Deux "moliérades" croates publiées en français
Les éditions Prozor dont la ligne éditoriale ambitionne de présenter aux publics français et francophones des traductions des œuvres dramatiques croates classiques ou contemporaines, annoncent une nouvelle publication consacrée à deux « moliérades » : Ilija Kuljaš et Andro Stitikeca, comédies en prose de la première moitié du XVIIIe siècle. Le Ministère de la culture croate a financé le projet. Le professeur Guy Spielmann de l'université Georgetown à Washington, spécialiste des genres dits non-littéraires, tels que le théâtre de foire et la commedia dell'arte, en a écrit la préface ; la professeure de littérature comparée Cvijeta Pavlović de la faculté de philosophie de Zagreb a fourni une postface qui s'applique à déterminer la réception de Molière en Croatie et dans la littérature croate.
Molière a très tôt séduit la Croatie, et en particulier l'ancienne Raguse, aujourd'hui Dubrovnik. Plus d'une vingtaine de ces pièces ont ainsi été traduites, parfois très tôt sur l'actuel territoire croate, de la fin de la vie du dramaturge français aux premières décennies du XVIIIe siècle, et ont offert de nouvelles sources d'inspiration aux auteurs des comédies en prose déjà existantes, les « drôleries » (smješnice), influencées en partie des œuvres de la commedia erudita et de la commedia dell'arte. Les auteurs sont généralement anonymes, parfois incertains, exceptionnellement connus. On a cité des noms probables ou possibles, émis l'hypothèse de travaux collectifs de jeunes nobles regroupés en compagnies théâtrales qui traduisaient et montaient leurs traductions de Molière dans les villes adriatiques, explorant les opportunités des comédies françaises pour mieux exprimer leur propre existence quotidienne.
Et si certaines collent davantage au texte source, d'autres s'en éloignent sans scrupules et, loin d'en enlever l'intérêt, ont contribué à affirmer une originalité de la création dramaturgique. Ilija Kuljaš et Andro Stitikeca sont indéniablement de celles-là. La première, inspirée de trois comédies de Molière (L'Avare, Le Malade imaginaire et Le Mariage forcé), en mêle les passages et les éléments librement entre eux. La seconde reprend Le Bourgeois gentilhomme sans s'y contraindre, s'en écarte aussi et ne se prive pas d'y intégrer le personnage de la commedia dell'arte Pulcinella en plus qu'un Coviello déjà présent dans le texte source.
Dans les deux cas, la France et Versailles semblent bien loin : l'action est transposée sur le littoral adriatique, parmi les populations locales, la langue, populaire, dans une grande liberté de ton use des dialectes, de références locales et parfois d'expressions de nos jours ambiguës ou ignorées. Ainsi, ces comédies sont fondamentalement et respectivement de Raguse et l'île de Korčula (entre Split et Dubrovnik, à 1,5 km du continent). Et tout comme chez Molière, la comédie est ici l'occasion d'une critique sociale dans laquelle les serviteurs font la nique à leurs maîtres incapables sans eux de résoudre leurs problèmes.
Mais on aurait pu croire que ces pièces, jamais publiées en leur temps, nées de relectures et d'adaptations, de relocalisations et de transpositions, d'auteurs et de projets restés dans l'ombre de l'histoire théâtrale, imprégnées du quotidien des rues de Raguse et Korčula, seraient vite oubliées et perdues. C'était sans compter sur quelques découvreurs qui deux à trois siècles après s'évertuent encore à retrouver, confronter et déchiffrer les manuscrits qui nous sont parvenus. Cela aurait pu cantonner ces comédies dans un espace plutôt marginal de l'histoire théâtrale. Or, voici qu'avec le quadricentenaire de la naissance de Molière, ces textes font l'objet d'une attention nouvelle, d'une redécouverte et peut-être aussi d'une estime réévaluée. Ces comédies d'un genre hybride s'inscrivent potentiellement dans une histoire du théâtre croate spécifique, un trait d'union entre les grands noms de la littérature classique adriatique (Marin Držić, Hanibal Lucić, Nikola Nalješković) et l'histoire littéraire et théâtrale européenne.
À leur manière, ces comédies, associées aux autres « françaiseries » (frančezarije) ou « drôleries » (smješnice), populaires des XVIIe et XVIIIe siècles, ont nourri et entretenu la vie théâtrale dans cette région du monde, tout en inventant un nouveau genre dramatique dans lequel la vie réelle, celle des « gens » dans leur milieu, devenait le terreau de nouvelles écritures, qui certes ne marqueront pas la langue croate comme le fut en son temps celle qui deviendra « la langue de Molière », mais constitueront une forme théâtrale originale qui mérite aujourd'hui la reconnaissance d'une spécificité croate dans l'histoire de la littérature classique européenne, affirmant un universalisme immédiatement perçu par des auteurs à présent effacés derrière leurs textes.
Aussi, il peut paraître regrettable qu'à ce jour ce genre théâtral n'ait peut-être pas reçu toute l'attention qu'il mériterait en Croatie. Dans tous les cas, ces « moliérades » font déjà l'objet en France d'un intérêt croissant et ce n'est pas sans un certain enthousiasme que des chercheurs francophones reconnus comme Claude Bourqui, Georges Forestier, Guy Spielmann et d'autres ont accueilli la nouvelle de l'existence de cet héritage européen jusqu'à peu ignoré.