Journal de guerre en Ukraine : 10e semaine
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vendredi 29 avril 2022, le 65e jour de guerre
La Sarmatie. Hier je suis allé sur la page web de l’ambassade de Pologne à Zagreb en trouvant le carré dans l’angle droit supérieur qui permet d’accéder à la grande partie en langue ukrainienne, sous le symbole de petits drapeaux croisés polonais et ukrainiens.
L’Ukraine est deux fois plus grande que l’Allemagne, et la Pologne juste quelque peu plus petite. C’est un immense espace où sont alignés les interrupteurs.
Vu que l’autre jour deux des plus importants ministres américains devait voyager à Kyïv, en train partant de la Pologne, et ce chemin est connu pour être long, ils ont dû se faire une idée de l’étendue territoriale, comme si dans Amérique des années quarante ils traversaient le pays, à l’époque avant les avions.
De Kharkiv à Varsovie par la route on compte 1.300 km, on roule seize heures et demi. En voiture. Quelque peu moins aussi jusqu’à Odessa. Par train 21 heures. Par train de Moscou à Kharkiv on voyage plus de quinze heures. Donc la profondeur de l’espace ukraino-polonais est tout à fait comparable aux dimensions russes et selon l’axiome militaire imprenable.
Le secrétaire général des Nations Unies, un certain Guterres aussi, après l’entretien avec Poutine, devait joindre Kyïv. Où, en guise d’adieu les Russes lui ont fait parvenir quelques roquettes via Kyïv, alors complètement secoué il faisait des déclarations du type lyrique et humain. Qu’il ait eu peur pas de doute là-dessus car je n’oublie pas comment sur la place Kvaternik tremblaient et vibraient les grandes vitrines sur le magasin Nama alors que les missiles tombaient sur la Ville haute et à Tuškanac.
Tandis que ce qui se passe au Kremlin est complètement hors de raison. C’est quoi ces chars qui devraient traverser l’espace de Kharkiv à la frontière polonaise ? Comment les soldats se seraient-ils nourris par exemple, car les armés en conquête se nourrissent toujours chez la population locale - et les Russes d’abord pillent tout devant et derrière eux. Ça se trouve que le modèle du Kremlin est l’incroyable incursion de l’armée allemande jusqu’au pallier de Moscou et Léningrad en 1941, qui était une sorte de mega-blitzkrieg, mais dans ce cas-là ça serait comme si au Kremlin ils s’imaginaient un roman d’aventure. Si moi je sais comment cela se passait en 1941, et que l’incursion de la Wehrmacht avait échoué au moment où elle avait cessé de collaborer avec la population locale, alors quelqu’un de ces innombrables instituts et universités à Moscou ne pourrait l’ignorer. Donc, le Kremlin est dans un état défiant la raison, le pouvoir a été usurpé par une coalition de connards. Ils ont tout de suite eu comme idée de confisquer tous les avions civils de fabrication occidentale qu’Aeroflot et les autres ont en leasing. Une centaine. Là ils ont le cimetière d’avions, car un expert a expliqué que les révisions permanentes ne peuvent être pratiquées que par leurs propres mécaniciens licenciés et que sans ces services et les cachets on leur interdit de voler, rapidement aussi à jamais, et même si les sociétés du leasing les recevaient en retour elles ne les regarderaient même pas. Même l’utilisation de « pièces détachées » semble absurde et l’usage de ces parties encore plus dangereuse. Fantasmes de garçonnets et solutions de gamins comme chez les ados. Ils volent la bagnole et roulent tant qu’il y a de l’essence. Tous ceux de cette coalition et j’imagine qu’il doivent être dans les deux cents, sont des prostatiques sexa et septuagénaires. Avec à la tête un qui fait le malin.
samedi 30 avril 2022, le 66e jour de guerre
L’analyse du rédacteur sur la page du CNN est que la guerre durera des années et que les décisions et le programme de l’aide à l'Ukraine ces derniers quelques jours déterminera la suite de l’histoire du 21e siècle. Article très systématique avec le sous-texte que les États-Unis, la plus grande puissance au monde, a décidé de réduire la Russie militairement et économiquement à sa propre mesure, une fois pour toute pour ainsi dire.
En mentionnant discrètement Olesja et Marko à Christiane, elle leur a écrit en leur annonçant une modeste aide financière de la part du JhJ et qu’ils lui fassent parvenir leur compte.
En même temps, l’exécrable lettre ouverte d’un groupe de soi-disant intellectuels adressée à leur chancelier au nom d’Olaf Scholz pour qu’il n’aide pas militairement les Ukrainiens. Signataires, deuxième division, parmi eux Juli Zeh. Elle s’est gentrifiée, n’est plus une marginale qui écrit et vit sa vie. Elle avait quelque chose d’aventurière. Ça m’a foutu un coup, je n’aime pas effacer les gens du répertoire. Son vieux était le directeur de Bundestag à Bonn. Là elle est écrivain numéro un en Allemagne, juge de la Cour constitutionnelle de l’État fédéré Brandebourg (donc de la Prusse) avec les manières qui vont avec. Une fascination biographique vient de s’envoler. Et ne me reste que ce simple proverbe disant qu’après la guerre beaucoup de héros se présentent. J’aurais pu m’en passer.
dimanche 1e mai 2022, le 67e jour de guerre
À la fête du 1er mai à Düsseldorf, le chancelier fédéral Olaf Scholz a été sifflé sous les huées l’accusant d’être un incitateur à la guerre, vu que le gouvernement avait décidé de livrer à l’Ukraine aussi de l’armement lourd. À Berlin, la maire Giffey, elle aussi du SPD, a été accueillie de la même manière, et quelqu’un lui a même lancé un œuf. Dieu nous préserve de la classe ouvrière. Au sommet de sa force en 1914 le SPD était pour la guerre déclenchée par l’Allemagne ; c’était très important pour le QG qu’entre autres les ouvriers mobilisés ne soient pas le facteur d’insécurité. En 1933, avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, le SPD s’est évaporé en quelques semaines tandis que le NSDAP est devenu bien plus massif. Que Willy Brandt ait alors fui en Suède en faisant là-bas partie d’un petit groupe de sociaux-démocrates-émigrants parle pour soi. Ce qui arrive aujourd’hui est sans équivoque. C’est bien loin de Solidarność, là ne naissent pas les Lech Wałęsa, électriciens de chantiers navals à Gdańsk. La classe ouvrière allemande vendrait bien des chars à la Russie, et pas qu’on les offre aux frères dans les tranchées en Ukraine. Ils criaient à Scholz que c’était un traître. Que le SPD soit le maillon faible sur la chaîne de la société allemande est quelque chose que j’aurais préféré ne pas vivre, car étant quelque chose comme un homme de gauche dans les limites de la loi. Sans doute à cause du 1er mai, le Kremlin a aujourd’hui concédé le corridor humanitaire pour les civils de Marioupol. Pour l’instant une cinquantaine de femmes et enfants, écrit-on. Sous la surveillance de l’ONU ! Autrement les Russes les appâtaient pour se mettre à tirer ensuite. Les deux nouvelles dans Frankfurter Rundschau coulent en parallèle. Choquant car c’est in tempo reale, et pour encore un pas à l’écart d’une telle RF d'Allemagne, ma deuxième patrie après tout. Du pays et des gens d’où ne m’arrivait que du bon et où sur le trottoir de Leipzig le 10 novembre 1989 je vivais les plus vifs moments d’excitation, et du bonheur.
Demain, si ce n’est ce soir, on écrira et commentera avec beaucoup de sagesse et philosophie que ce qui s’était passé à Düsseldorf et à Berlin n’était qu’un « excès », qu’il ne s’agit que d’une minorité radicale et tout ce bla-bla. Too late.
mardi 3 mai 2022, le 69e jour de guerre
Hier j’ai passé toute la journée avec Heiko Hänsel, qui jeune faisait du bénévolat à Durieux. Slaviste. Probablement 25 ans plus jeune que moi, lui aussi obsessivement tourmenté par les mêmes questions sur la Russie, discussion jusqu’à minuit. Son sous-thème est l’héritage communiste, il est de Berlin-Est, sa mère était fervente communiste. Il dit avoir été à Moscou et que là-bas tout est comme au temps de l’URSS. Gabriele a écrit aujourd’hui, elle aussi rapporte sur le quotidien et Wuppertal, centré sur l’Ukraine, elle suit sans cesse toutes les « sources d’informations ».
Karl Schlögel, historien. Heiko m’a offert son lecteur avec des textes anciens et relativement plus récents sur l’Ukraine. Dans deux textes introductifs plutôt frais il décrit explicitement comment la guerre russe l’avait réinitialisé en profondeur, excité, qu’il lui faut maintenant tout repenser, se décider du jour au lendemain, d’une certaine façon toute son existence d’un des meilleurs connaisseurs de la Russie/l’URRS s’est écroulée. Il décrit en détail son état personnel comme me le décrivent Gabriele, Duda, Dalibor, d’ailleurs comme je discute dans ce même état avec Slađana. À qui parmi les intellectuels allemands Schlögel se réfère-t-il maintenant expressis verbis et avec insistance : à Gerd Koenen et à Martin Pollack. Il a donc craqué : cette compagnie tient à une table. La victoire du café de l’Europe centrale, encore quelques personnes et tous se retrouvent autour de cette même table. C’est marrant, je connais tous ces gens qui maintenant donnent le rythme, y compris Véronique. Charmant détail : Schlögel, type de professeur berlinois, dit dans son livre que Vienne est la ville où il se sent le mieux. Suite au grand renversement en à peine deux mois, tout a « dégringolé » sur un niveau personnel et privé, et les discours jusqu’alors objectifs et académiques sont restés à planer dans l’air comme si ça avait été du bavardage dans le vide et du babillage. Et l’establishment intellectuel allemand s’est écrasé au sol comme une poupée dégonflée, et les plus « sages » à la Sloterdijk en bonne sagesse paysanne - se taisent. Thomas Mann, politiquement pas si éclairé que ça, là soudainement brille par sa guerre privée contre Hitler. La seule sérieuse articulatrice substantielle dans la littérature allemande en temps de grande cassure est Herta Müller, mais elle personne ne l’écoute.
L’autre jour les Russes ont laissé partir de Marioupol cent (et non pas cinquante) personnes et là ceux qui sont restés ils les bombardent comme des animaux. Macron, réélu, a appelé Poutine et avait discuté avec lui pendant deux heures. L’autre lui a dit que lui aussi il pense que les Ukrainiens doivent cesser de commettre des monstruosités et que lui (l’Occident) devrait les en empêcher d’une façon ou d’une autre. Qu'est-ce qu’il a dû ensuite penser Macron : entretien avec un fou ? Il a dû ressentir la vraie peur, moi j’aurais flippé, car avec les fous c’est bien pénible quand tu t’engages dans la discussion sans préjugé aucun.
Aujourd’hui en fumant cinq minutes au balcon j'ai vu une voiture ukrainienne passer tout à fait normalement, dans le tempo et avec l’assurance comme s’il avait été d’ici. C’est maintenant cette « nouvelle normalité », c’est juste que toutes les théories de l’importance millénaire de la pandémie et des masques sont tombées (jamais ça ne sera pareil, Milošević), et sont venus vivre les Ukrainiens. Dans l’ensemble, c’est comme si tu lisais ou regardais de la science-fiction.
traduit par Yves-Alexandre Tripković
Journal de guerre en Ukraine
est simultanément publié en croate
sur les pages du magazine politique et culturel en ligne Forum TM