Greta (2/2)
Pendant notre guéguerre, Greta faisait plus ou moins les mêmes activités. Elle aidait à cuisiner, lisait des livres et fumait passionnément. Elle jouait au solitaire avec ma sœur, qui était sa confidente personnelle, et à elles deux, elles formaient une cellule de réfugiées distincte et semi-autonome au sein de notre sphère familiale de réfugiés. Greta dictait et ma sœur écrivait des lettres en allemand, qui étaient ensuite envoyées via la Croix-Rouge au pays séculaire de Greta. Ainsi, par des lettres en langue allemande, nous maintenions un lien avec le monde extérieur, qui ne se souciait pas réellement de notre guéguerre.
Nous avions un chat, et un chien, même si nous étions déplacés, loin de notre cage d'escalier, loin de la rue éclairée par trois larmes maternelles. J’en venais même à regretter mes bonnes vieilles ténèbres du sous-sol. La guéguerre passa vite et nous regagnâmes enfin notre cage d'escalier, nos étages. J'ai oublié de mentionner qu'au début de notre guéguerre, nous avions laissé derrière nous deux descendants de Fifi ; à notre retour nous ne les avons pas recroisés. L'un d'eux marchait avec le ventre constamment au ras du sol, il était prudent et craintif, ce qui lui avait valu le surnom de Souris. Il est possible que la Souris ait survécu, se soit retirée dans les catacombes et ait fraternisé avec de vrais rats, qu’il m’arrivait de voir au sous-sol, parmi les poubelles métalliques que l’on ne produit plus. Quoi qu'il en soit, en rentrant à la maison, nous avions de nouveaux petits du chaton réfugié, qui promettaient que la vie dans l'ancien nouvel escalier ne serait jamais ennuyeuse.
Nous avons voyagé à travers le temps et l'espace pendant si longtemps, jusqu’à ce que l’argent cosmique commence à nous coller aux cheveux. Le train s'est probablement égaré dans l'une des dimensions parallèles, ce qui n'était pas difficile quand on est un adulte avec un cœur d’enfant, et qu’on a le pouvoir de voir un miracle où on le veut. Adultes et enfants, en cours de route, sont pour certains restés en gare, et nous ne nous sommes plus jamais revus. Greta est elle aussi descendue du wagon une fois, et nous ne l'avons jamais revue. Elle est allée acheter des allumettes au soufre de la marque Dolac, car elle était une fumeuse acharnée. Greta, bien que beaucoup plus âgée que moi, avait la capacité de voir des miracles, car elle savait se réjouir des choses avec une sincérité enfantine.
Les choses grandissaient et les personnes âgées rapetissaient imperceptiblement selon les lois biologiques de la nature. Le tubercule bénin sur son doigt avait pris racine sur tout son corps.
Je me penchai dangereusement par la fenêtre alors que de la vapeur me collait au visage et que des morceaux de charbon me tombaient dans les yeux, je voulais revoir Greta une dernière fois. Je ne vis que les pans de sa robe de chambre, et Fifi qui la suivait pudiquement, touchant l'ourlet de la robe de Greta avec sa queue. D'énormes oiseaux volaient au-dessus de sa tête, les oiseaux qu'elle avait nourris toute sa vie. Des pics verts, des rouges-gorges tout ronds, des mésanges bleues, des grèbes, et même le pic qui picorait l'épaisse écorce du noyer derrière notre immeuble, tous étaient d'une taille surnaturelle. Un sapin de Noël aussi grand qu'une maison scintillait au loin. Décoré de mots gentils, capables d’expier la méchanceté humaine. J'ai vu un homme-Dieu assis à côté de l’arbre de Noël vivant attendant que les gens se rassemblent. Ce n'était pas naturel, car le Rédempteur était censé être un petit enfant, mais qu’est-ce qui pouvait être naturel dans un monde où l'imagination dictait la réalité ? Je savais qu'à cette station, Noël arrive toujours et ne s'arrête jamais. Je savais aussi que Greta se dirigeait vers le grand sapin de Noël, et j'ai supplié l'homme-Dieu, Jésus, bien que je ne sois pas doué pour la prière, d'aider Greta et de lui accorder la vie éternelle. Ce qu'elle avait sans aucun doute mérité en aidant les gens et les animaux. A moi, elle m'a aidé à surmonter les ténèbres et m'a appris à être courageux.
La locomotive a hurlé une dernière fois, de la neige cosmique s'est mise à tourbillonner, nous avons dû continuer notre voyage, qui avait commencé à notre gare locale, où nous avions acheté des billets au guichet tenu par un homme sérieux aux cheveux blonds et courts. Il avait une sorte de distributeur automatique, comme un distributeur de sodas, il tirait les leviers rouges, appuyait sur les boutons de commande, et le ticket sortait de la machine. Petit et dur, en carton. Avec lui, on pouvait voyager au bout du monde.
Il m'avait dit : « Antananarivo ».
J’avais répondu du tac au tac : « Madagascar ».
Un test de géographie était obligatoire avant d'obtenir un billet, car comment partir en voyage si on n'aime pas la géographie ? Avant de vous le tendre, il vous regardait avec inquiétude en secouant la tête, c'était un vendeur de destinations lointaines sceptique. Et comment n'aurait-il pas été sceptique étant donné qu'il répondait de nous tous, voyageurs de tous âges ?
"La loi d'Archimède ?"
"Tout corps plongé dans un fluide sera plus léger d'autant que le poids du volume du fluide sera déplacé", répondis-je sans trop réfléchir.
La connaissance de la physique était nécessaire si vous vouliez être un grand voyageur, car sans la loi d'Archimède, les navires ne pourraient pas rester à la surface de l'eau, et les ballons ne pourraient voler. Le vendeur lançait souvent des ballons d'essai qui pouvaient même quitter l'orbite terrestre, dépasser les cinquante kilomètres au-dessus de la surface de la planète, et le ballon naviguait alors dans l'espace pur.
La troisième question était la plus simple. La réponse suivait : "La peau est le plus grand organe du corps humain." Elle nous donnait la validation finale. Si vous vouliez vous consacrer aux voyages, vous deviez connaître vos limites. Cependant, chaque vrai voyageur avait aussi une peau astrale, qui n’avait ni début ni fin.
De par la nature de son travail, le vendeur devait être astrologue, s’y connaître en astres comme un horloger comprend les mécanismes des montres. Au sommet du bâtiment de la gare, il y avait une petite tour avec une girouette rouillée, un coq, le vendeur restait assis dans la tour nuit et jour. Il possédait également un astrolabe et une boussole. Il savait se servir d'un sextant, même s'il n'y avait pas de mer en vue.
Le vendeur aux cheveux blonds et courts utilisait un télescope antique pour étudier la faveur des astres pour nos voyages. Il avait la carte de passager de chaque voyageur, et connaissait toutes nos envies de destinations lointaines. La veille de vendre un billet pour une destination, il passait la nuit dans la tour, seul, entouré d'étoiles. L'astrolabe ne lui faisait jamais défaut. Il mesurait l'heure locale par rapport à une longitude locale donnée, il était important de savoir quelle heure il était au point géographique auquel on voulait se rendre. Parce que si nous traversons des fuseaux horaires qui sont devant nous, alors, nous voyageons dans le futur et nous devions être prêts pour cela. La seule chose qu’il ne pouvait pas mesurer avec son astrolabe, c’était l'azimut de nos cœurs.
Au matin, privé de sommeil à cause de ces mesures astronomiques, le vendeur aux cheveux blonds et courts était nécessairement maussade et en colère. J'avais acheté un billet pour le détroit de Béring, car j'aimais les mots de cet hydronyme, et Hyperborée me tenait à cœur. Je voyage encore et je n'ai pas atteint ma destination finale. Un jour, je verrai le Grand Nord. Je verrai des bélugas piquer l'aigue-marine froide avec leurs corps blancs, plongeant et faisant surface en rythme, entourés de banquises de glace solitaire. Je m'arrêterai au point où les cieux sont les plus proches de la tête de chaque petit garçon. En haut, il y a les étoiles, chaudes et scintillantes. Et Greta est sans aucun doute dans une métropole céleste. Il a son propre appartement, son propre escalier. Sa tête est dans des nuages de fumée de cigarettes chaudes et bon marché, car ce sont celles qu'elle aime le plus. Elle joue au solitaire, et ses cartes sont faites de la matière scintillante des corps célestes. Fifi est là aussi, elle dort sur la rambarde des comètes éternellement arrêtées.
FIN
traduit par Tamara Radovanović
in : recueil de nouvelles
Priče sa satnim mehanizmom
Faruk Šehić
« Récits aux mécanismes d'horloge »
« Récits aux mécanismes d'horloge » est un recueil de nouvelles dans lequel se reflète le son de notre époque et son rythme avec ses coups silencieux et bruyants. Tout ce qui la constitue fait "tic-tac". Les cœurs, les mécanismes de l’explosion et les horloges dont nous ne pouvons que rêver – tout cela mesure le temps humain et le temps des galaxies, le temps de guerre et celui de paix, le temps passé et futur, celui qui s’enfuit et que nous avons perdu en vain. La vie est une horloge et entre un marteau lyrique et une enclume de la prose dure, l’écrivain nous parle des changements. Dans « Histoires d’horlogerie » se succèdent d’une façon vertigineuse des états et des peuples, l’Histoire et la mémoire, mais avec au centre toujours l’individu au cœur duquel tous ces changements s’articulent, shapeshifter. Insaisissable pour l’horloge ordinaire, la vitesse de ce changement démontre la fragilité de chaque identité – même celle de la nature humaine. Dans ce recueil, l’un des meilleurs écrivains contemporains de notre région suit la piste de ce changement, cet espace dans lequel naissent certains nouveaux mondes, ni plus durables ni plus solides, ni meilleurs ni pires.
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Poète, écrivain et journaliste bosnien, Faruk Šehić est considéré par la critique littéraire comme une des figures de proue de la “génération écrasée” par la guerre de Bosnie (1992-1995), durant laquelle il a combattu dans les rangs de l’armée de Bosnie-Herzégovine et a été grièvement blessé. Il a publié de la poésie (Hit depo, 2003 et Transsarajevo, 2006), ainsi qu’un recueil de nouvelles, Sous pression (Pod pritiskom, 2004), traduit en français par Christine Chalhoub et publié en 2014 par la Maison des écrivains étrangers et traducteurs de Saint-Nazaire (MEET). Le Livre de l’Una (Knjiga o Uni, 2011 traduit par Olivier Lannuzel) est son premier roman. Il s’est vu décerner le prix de littérature de l’Union européenne en 2013 et le prix Meša Selimović en 2012. Il a été traduit en plusieurs langues, notamment en anglais, en espagnol et en néerlandais.
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Tamara Radovanović, 21 ans, vit à Paris où elle fait ses études. Titulaire d'un baccalauréat économique et social, elle choisit de s’inscrire à l'UFR d'Etudes Slaves de Sorbonne Université. Actuellement étudiante en master 1 BCMS (bosniaque-croate-serbe-monténégrin) spécialité linguistique. Elle a également fait partie d’une association culturelle et artistique franco-serbe Biseri Perles. Dernièrement, elle a participé au projet TransLab Sarajevo-Paris, ce qui lui a permis d’acquérir des outils et des méthodes de traduction littéraire.