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Photo du rédacteurLe Fantôme de la liberté

Dundo Maroje de Marin Držić dans la traduction de Nicolas Raljević



C'est un plaisir de vous annoncer la publication chez Prozor éditions de la première traduction française de la version originale de Dundo Maroje (1551) de Marin Držić par le grand traducteur Nicolas Raljević, comprenant le complément de Mihovil Kombol écrite en 1955 en compensation de la fin de la comédie non conservée et près de cinq-cents notes de bas de pages explicatives.


La préface est du professeur Claude Bourqui de l'université de Fribourg (Suisse) et spécialiste de Molière et du théâtre francophone classique. Un avant-propos de Charles Béné, spécialiste de la littérature humaniste de la Renaissance, analyse le prologue de la comédie. Une postface de Paul-Louis Thomas, professeur de langues et littérature BCMS à la Sorbonne, soulève les difficultés de la traduction de Držić en français. Une bibliographie exhaustive rédigée par Miloš Lazin présente les sources en langue française concernant Marin Držić.


Des œuvres graphiques de Davor Vrankić accompagnent le texte.



Marin Držić

Dundo Maroje

traduction : Nicolas Raljević

25 €




PRÉFACE


Un riche marchand lancé à la poursuite de son fils prodigue, des valets qui s’ingénient à satisfaire les désirs amoureux de leurs maîtres, une jeune fille déguisée en garçon pour rejoindre son amoureux infidèle : dès les premières pages de Dundo Maroje, le lecteur se sentira en terrain familier. Ces histoires de jeunes gens brimés dans leurs conquêtes amoureuses par l’avarice de leurs géniteurs, ces serviteurs rusés ou balourds qui se démènent pour leur venir en aide, tout cela ramène à une idée de la comédie « ancienne », que la fréquentation – à tout le moins scolaire – de Molière a ancrée dans l’imaginaire du public francophone.  


Toutefois le nom de l’auteur et la collection dans laquelle paraît ce volume affichent une réalité tout autre : la pièce est traduite du croate, elle a été représentée vers 1550, plus d’un siècle donc avant l’avènement de la comédie moliéresque. Son lieu d’origine est ce fascinant espace d’interculturalité que constituait la République de Raguse, où en plein XVIe siècle s’est développée une riche littérature latine (langue dominante de l’activité littéraire et savante), italienne (langue du commerce et des institutions de la cité), mais également croate (langue des échanges familiers). En effet, on l’oublie trop souvent ici, sur le flanc atlantique de l’Europe : à l’époque où Du Bellay se propose d’« illustrer » son idiome national, de nombreux intellectuels sont engagés dans la même démarche sur la côte dalmate. Et les résultats, dans le domaine du théâtre en tout cas, n’ont rien à envier aux réalisations des Jean de la Taille (Les Corrivaux, 1562), Jacques Grévin (Les Ébahis, 1561) et autres Odet de Turnèbe (Les Contents, 1584), qu’a retenues l’histoire du théâtre français. Au cœur de Dubrovnik, à l’endroit où de nos jours défile l’indifférent flot des touristes, a été représentée une des œuvres théâtrales les plus remarquables de la Renaissance européenne : la comédie de « l’oncle Maroje ». Il est vrai que ce chef d’œuvre n’est pas sorti de la plume d’un érudit de seconde zone. Marin Držić, auteur d’une douzaine de pièces de théâtre, mais également de poèmes lyriques et de pamphlets politiques, est une figure majeure au sein du canon croate. De surcroît, il s’affirme comme un créateur d’une envergure hors pair, capable de tirer un parti original des schémas et des conventions auxquelles est soumise la composition littéraire de son temps.

Car, on ne saurait le nier, les fondamentaux à l’œuvre dans Dundo Maroje sont ceux de la « comédie érudite », cette forme de théâtre qui se développe en Europe au cours du XVIe siècle en déclinant des variations infinies sur les schémas d’intrigues qu’offraient les pièces de Plaute et Térence. C’est cet immense corpus d’œuvres principalement néo-latines et italiennes qui constitue le socle sur lequel s’épanouira la création des Shakespeare, Molière et autres Calderón. Držić, à leur égard, joue les précurseurs : de même que les illustres dramaturges du siècle suivant, il ne se contente pas de combiner les fils d’intrigue, les situations, les personnages de la comédie latine, mais parvient à créer, à partir de ces éléments, un univers singulier et fascinant.  Sans doute les spécialistes de littérature croate ont-ils raison d’y reconnaître des allusions à l’actualité ragusaine de l’époque. Le lecteur moderne, pour sa part, y retrouvera des situations cocasses ou délirantes, des traits d’esprit brillants, des échanges vifs et étourdissants, des échappées lumineuses sur la condition humaine, des ambiances dignes des meilleures scènes de la comédie shakespearienne, bref un époustouflant spectacle théâtral, qu’il goûtera sous forme livresque, dans l’attente d’une représentation de la traduction française de Nicolas Raljevic.


Le monde que met sous nos yeux Dundo Maroje est celui de la Rome pourvoyeuse en plaisirs, où, à la différence de la sage et commerçante Dubrovnik, tous les débordements sont permis et où se révèlent ainsi les véritables motivations qui gouvernent les comportements humains. Cupidité, gloutonnerie, luxure, toutes les formes de l’avidité s’y donnent libre cours. La courtisane Laura ne met aucune limite à sa prédilection pour les colliers de perles et les tissus précieux, les jeunes hommes perdent le contrôle de leurs pulsions amoureuses, les valets ne sont jamais rassasiés. Pour satisfaire ces désirs irrépressibles, il faut voler, mentir, ruser, feinter. Tous sont avides de récupérer leur dû, tous se battent âprement pour assurer leur gain ou s’emparer de leur butin. Dans cet univers impitoyable, la seule issue qui reste aux perdants qui ne veulent pas quitter la scène est de contracter des dettes, lesquelles à leur tour alimenteront l’avidité d’autres protagonistes de la grande comédie humaine.

Toutes ces actions acharnées se succèdent à un rythme effréné, se font obstacle, se télescopent entre elles dans un tourbillon de ruses et stratagèmes, de manipulations, de pugilats. L’élan est donné par la toute-puissante Fortune, qui règne en maîtresse sur la « branloire pérenne » que constitue le monde. C’est elle qui fait et défait les victoires. Elle est contemplée avec fascination par ceux qui s’affirment comme ses adeptes les plus convaincus : les valets intrigants. Tant Popiva que Pomet s’épanchent en monologues sur les faveurs ou les coups bas que cette âpre maîtresse leur administre et tentent de saisir les principes de son fonctionnement, qui trop souvent leur échappe. Un constat toutefois s’impose. Le maître mot de la réussite en ce bas monde est l’accommodement – autrement dit, l’adaptation souple aux circonstances continuellement changeantes que créent les caprices de la Fortune. « Il faut s'adapter à l'époque ; il doit être un virtuose celui qui veut régner sur le monde » (II, 1) décrète Pomet, qui se donne au passage des airs de philosophe. C’est sur ce principe cardinal que repose la véritable valeur morale, celle qui fonde la virtus, pierre de touche de la distinction entre individus d’exception et hommes du commun. Celui qui, sans se raidir, parvient à épouser les fluctuations d’un univers fondamentalement instable est assuré de parvenir à la maîtrise des événements, qui ouvre la voie à la réussite de toutes les entreprises. « Y a-t-il un homme qui tient sa fortune en mains comme je la tiens ? Y a-t-il quelqu'un sous le ciel qui est le maitre des hommes comme je le suis ? » peut alors s’extasier Pomet triomphant (II, 10). 

Marin Držić à coup sûr était familier de la pensée d’Épicure, à l’instar de ses contemporains les plus libres d’esprit, qui se plongeaient dans le condensé de Diogène Laërce et le De rerum natura de Lucrèce. Le monde que nous décrit Dundo Maroje prend les contours du cosmos épicurien, composé d’atomes qui s’entrechoquent de manière aléatoire dans un mouvement sans fin. Mais la leçon qu’en tire le dramaturge croate est, quant à elle, d’inspiration machiavélienne. « Selon le changement de fortune, si les hommes demeurent en leur manière entiers, ils seront heureux s’ils accordent avec le temps, s’ils n’accordent pas ils seront malheureux » peut-on lire dans la traduction française du Prince parue en 1571 (chap. XXV). Cette exigence d’« accorder avec le temps » n’est pas seulement une servitude ; elle constitue un des plaisirs les plus exquis de la condition humaine, ainsi que nous le rappelle Pomet, encore lui : « La nature de la fortune me donne l'espoir, qui est comme une certaine gent féminine que j'embrassais : un instant on me fait la bonne figure, et un instant la mauvaise ; un instant on me fait pleurer, et rire de nouveau tout de suite après. » (IV, 3) C’est la leçon que professera un siècle plus tard Scapin, héros moliéresque s’il en est : « Il faut du haut et du bas dans la vie ; et les difficultés qui se mêlent aux choses, réveillent les ardeurs, augmentent les plaisirs » (Les Fourberies de Scapin, III, 1).


Claude Bourqui,

Université de Fribourg

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