; mais, quand les guerres en Irak et en Afghanistan ont commencé, je me suis rendu compte qu’il y avait un rapport entre ce que j’avais vécu en ex-Yougoslavie et ce qui se passait en Afghanistan. Ces théâtres de guerre, qui se répètent de temps en temps, avec l’intervention de l’Occident, ont donné lieu à une exploration de ce sujet. C’est pour cela que, dans le livre, je reviens souvent, rythmiquement, à la question de l’Afghanistan, de la France et de son intervention, avec un passage par le Moyen Âge.


La Vie des Idées : Dans votre livre, vous rapprochez non seulement l’histoire et la littérature, le personnel et le collectif, mais aussi deux périodes qu’apparemment tout oppose, le Moyen Âge et le très contemporain, presque l’actualité. Comment justifiez-vous ce rapprochement ?

Zrinka Stahuljak : J’ai procédé par une comparaison avouée entre deux périodes qui ne se touchent pas, qui sont dans la continuité, mais pas dans la contiguïté : le médiéval et le contemporain. J’ai procédé par la construction de deux dispositifs, en voulant faire apparaître quelque chose, dans la confrontation de ces dispositifs, qu’on ne peut pas voir autrement. Parce que, quand on est dans la diachronie, dans la continuité, on s’emmêle dans la recherche des similarités, des ressemblances ou des départs radicaux.

Ce que j’ai voulu faire, c’est construire le dispositif médiéval de la rencontre des missionnaires et des pèlerins avec les musulmans en Syrie médiévale, de cette rencontre à travers les fixeurs. Le deuxième dispositif, contemporain, est celui de la rencontre de l’armée française avec les Afghans et leurs fixeurs.

C’est donc dans la construction de chaque dispositif, et dans la confrontation de ces dispositifs entre eux, que ressortent des questions et des réponses qu’on n’a pas encore posées. Par exemple, pour le Moyen Âge, « fixeur » est un terme qui n’existait pas. Mais, grâce à la question que je pose, il nous fait voir, pour le Moyen Âge, une chose qu’on n’avait pas encore vue. De la même façon, pour l’Afghanistan d’aujourd’hui, on peut voir le rapport français à ce pays d’une autre manière, que je pose en termes éthiques.


La Vie des Idées : Dans quelles conditions s’est passée la rencontre entre les Occidentaux et les musulmans ?

Zrinka Stahuljak : Au Moyen Âge, les rencontres entre chrétiens et musulmans arrivent dans un moment de paix ou d’accalmie, mais toujours dans un état de tension, d’hostilité latente. Après 1291 et la perte de Saint-Jean d’Acre, les chrétiens n’ont plus de port d’accès en Terre sainte et dépendent du bon vouloir du sultan d’Égypte.

Mais assez vite, déjà vers 1350, on voit s’esquisser un vrai échange commercial entre les deux camps : les pèlerins partent en « voyage organisé », le plus souvent dix jours sur les lieux saints, moyennant une somme de 70 ducats et un contrat qu’on passe avec le « patron » d’une galée vénitienne qui négocie avec les officiers du sultan sur place. Chacun y trouve son intérêt, quoique, malgré les contrats passés, les pèlerins restent à la merci de leurs guides et interprètes, leurs fixeurs, dont ils se plaignent souvent, car ils se sentent trahis, placés en danger de mort, et qu’on leur extorque toujours plus d’argent au prix de leur vie.

Le cas des missionnaires, surtout ceux qui vont jusqu’à la cour mongole au XIIIe siècle, est différent. Ce sont eux, partis à l’aventure, sans aucun dispositif de voyage ni de traduction, qui enseignent aux Occidentaux la nécessité absolue d’apprendre les langues étrangères et de ne se fier qu’à ses propres moyens, car il n’y aura jamais de fixeur assez fidèle pour les vérités de la religion chrétienne.

Ce contexte de conflit latent s’apparente aujourd’hui à la situation des armées occidentales en Afghanistan, où le soin de faire le médiateur a été confié aux fixeurs, ces auxiliaires qui ont été abandonnés sur place lors de la retraite américaine au mois d’août 2021.


La Vie des Idées : Vous écrivez qu’au XVe siècle l’État bourguignon agit comme un « État fixeur » (p. 138). Pourquoi évoquer ici les Bourguignons ?

Zrinka Stahuljak : Ce qui est intéressant aussi, c’est l’utilisation du terme de fixeur dans l’analyse d’États entiers. Je parle d’un « État fixeur », qui est aussi un « État des fixeurs » : la Bourgogne médiévale. Ce cas est intéressant, parce qu’elle n’était pas un royaume, mais une principauté, un duché, qui a réussi à devenir un empire. Ce que je démontre, c’est que l’empire s’est constitué grâce aux intermédiaires. Le mécanisme principal de tous les empires, ce sont eux. Or l’État-nation que nous connaissons aujourd’hui, c’est une autre forme étatique, qui connaît beaucoup moins les intermédiaires. D’où l’intérêt du livre : remettre les intermédiaires dans le débat et le dialogue.


La Vie des Idées : Une fois la guerre gagnée ou perdue, les armées repartent. Les États trahissent souvent leurs fixeurs. Que deviennent-il alors ?

Zrinka Stahuljak : Le rapport aux fixeurs est compliqué, alors qu’il paraît simple : on passe un contrat, et le contrat est rempli des deux côtés. Si la vie est sauve, on est payé. Or, quand il s’agit de la vie et de la mort, la question éthique se pose rapidement. Si notre vie a été sauvée grâce à un fixeur, qu’est-ce qu’on lui doit finalement, au-delà de l’argent qu’on lui a payé ? La question qu’on peut poser, en termes simples, c’est : « Que fait-on d’un fixeur quand la guerre est finie ? »

En ce sens, le fixeur déstabilise notre rapport à notre société, à nos valeurs, à la démocratie. L’État-nation n’est pas un État qui est fait d’intermédiaires, contrairement à l’empire. On n’a pas envie, ni l’ambition de passer par les intermédiaires. Dans nos démocraties, on a l’habitude d’être l’origine, le colonisateur, celui qui domine, mais on n’aime pas être en dette vis-à-vis de celui qu’en principe on est venu sauver. La question se pose tous les jours : que faire de ces fixeurs qui nous ont sauvé la vie et qu’on a laissés derrière nous ?


La Vie des Idées : En quoi votre travail concerne-t-il l’écrit et, notamment, la littérature ?

Zrinka Stahuljak : La littérature connectée est une littérature de fixeurs. C’est une littérature faite par les fixeurs, pour les fixeurs. Tel est le cas de l’État bourguignon que j’analyse dans le livre. Le prisme par lequel on voit l’histoire et par lequel on lit la littérature n’est plus celui d’un auteur, ni d’un prince-gouverneur ou d’un seigneur, mais d’un fixeur à qui on ne reconnaît aucune subjectivité, de cet intermédiaire qui fait le réseau et qui fait marcher l’État. C’est par ce prisme qu’on lit l’histoire et la littérature. La littérature connectée est évidemment inspirée de l’histoire connectée.

La littérature connectée est donc une histoire, une archive des possibles, parce qu’on peut voir la littérature organiser le monde. C’est ce que je montre dans l’analyse des bibliothèques bourguignonnes, qui ont fait advenir un empire, l’empire espagnol. C’est le palimpseste temporel, c’est-à-dire qu’on passe du médiéval au contemporain, du contemporain au médiéval, de la Bourgogne à l’Afghanistan d’aujourd’hui.


Entretien initialement publié sur les pages de

Propos recueillis le 1er octobre 2021 et retranscrits par Ivan Jablonka,

que Le Fantôme de la liberté remercie chaleureusement de lui avoir permis de relayer l’entretien.


Pour citer cet article :

Ivan Jablonka, « Connecter histoire et littérature. Entretien avec Zrinka Stahuljak »,

La Vie des idées, 1er octobre 2021.

ISSN : 2105-3030.





Née en Croatie, Zrinka Stahuljak est professeure de littérature et civilisation médiévales aux départements de Littérature comparée et d’Études françaises et francophones et directrice du Centre des études médiévales et de la Renaissance à l’Université de Californie, Los Angeles (UCLA). En France, elle a publié L’Archéologie pornographique. Médecine, Moyen Âge et histoire de France (PUR, 2018).












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