Itinéraire d'un pèlerin ukrainien¹...
Mémorial aux victimes de Holodomor, Kyïv, Ukraine.
Pentecôte 1991, nous sommes le premier chapitre « ukrainien » sur les routes de Chartres. A vrai dire, nous sommes des Français d'origine ukrainienne de la paroisse Saint-Volodymyr de Paris. L'Union soviétique tenait encore, ce qui faisait de nous la voix encore légitime de l'Ukraine et de son Église. Nous tînmes chapitre ukrainien quinze années d'affilée, et avec les premiers séminaristes de Lviv tout juste sortis des catacombes. Solides, nos Ukrainiens d’Ukraine. Trois jours d’autocar suivis de trois jours de marche, sandales soviétiques aux pieds, cabas Tati sous le bras, démunis, mais néanmoins choyés et une foi à ne pas se laisser démonter par l’adversité ni par les sentiers caillouteux de la Beauce. Nous vécûmes là des reconversions radicales et découvrîmes une France debout qui nous était méconnue. Passer d'une tradition à l'autre est plus facile que de tournoyer dans le néant de la post-modernité. Un des plus beaux fruits, au sein de notre chapitre, fut la conversion d'un jeune couple stérile. Ils comblèrent leur stérilité charnelle par une fécondité familiale et spirituelle : ils adopteront sept enfants dont trois enfants trisomiques.
Puis ce fut au tour des Ukrainiens d’accueillir des pèlerins « tradis » en Ukraine. Ils vinrent à Lviv pour l’inhumation du patriarche Slipyï². Ils contribuèrent à la reconstruction du monastère d'Ouniv. Grâce vous soit rendue, amis pèlerins des routes de Chartres, du Centre Charlier et de Chrétienté-Solidarité.
C'était l'époque où tout était plus simple. Il y avait le monde communiste à l'Est et le monde libre à l'Ouest, et le grand pape polonais, et l'Europe, et l'Otan qui nous protégeait de l'Armée rouge. Et, en France, une Droite nationale anticommuniste (la seule) qui défendait le droit aux pays satellites et aux républiques soviétiques de se libérer de l'occupation communiste « russe ». Trente ans plus tard, où en sommes-nous... Toute une partie de la droite s'est corrompue aux idées et aux kopecks de Poutine³, l'homme du KGB qui réhabilite Lénine, Staline et le glorieux passé de sa chère Union soviétique. Ils sont sur la même longueur d'ondes (et pas celles de Radio Liberty⁴) que les communistes et autres nostalgiques du bolchevisme. Pourtant, eux, les nôtres, les conservateurs, savaient... Ils savaient que Poutine est l'enfant
cloné du KGB, de l'oligarchie corrompue, de l'impérialisme russe et de la paranoïa. Au moment de la (r)évolution Orange, certains prirent parti pour un retour de l'Ukraine au « pré-carré » russe. Svetlana Alexievitch⁵ nous avait avertis que l’Union-soviétisme était de retour, que cela allait mal finir. Et puis il y eut les assassinats des opposants Politovskaïa, Nemtsov (entre autres), l'embastillement de Navalny, l'opposition muselée, Grozny et Alep rasées, la Géorgie, le Donbass - ils affirmèrent que les Russes n'y étaient pas -, la Crimée en violation du droit international, les miliciens Wagner en Afrique contre la France. Et la réécriture de l'histoire.
A partir de la (r)évolution Orange (2014), un nouveau mur de Berlin mémoriel va s’ériger entre l'Ukraine et la Russie. La Russie va rétro-pédaler en glorifiant son passé soviétique mythifié. Les crimes communistes s'y voient minimisés, le Holodomor et autres massacres des minorités non-russes niées ou tues, l'association Mémorial bâillonnée, les charniers staliniens clos⁶, le culte de la serpe, du marteau et du drapeau rouge rétabli, des historiens emprisonnés. Face à cette mémoire négationniste, les Ukrainiens opposent leur martyre et le Holodomor...
Le Holodomor est la pierre d'angle de la mémoire ukrainienne. A l'inverse des Russes, les Ukrainiens, tout comme les Baltes, Polonais et autres peuples asservis, ont fait collectivement mémoire des crimes communistes. Les crimes de masse en Ukraine : 8 400 000 victimes, trois famines (1921, 1933, 1946), la Grande Terreur de 1937-38, les exécutions et les déportations massives au Goulag. Ces crimes, les Russes les ont subis également, à l'exception du Holodomor qui, comme son nom l'indique⁷, est une famine à caractère génocidaire. Il s'inscrit dans les définitions du génocide que lui attribuent Hannah Arendt et Rafaël Lemkin⁸ : suppression des libertés économiques, religieuses, culturelles et politiques du groupe à exterminer, désignation et exclusion du groupe de la communauté humaine, isolement pour sa mise à mort, élimination totale ou partielle, négation du meurtre puis effacement des traces. Lorsque Hitler arrive au pouvoir, en période de paix, des millions d'Ukrainiens meurent de faim sur les terres les plus fertiles de l'Europe.
Après l'indépendance ukrainienne (1917-1920), une première famine pour laquelle in fine Lénine acceptera l'aide alimentaire américaine et après quelques convois aux Solovkys⁹, Moscou accorde à l'Ukraine soviétique l'ukrainisation linguistique et une liberté économique contrôlée, la NEP. Ce pour amadouer les Ukrainiens et leur faire accepter le bolchevisme. Mais c'est l'effet inverse qui se produit : seulement 4 % des fermiers rejoignent les fermes collectives (kolkhozes), le PC d'Ukraine s'ukrainise, ce qui fait proclamer au chef de file des écrivains : « Loin de Moscou ! Tournons-nous vers l'Europe !¹⁰». Au PC d'Ukraine, les Ukrainiens restent minoritaires (38 % en 1925), la majorité étant partagée entre Russes et Juifs¹¹. L'année 1929 voit le tournant opéré par Staline avec le Plan quinquennal d'industrialisation de de collectivisation des terres. L'Ukraine est la seconde république en puissance, il faut frapper fort et définitivement. L'Académie et l'intelligentsia sont décapitées (30 000 arrestations), l’Église autocéphale orthodoxe supprimée (tous les évêques et 6 000 prêtres condamnés), le PC d'Ukraine est purgé à 80 % de ses membres « trop ukrainiens ». La police politique (GPU), l'armée, le Parti soutenu par 25 000 nouveaux cadres, s'attaquent aux 25 millions de fermiers pour les spolier de leurs lopins de terre et les forcer à entrer dans les kolkhozes. Les révoltes sont matées dans le sang, on exécute sur place et 800 000 paysans prennent les rails de la Sibérie. A l'hiver 1931, l'Ukraine est collectivisée, matée, soumise. Elle aurait pu ne pas mourir de faim, tout comme la Russie qui fut également violemment collectivisée. Moscou exige des quotas de livraisons agricoles élevés. Toute la production des kolkhozes est exportée. Les paysans vivent sur leurs réserves, mais la famine s'installe. Moscou annonce de nouveaux quotas exorbitants pour l'après récolte de l'année 1932. C'est à ce moment que « le génocide de classe rejoint le génocide de race » selon Stéphane Courtois¹². Une loi, dite « de la propriété socialiste », nationalise tout ce qui pousse et punit d'emprisonnement le simple glanage d'un haricot. Staline envoie Postychev, son bras droit, épauler Molotov et Kaganovytch pour mener à bien les réquisitions. Mille cent brigades d'activistes armés sont formées, l'Ukraine est quadrillée. Un passeport intérieur est créé, on interdit aux paysans de quitter leur village et aux citadins de leur vendre quoi que ce soit. Les frontières avec la Biélorussie et la Russie sont fermées. Le paysan ukrainien, pourtant collectivisé, donc soumis, n'est plus seulement un « koulak¹³», un « ennemi du peuple » paysan, mais il devient « nationaliste ukrainien », « petliuriste¹⁴», « agent de l'étranger »... La désignation ethnique s'ajoute à l'ennemi de classe. Seuls les kolkhoziens sont nourris, et sur les champs du kolkhoze uniquement, rationnés - l'« arme de la faim » comme le disait Lénine... S'ils survivent, c'est qu'ils cachent du grain. Tout est ratissé, raflé, du kolkhoze aux greniers, la moindre pomme de terre est volée, les poêles et les meules fracassés, le « balai rouge » passe et repasse pour remplir les quotas, les amendes en nature pleuvent, les coups et les assassinats suivent... La famine est paroxystique. On refoule des villes les hordes d'affamés qui s'y réfugient la nuit. On les enferme dans des wagons, on les déporte dans les plaines enneigées. Dans les villages, les charniers s'ouvrent, les paysans rampent le ventre gonflé d'hydropisie entre des membres squelettiques. Le cannibalisme apparaît... L'Ukraine devient un « Dachau à ciel ouvert » (R. Conquest), un immense « ghetto de Varsovie » (S. Courtois). Cinq millions de paysans périrent. L'ukrainisation est stoppée au profit d'une russification linguistique et démographique. Le Donbass a été particulièrement affamé. Parallèlement, le Plan quinquennal y a développé l'industrialisation autour des mines de charbon. Toute une population y accourt pour y former un « État prolétarien » d'élite, russophone et bolcheviste. 90 ans plus tard, ils y vénèrent encore Staline et Lénine.
Voilà ce dont les Ukrainiens ont fait collectivement mémoire.
Ne vous y trompez pas : Poutine n'est pas Nicolas II, et sa Russie n'est pas « sainte » comme le dit la chanson, elle pratique la GPA et l'avortement de masse, méprise les catholiques latins parmi lesquels nous, les uniates¹⁵, sommes traités d'apostats. Leur patriarche Cyrille, dans une hérésie théocratique messianique, bénit la guerre en Ukraine au titre que Kiev était la mère-patrie d'origine. Un peu comme si la France allait occuper Rome au titre de ses racines. Ou accueillir les Allemands avec des fleurs en 1940 au titre du Saint-Empire romain germanique. Demandez aux peuples asservis ce qu'ils pensent de la « sainte Russie » ou de la « pax Moscoviae »... Au moins, écoutez donc la Pologne catholique ou les États baltes.
Un seul bien émerge de ce malheur. Poutine aura fait plus pour unir les Ukrainiens - conscientiser leur ukrainité dirais-je -, que mille ans d'histoire tourmentée. Fussent-ils primo-russophones ou ukrainophones (ils sont bilingues), nationalistes ou sociaux-démocrates, catholiques ou orthodoxes, en les traitant de sous-Russes destinés à la soumission à coups de chars et de bombes, il les a scellés dans une détestation collective de la Russie.
Mon père a laissé dans les charniers d'Ukraine son père et une petite sœur. Lorsqu'on lui demandait de désigner les coupables, il répondait : les communistes. Puis il ajoutait : mais ce sont les Rrroussses (R roulé) qui nous ont apporté le commounisme ! Pourquoi les Ukrainiens préfèrent-ils l'Amérique à la Russie ? Quitte à manger du surgelé - mieux vaut le Macdo que la Sibérie !
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¹ « Itinéraire d'un pèlerin russe » est un chef-d’œuvre de la littérature mystique orthodoxe de la moitié du XIX-ième siècle dont une partie de l'itinérance se passe en Ukraine.
² Métropolite de Lviv, cardinal, confesseur de la foi qui passa quinze années de sa vie dans les geôles soviétiques et mourut à Rome en 1984.
³ Quelques brillantes exceptions : Robert Ménard, Bernard Antony, Alain Sanders, Chantal Delsol, Pascal Lassalle, Jacques Arnoud...
⁴ Radio américaine qui émettait derrière le rideau de fer.
⁵ Biélorussienne et Prix Nobel de littérature 2015, a écrit sur la fin du monde soviétique.
⁶ Dont le charnier de Sandormokh, lire le livre de Nicolas Werth sur le sujet.
⁷ Морити голодом, Moryty holodom ou assassiner par la famine. Le terme désigne l'unicité et la singularité du génocide.
⁸ Juriste américain d'origine juive polonaise à l'origine de la définition du génocide dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948.
⁹ Premier Goulag sur les îles de la mer blanche.
¹⁰ Mykola Khvyliovyï, il se suicidera après la famine.
¹¹ Sur le sujet : « Le siècle juif » de Yuri Slezkine, prix du « livre juif » américain et salué par le journal Le Monde. Totalement historiquement correcte.
¹² Rédacteur du fameux Livre noir du communisme.
¹³ « Le poing » - terme injurieux de la propagande pour désigner les paysans hostiles à la collectivisation.
¹⁴ Du nom l'ancien président de l'Ukraine indépendante, Simon Petliura, assassiné à Paris en 1926 par un agent soviétique.
¹⁵ Catholiques de rite byzantin, anciennement orthodoxes, qui ont rejoint la papauté en 1596.