Génération Byzance
À l'occasion de la sortie prochaine (le 23 janvier 2022) du roman de Filip Grbic Errance traduit par Zivko Vlahovic chez BELLEVILLE Éditions, nous avons le plaisir de vous présenter l'essai de Zacharie Zaoui.
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Réduisez en cendres mon cœur ; malade de désir,
Ligoté à un animal qui se meurt,
Il ignore ce qu’il est ; et recueillez-moi
Dans l’artifice de l’éternité.
W.B Yeats, Voile vers Byzance.
De la même façon qu’il peut être tentant de réduire l’Histoire à la démographie, nous sommes parfois tentés d’analyser l’histoire littéraire par le prisme des querelles générationnelles. Il appartiendrait donc à chaque génération de formuler son idée de la littérature et des buts qu’elle lui assigne en s’opposant à celle qui la précède ; c’est là le versant théorique de l’affaire, avec lequel les Français sont familiers (les noms de Charles Perrault, Victor Hugo ou André Breton leur viennent naturellement à l’esprit). Pour autant, au-delà de l’aspect programmatique et de l’outillage théorique qu’on plaquera sur lui a posteriori, le roman générationnel est finalement la rencontre d’une affirmation littéraire (il s’agit souvent d’un premier roman) et d’une adhésion élective du lectorat, qui reconnaît que le roman s’adresse en priorité à lui plutôt qu’aux autres et qu’il exclut de fait une catégorie de lecteurs. Que l’auteur ait visé juste sans le vouloir ou qu’il ait consciemment tout mis en œuvre pour parvenir à ses fins, le résultat demeure le même.
Ainsi, la génération de Français né en 1930 ne peut pas se reconnaître dans Bonjour Tristesse de Françoise Sagan, de la même façon que le boomer arrive déjà trop tard pour recevoir Moins que Zéro de Bret Easton Ellis, pour citer deux exemples canoniques de roman générationnel, à des époques où ce qu’il est convenu d’appeler le « marketing littéraire » était sensiblement moins développé qu’aujourd’hui. Car, en effet, l’atténuation progressive des inégalités, couplée à la démultiplication des moyens de communication en Occident, ont débouché sur l’uniformisation de nos pratiques culturelles, nos expériences sensibles, ainsi que de nos souvenirs. Partout à travers l’Europe, nous usons de l’anglais (boomer, millenial, zoomer) pour désigner notre appartenance à une génération, qui elle-même est rattaché à une lettre de l’alphabet latin (X,Y,Z), l’alphabet grec étant réservé aux variants du Saint-Covid. Plus l’individualisme fait rage, plus le besoin de se relier à une cohorte se fait impérieux. Naturellement, notre génération a l’intuition qu’elle doit se tourner vers la génération, qu’elle est la forme privilégiée de notre temps, la mesure du monde tel qu’il s’offre à nous. Génération Écologie, Génération Identitaire, Génération.s ; le terme s’impose sous toutes les latitudes idéologiques. Il faut dire qu’elle a l’avantage de ne pas être organisée hiérarchiquement, comme la famille, et de n’être pas enclose à l’intérieur de frontières, comme la nation honnie. En conséquence, plus de cycles romanesques dont le nucleus soit la famille (les Thibault ou les Rougon-Macquart) ou la nation (le Roman de l’énergie nationale de Barrès).
Une fois ce long détour effectué, nous pouvons revenir à Errance et à ce qu’il exprime de fondamental. Dans le roman de Grbic, la Serbie se cantonne à être le théâtre d’événements qui pourraient se jouer, et se jouent surement, ailleurs en Europe : excès d’une jeunesse désabusée, société en état de tertiarisation et de féminisation avancée, angoisses causées par l’immigration, évasion dans les plaisirs éphémère. La déploration de Maksim Tumanov au milieu du récit résonne comme un cri du cœur dans lequel chaque lecteur pourrait se reconnaître : « Mes grands-parents étaient des artisans, des apatrides, des ruraux pauvres du Royaume de Yougoslavie. Ils se sont mariés en pleine occupation féroce, d’une guerre fratricide et de la famine. Ils ont passé leur première nuit de noces assis devant des machines à coudre. Leur premier enfant est mort de malnutrition. L’autre a peiné à survivre. Le troisième fut ma mère. Cette génération a créé un Etat et une économie respectables, a repeuplé le pays, éduqué les enfants, les baby-boomers contribuant à relever encore le niveau. Et puis nous sommes arrivés, les milléniaux, avec nos voyages insensés et notre orientation exclusive vers la satisfaction de nos désirs personnels. Que restera-t-il de nous ? Rien ! Nous sommes de simples tire-au-flanc, un détail de l’histoire à recycler ».
Maksim Tumanov s’inscrit dans la tradition slave des exaltés extra-lucides, toujours en équilibre entre le péché et la sainteté. Comme le narrateur de Soumission que la lecture de Huysmans ramène un temps vers le giron du sacré, Maksim se plonge dans les écrits de Grégoire de Nysse et Basile de Césarée. Le fait que Huysmans, le plus byzantin des écrivains français (rappelons le mot de Barbey d’Aurevilly commentant A Rebours : « Le livre de M. Huysmans n’est pas l’histoire de la décadence d’une société, mais de la décadence de l’humanité intégrale. Il est, dans son roman, plus Byzantin que Byzance même »), ait fasciné Houellebecq au point d’en faire un des personnages principaux de son livre n’est guère anodin. Peut-être que chaque écrivain qui se confronte au dépérissement spirituel ou matériel de son époque devient byzantin sans le savoir. Peut-être que chaque nihiliste a la nostalgie de Byzance dans le cœur et qu’il ose à peine prononcer son nom.
L’adjectif « byzantin » lui-même qualifie en français des règles ou des usages dont la signification est devenue illisible, reléguée dans un passé immémorial où le sacré n’était pas un vain mot. Dans le roman de Filip Grbic comme dans celui de Houellebecq, c’est la civilisation elle-même qui est devenu « byzantine » à mesure que la barbarie a pris possession des âmes et des cœurs, sans prévenir. Maksim Tumanov est l’illustration de la schizophrénie déchirante qui afflige celui qui est trop civilisé pour être un simple barbare et trop barbare pour restaurer la civilisation dont l’effacement le plonge dans une angoisse indéfinissable. Il est au milieu du gué. Choisira-t-il les avantages matériels de sa situation historique, comme le narrateur de Soumission qui opte pour l’Islam, ou bien la voie monastique à la manière de Durtal, le héros converti de Huysmans ? La Bosnie ou le mont Athos ? Réponse à la fin du roman, où la parole la plus sensée est prononcée par un fantôme : « Ne sois pas aveugle, ne laisse pas tout ce qui te gêne t’empêcher de reconnaître la beauté qui est plus vieille que toi et moi et que le monde entier. »
Tout ce qui est engendré est voué à mourir, toutes les générations sont vouées au pourrissement. C’est pourquoi il faut leur échapper.