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Photo du rédacteurFaruk Šehić

Greta (1/2)









C'était à l'époque où j'avais encore peur du noir dans la cage d'escalier. L'obscurité sortait du centre de la terre, elle s'étendait par capillarité vers la surface et jaillissait du sol exactement là où se trouvaient les cages d'escalier des immeubles. Notre immeuble était ancien et sa façade sombre avec des nuances de vert et de petits éclats de cristal qui miroitaient au soleil, à la lumière des réverbères. L'obscurité était de connivence avec les cages d'escalier dans ce petit monde qui était le mien, constitué de quelques rues de la ville. 


Les réverbères de la rue, c'était une histoire à part. Sur chaque poteau métallique se trouvaient trois grosses boules blanches. Quelqu'un les avait surnommées les trois larmes maternelles, et les grands façonnaient des boules de neige dans le cœur desquelles ils inséraient un caillou, et de ces boules armées, ils cassaient les réverbères. La ville était remplie de  boules blanches brisées, suspendues aux tiges métalliques courbées des réverbères. Les larmes maternelles étaient rarement au complet, mais elles brillaient, en particulier lorsque la neige les recouvrait, annonçant la nouvelle année. L'odeur des pétards, et celle de la neige dans l'air, l'attente euphorique de la vie à venir. 


J'avais développé des tactiques particulières pour chasser le noir de la cage d'escalier, car à cette époque, il n'y avait pas d'éclairage dans la cave d'où pénétrait l'obscurité qui menaçait de vaincre le peu de lumière du jour qui réussissait à passer à travers le verre opaque de la porte de la cage d'escalier.


L'une des manières que j'avais de vaincre l'obscurité était d'inspirer profondément et de me précipiter dans les escaliers à toute allure jusqu'au troisième étage, où nous vivions. C'est ainsi que je retenais ma respiration dans le noir et me lançais dans les escaliers, laissant courir le bout des doigts sur la rampe en bois, car mes pieds ne touchaient presque pas les marches de pierre froides. 


Parfois, je réussissais à surmonter ma peur du noir, et seuls les battements de mon cœur me trahissaient alors que j'atteignais notre porte d'entrée. Sur celle-ci étaient inscrits notre nom de famille et le prénom de notre père. À gauche, se trouvait une autre porte, celle de l'appartement de nos voisins. Ce petit espace devant notre porte et la leur était protégé par une rambarde de métal et une rampe en bois sur laquelle étaient gravés les noms et prénoms des enfants des locataires précédents. On y voyait également écrit François, que je n'ai jamais connu. Sur la rampe en bois, Fifi le chat somnolait tout le temps. De la bave lui coulait fréquemment de la bouche, et il lui manquait des dents, car il était très vieux.


Fifi était notre chat à tous dans la cage d'escalier. 


Parfois, quand je ne savais pas comment surmonter ma peur, étant donné que le noir était épais comme de la pâte à pain de seigle, j'appelais maman pour qu'elle sorte sur le balcon et ouvre la porte de notre appartement. Dans ces moments-là, je n'hésitais pas à pénétrer dans l'obscurité, et à avancer là où aucun autre être humain n'avait jamais posé le pied avant moi. Mais cela n'arrivait que rarement, car comment faire quand maman n'était pas à la maison, que l'appartement était vide, ou quand mon ennemie, l'obscurité, s'était déjà installée à l'intérieur.


Alors, j'appelais Greta à l'aide. Greta vivait à l'étage du dessous. C'était une institutrice qui était depuis longtemps à la retraite. Fifi était, en réalité, davantage son chat à elle, car Greta savait y faire avec les chats et les animaux en général.


Son appartement a toujours été pour moi un territoire inconnu, qui m'attirait énormément, mais je respectais le côté secret de Greta, et les bonnes manières m'enjoignaient de frapper et d'attendre qu'elle me dise d'entrer. Parfois j'entrais dans le couloir sombre, dans lequel la température de la pièce était toujours quasiment la même. Il ne faisait ni chaud ni froid, mais un entre-deux. Parfois il arrivait que Greta soit sortie et, ne le sachant pas, je frappais, et entrais quand-même dans le couloir, bien qu'elle ne m'eût pas dit d'entrer. La curiosité était plus forte que les bonnes manières qu'on respectait alors et qui étaient considérées comme une qualité humaine indispensable. 


Il y avait un buffet dans l'appartement de Greta, et dessus, une petite grenouille en métal, dont le cou pouvait se balancer de droite à gauche. J'aimais les amphibiens et les reptiles qui lézardaient au soleil, et par là même, les objets qui les représentaient. Les couleurs du couloir étaient parmi les plus sombres du spectre, et elles en soulignaient l'aspect sérieux et mystique, à la façon d'un panneau indiquant le chemin vers des secrets plus grands encore. J'admirais les objets de l'appartement de Greta, qui regorgeait de vieilles choses élégantes. Son appartement était comme un musée dans lequel elle était la conservatrice suprême, bien que le Temps lui-même s'activait à être le conservateur de nos vies. Chez Greta régnaient d'autres principes et d'autres lois physiques. Sur le bord de la fenêtre de Greta, qui donnait sur le parc dans lequel poussait un noyer échevelé ressemblant à un baobab, se posaient des piverts qu'elle nourrissait de bouts de gras arrachés à des morceaux de viande de bœuf. 


Greta ouvrait la porte de son appartement et je montais les marches, décollant comme une fusée, et quand je passais le pas de notre porte, je ne manquais pas de dire merci à ma voisine, bien qu'étant un petit garçon sérieux peu enclin à la courtoisie et aux comportements petit-bourgeois. 


Outre le fait que son appartement avait un air de mystère, par les ombres profondes que faisaient les vieux objets bien conservés dans sa chambre à coucher, et outre son amour pour les animaux sauvages et domestiques, Greta savait faire des gâteaux, des tartes et des biscuits comme personne dans toute la ville. Elle possédait des recettes qu'elle avait rapportées de Slovénie, et qui lui étaient parvenues par l'intermédiaire de ses ancêtres autrichiens, car le nom de jeune fille de Greta était Falkner. Et l'idée même de ce nom suscitait une peur mêlée de respect face à ce lointain monde subalpin.  


Greta avait été baptisée Magdalena, mais en raison de l'enchaînement des événements historiques, qui n'étaient pas en faveur des personnes portant ce prénom pendant la Seconde Guerre mondiale, qui plus est sur le territoire sur lequel elle se trouvait alors, elle avait dû y renoncer et prendre le nom sous lequel on se souviendrait d'elle par la suite. 


Greta était une virtuose du sucré. L'après-midi, l'odeur de la cuisine de Greta, une odeur de biscuit au beurre, s'immisçait sous notre porte. Chaque biscuit avait une forme différente, car Greta avait des moules en métal dans lesquels elle les façonnait. Alors, je l'entendais prononcer mon nom, et cela voulait dire que j'allais descendre les escaliers en courant jusqu'à sa porte, où elle se tiendrait en robe de chambre avec, à la main, un récipient plein de délicieux biscuits brûlants : étoiles, rectangles, petits chevaux, rosaces. 


Greta décorait son sapin pour Noël et le Nouvel an, tandis que nous le faisions uniquement pour le Nouvel an, car nous étions une famille athée qui respectait les valeurs de la faucille et du marteau. Greta, elle aussi, respectait l'étoile à cinq branches, mais elle tenait également à celle de Bethléem. Et de même que nous respections Greta, Noël était aussi respecté dans notre appartement, bien que le seul qui était autorisé à y entrer était le Père Noël dans son uniforme rouge à bordures blanches. Moi, la seule chose qui m'intéressait, c'étaient les cadeaux du Nouvel an ; à cette époque, je ne savais rien de la naissance de l'homme-Dieu. 


Greta m'avait enseigné de nombreuses compétences, en plus d'être Ma-Dame-de-Lumière attitrée. Un jour où un garçon de l'école m'avait menacé de me frapper, je demandai à Greta ce que je devais faire, elle me dit de lui rendre la pareille. C'est ce que je fis, et le garçon agressif prit peur et battit en retraite. 


"Tu dois t'exprimer face à lui," - me disait Greta, "Bon sang!" 


Après son intervention, je sus comment me comporter envers les autres. Il importait d'être toujours courageux et de ne jamais se dérober. C'est ainsi que je traversais la vie, sans dérobades ni lâchetés. Les périodes de l'année se succédaient à grande vitesse sur le grand calendrier aux dimensions cosmiques. 


Nous fûmes même touchés par guéguerre, qui érafla notre trajectoire. Greta, là aussi, était avec nous ; elle aurait pu obtenir le statut de réfugiée dans le pays de ses lointaines origines, mais elle s'y refusa, car sa vie était ici, dans le pays où elle avait atterri sur les directives du parti communiste, car il fallait des gens instruits, jeunes pour aider à reconstruire le pays à la fin de la Seconde Guerre mondiale.




traduit par Svetlana Dojić


in : recueil de nouvelles

Priče sa satnim mehanizmom


Faruk Šehić

« Récits aux mécanismes d'horloge »

« Récits aux mécanismes d'horloge » est un recueil de nouvelles dans lequel se reflète le son de notre époque et son rythme avec ses coups silencieux et bruyants. Tout ce qui la constitue fait "tic-tac". Les cœurs, les mécanismes de l’explosion et les horloges dont nous ne pouvons que rêver – tout cela mesure le temps humain et le temps des galaxies, le temps de guerre et celui de paix, le temps passé et futur, celui qui s’enfuit et que nous avons perdu en vain. La vie est une horloge et entre un marteau lyrique et une enclume de la prose dure, l’écrivain nous parle des changements. Dans « Histoires d’horlogerie » se succèdent d’une façon vertigineuse des états et des peuples, l’Histoire et la mémoire, mais avec au centre toujours l’individu au cœur duquel tous ces changements s’articulent, shapeshifter. Insaisissable pour l’horloge ordinaire, la vitesse de ce changement démontre la fragilité de chaque identité – même celle de la nature humaine. Dans ce recueil, l’un des meilleurs écrivains contemporains de notre région suit la piste de ce changement, cet espace dans lequel naissent certains nouveaux mondes, ni plus durables ni plus solides, ni meilleurs ni pires.


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Poète, écrivain et journaliste bosnien, Faruk Šehić est considéré par la critique littéraire comme une des figures de proue de la “génération écrasée” par la guerre de Bosnie (1992-1995), durant laquelle il a combattu dans les rangs de l’armée de Bosnie-Herzégovine et a été grièvement blessé. Il a publié de la poésie (Hit depo, 2003 et Transsarajevo, 2006), ainsi qu’un recueil de nouvelles, Sous pression (Pod pritiskom, 2004), traduit en français par Christine Chalhoub et publié en 2014 par la Maison des écrivains étrangers et traducteurs de Saint-Nazaire (MEET). Le Livre de l’Una (Knjiga o Uni, 2011, traduit par Olivier Lannuzel) est son premier roman. Il s’est vu décerner le prix de littérature de l’Union européenne en 2013 et le prix Meša Selimović en 2012. Il a été traduit en plusieurs langues, notamment en anglais, en espagnol et en néerlandais.


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Svetlana Dojić, titulaire d’un baccalauréat scientifique, poursuit des études d'anglais à l'Université Sorbonne Nouvelle et, en 2000, elle obtient une maîtrise LLCE d'anglais.

Après avoir passé une année à l'Université de Sussex à Brighton au Royaume-Uni, en 2002, elle obtient son CAPES d'anglais.

En 2003, elle débute sa carrière de professeure d'anglais en collège, puis, en 2006, obtient un poste au lycée Gaston Bachelard à Chelles, en Seine-et-Marne, où elle enseigne encore aujourd'hui. En 2015, elle passe avec succès l'agrégation d'anglais.

En 2020, elle reprend ses études à l'UFR d'Etudes Slaves de Sorbonne Université, et obtient une licence LLCE de BCMS en 2022. Elle est actuellement en Master 1 de BCMS.


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