Journal de guerre en Ukraine : 14e semaine
samedi 28 mai 2022, le 94e jour de guerre
Hier, Sonoko a appelé. Entre-temps plus de mille Ukrainiens sont aussi arrivés au Japon. On y accède uniquement par avion. Seuls ceux qui peuvent compter sur quelqu'un sur place ont dû se décider pour le Japon - ce qui voudrait dire que des Ukrainiens, il y en a aussi au Japon – ou sur des partenaires commerciaux sur lesquels ils pouvaient s’appuyer. Le vol direct, mais uniquement de Varsovie d’où il est envisageable, dure 13 heures. Seules volent LOT et Finnair, du coup il faut d’abord passer par Helsinki. Les femmes avec des enfants et les personnes âgées arrivent en Croatie. Donc maintenant au Japon, il pourrait y avoir quelques centaines d’enfants qui vont devoir aller dans les écoles maternelles et primaires. Je ne sais pas si on peut apprendre le japonais rapidement, mais l’écriture me paraît insurmontable. Les Japonais ont du mal à prononcer la lettre « r », du coup à la place, ils diront « l ». Alors comment articulent-ils le mot « Ukraine » ou par exemple « Kharkov » ? Peut-être qu’au Japon demeurent des reliquats d’une communauté de réfugiés Russes qui de 1917 jusqu’au milieu des années vingt fuyaient vers la côte pacifique. Tandis qu’ici les voitures aux matricules ukrainiennes sont devenues chose courante. Là, je les reconnais de loin selon la typographie alors qu’il y a un mois ou deux je les confondais avec les bagnoles hongroises et polonaises. Comment payent-ils l’essence qui coûte un euro et demi au litre ? La retraite d’une des dames qui étaient à Kosinožići est de quatre-vingt euros.
Avant-hier, j’ai enfin mis la main sur un texte de Krleža sur l’Istrie. Deux à trois pages imprimées, sur une brève promenade dans Pula en 1948, dans un tome égaré des œuvres complètes imprimées à Sarajevo. Un beau récit de voyage, mais moi j’étais écœuré par sa démagogie maladive, choses qu’il taisait, « l’interprétation » avec laquelle il saute des siècles et millénaires entiers (!) tout en baratinant. Ses « interprétations » sont dans un esprit völkisch-slave, légèrement impérialiste dans l’aire d’un Tito et avec une telle conscience de classe qu'il se donne le droit de se moquer de l’Arc de Triomphe de Sergius, car celui-ci l’aurait érigé « à ses propres frais », et du coup serait un parvenu, un arriviste, un primitif. Ne serait-ce que ce déroulement intellectuel, cela suffirait pour un essai sur la démagogie appliquée. Et qu’en ce mois de mai 1948 il ne mentionne en rien le fait que quatre-vingt-dix pour cent des habitants de la ville dans laquelle il se promène l’ont fui à cause du massacre à Vergarolla, pendant des mois embarquant sur des bateaux via l’Italie (pouvant être en œuvre aussi ce « jour de mai »), est quelque chose d'absolument horrible. Il prospecte les affaires qui n’ont pas été « emportées » par ces occupants, italianisants, éléments non-nationaux, traîtres, bourgeois, selon le registre verbal officiel de l’époque sous l’auspice de l’expulsion et du nettoyage ethnique - et qui fut vraisemblablement tout autant le sien. Car dans un tel récit de voyage privé, il ne devait rien au Pouvoir, au Parti etc. Il pouvait décrire l’azur de la mer, les oisillons, les détails architecturaux, ou s’adonner aux réminiscences (ce qui est bien sa spécialité). Mais non. La seule chose qu’il pointe est la pâtisserie macédonienne parmi d’autres commerces de ce type, mais ceux-là abandonnés, effondrés et sûrement pillés. Effrayant le gars, ce Miroslav Krleža dont les textes (littéraires) m’ont formé. Comme par hasard, la veille au café j’ai dit à Klaus que je laissais tomber la relecture de sa traduction de L’Excursion en Russie (Izlet u Rusiju) en indiquant comme deuxième raison que le texte est ethniquement insupportable et consciemment mensonger. Sur quoi Klaus m’a dit que c’était quasiment pareil quand il a envoyé quelques paragraphes à un de ses amis et collègue philologue, que lui et sa femme l’ont pratiquement engueulé parce que c'était des textes insupportables, tout en protestant. Du coup, là après moi, il n’est plus surpris que tous les éditeurs les uns après les autres se sont refusés à publier sa traduction, alors il la donnera à Lojze Wieser qui pourrait acheter L’Excursion chat en poche. Il a appelé le serveur en commandant deux eaux-de-vie pour noyer tout « ça ». Jusque-là, il sirotait de la bière.
Ce qui est tragi-comique est que dans le tome où j’ai déniché le texte sur Pula s’entassent aussi les textes insipides sur la responsabilité de l’auteur et ce genre de méga-sujets. Un manuel du mensonge littéraire de Krleža. (Tout à fait personnel : j’ai encore payé cher mon habitude qu’il me faut lire « tout » d’un auteur. « L’intégral d'Ivo Andrić », « l’intégral de Miloš Crnjanski ». Ce ne furent pas de plaisantes expériences.)
Aujourd’hui, la nouvelle sur Telegram que l’église orthodoxe ukrainienne a officiellement annoncé son indépendance et son autonomie du Patriarcat de Moscou suite à la prise de position du patriarcat Cyrille en faveur de l’agression. Il semblerait sous réserve « tant que dure la guerre », mais cela me paraît être une concession diplomatique. Sur une échelle (semi-)millénaire, la Russie se démonte elle-même dans les moindres détails directement depuis la place Rouge, Krasnaïa plochtchad.
dimanche 29 mai 2022, le 95e jour de guerre
Ekaterina Venkina dans l’interview pour Frankfurter Rundschau demande à l’écrivain russe Boris Akunin qui vit à Londres : « Comment vivez-vous les événements actuels ? » Akunin répond : « Suite aux événement dramatiques, j’étais au début comme paralysé. J’avais perdu tout intérêt pour le livre sur lequel je travaillais. » Chez tous le même choc profond et personnel.
Après trois mois de guerre, la cruauté des soldats et officiers de tous rangs russes devient de plus en plus épouvantable, présente et inexplicable. Ne pouvoir l’expliquer uniquement que par la dedovchtchina est loin d’être satisfaisant. Nous avons affaire à une sorte de sauvagerie inconcevable, car elle est pratiquée aussi bien en gros qu’en détail. Là-haut, dans les QG, cela sous-entend le concept de la terre brûlée, de la déportation de la population emprisonnée via la Russie (il y a quelques jours dans les journaux avait été indiqué le chiffre de 1,4 millions !) et de la destruction des villes : aussi, il y a quelques jours le ministre de l’armée ou quelqu’un dans le genre au Kremlin avait déclaré que l’offensive avait été volontairement ralentie à cause de la population civile. Donc pour qu’elle puisse s’enfuir, alors vont demeurer des villes vides et les soldats-défenseurs, et ce qui s’ensuivra pour les villes, nous l’apprendrons entre-temps. Cette stratégie comprend tout autant le pillage étatique des ressources, de silos à grains, de fonds de musées et sans doute d’un tas d’autres choses que l’État Russe souhaite posséder. Ce « en détail », la barbarie des soldats me préoccupe bien plus et m'horrifie profondément et m'inquiète. Car c'est presque cannibale, en-dessous de la ligne de l’humanité rudimentaire. La société tout d’abord sous l’URSS puis sous Poutine et délaissée à la décomposition se serait-elle déchaînée ? Ou cela concerne-t-il uniquement l’armée et les autres appareils de répression ? Je n’en sais rien, car le peu que j’ai pu voir à Moscou et une fois lorsque j’étais au Monténégro dans une station touristique réservée pratiquement que pour les Russes, je n’avais rien remarqué de tel. Au contraire, j’étais frappé par les scènes d’une haute culture, et non en tant « qu’exemples isolés ». À Poreč, sur les plages des complexes hôteliers Zelena et Plava laguna, les touristes russes sous les pins, on peut les reconnaître car ils lisent tous de gros livres, classiques et autres, tandis que les autres, les « Allemands et les Autrichiens » et ceux des nôtres sont en train de résoudre des mots croisés ou lire des tabloïds et des magazines féminins bon marché. D’un autre côté, Gerd Koenen l’élabore ouvertement en tant que phénomène le fait de jouer des coudes sans scrupules aucun pour avancer sur l’échelle sociale, pratique largement répandue et surgie en URSS dans les années vingt parmi les jeunes gens, ce qui convenait au pouvoir lors des purges permanentes dans le monde de l’industrie et l’agriculture. Une étude historique détaillée à ce sujet est proposée dans la monographie de Lorenz Erren. Sous le titre « Selbstkritik » und Schuldbekenntnis (« Autocritique » et aveu de culpabilité). Paru en 2008, il décrit en partie la psycho-terreur et c’est loin d’être agréable de le lire. Il se pourrait que ce soit de cela que fuient les artistes russes, scientifiques, journalistes, écrivains et personnes hautement éduquées et de toutes spécialités. Et il semblerait qu’il soient entre-temps non des milliers, mais, comme l’écrivent certains, des dizaines de milliers - en seulement quelques mois. J’ai un grand besoin de discuter avec eux, et ici à Pula les chances sont nulles. Alors, échange avec toi-même, Popović Nenad.
Il y a une dizaine de jours les Ukrainiens ont quitté la maison de Kosinožići, où depuis deux jours s’est installé un très charmant couple de Vienne avec leur petit terrier. C’est la deuxième fois qu’ils viennent, tout est plus que correct, cordial et amical. Et moi, je ne me sens pas bien mais comme étouffé. Les restrictions, financières des plus simples, démontrent toute la misère personnelle - sur la lame d’une misère dix fois plus puissante encore.
lundi 30 mai 2022, le 96e jour de guerre
Il semble que la ville de Severodonetsk tombera. L’Ukraine n’a en aucun cas l’armement lourd et la technique pour résister à la ferraille russe et aux roquettes qu’ils crachent du sol et des avions, et ils en ont en-veux-tu en voilà. De l’équipement pour toute une guerre mondiale, la Russie s’en sert pour pratiquement une micro-opération. Pendant ce temps, la Turquie sous Erdogan réclame en échange de l’entrée de la Finlande et de la Suède à l’OTAN la permission pour le génocide militaire sur les Kurdes en Syrie et en Irak. Les locaux, en Turquie, citoyens de deuxième classe, doivent se taire et être heureux de pouvoir plus ou moins jouir d’une vie normale. C’est aussi de l’apartheid tacite et de l’intimidation collective, le maintien dans la peur. Cela rappelle quelque peu les Albanais en Yougoslavie, qui tout autant vivaient dans la peur politique, car toutes leurs articulations pouvaient être instantanément déclarées en tant que haute trahison, de « l’irrédentisme ». Dans le cas des Kurdes, cela se nomme en Turquie du « terrorisme ». Ça saute aux yeux que de telles violentes isolations, coup d’États à vrai dire, des États entiers et des sociétés se déroulent là où la langue est incompréhensible aux voisins et alliés. Personne en Europe ne comprend le hongrois ou le turc. Pareil pour le turc en Grèce ou en Bulgarie, ou le hongrois en Croatie ou en Autriche.
mardi 31 mai 2022, le 97e jour de guerre
Au téléphone, Marijan Grakalić dit lui aussi ne pas pouvoir écrire (à cause de l’Ukraine), il imaginait un roman mais ne réussit à composer que des petits haïkus abstraits.
En plus de cela, la nouvelle que Mladen Tudor est décédé. L’homme qui était très bon avec moi. Il a cédé sans poser de questions ses photographies des travailleurs-migrants pour mon livre Le Monde dans l’ombre (Svijet u sjeni). Des années soixante-dix aux années quatre-vingt-dix, on cultivait notre amitié. Nous avons tous les deux restauré nos vieilles maisons sur l’île de Cres, à une centaine de mètres l’un de l’autre. Il y avait en lui la réserve et la cordialité d’un seigneur splitois, d’un citoyen aristocrate du Split d’antan, semblable à ce qui émanait de Bogdan Žižić. Il y a sept ou huit ans, lorsque je n’étais plus à Zagreb, il a apporté ou a envoyé à la rédaction de Durieux l’original d’une de ses œuvres iconiques, les travailleurs-migrants qui devant le train se font des adieux. Quel immense photographe ! On le disait gravement malade, je ne voulais pas le déranger par téléphone, et j’avais ce sentiment que c’était ses adieux tacites. J’en suis quasiment sûr. Et je suis quasiment sûr qu’il a dû comprendre pourquoi je n’étais plus à Zagreb. De « l’équipe » de la galerie Arhiv Tošo Dabac, Ilica 7 - Mladen Tudor, Ivan Picelj sont partis - Pero et moi nous ne sommes pas morts, mais piteux, des bons à rien, et Dieu seul sait comment il va lui. S'il a pour le chauffage et le strict nécessaire. Patricia Kiš est probablement la seule à se souvenir de « ces temps-là », peut-être aussi Tihomir Milovac, mais qu’ils aient des réminiscences n’est qu’une indication de quel passé lointain on parle. Gabriele s’en souvient, clairement, donc ce n’était pas si mal que ça.
mercredi 1er juin 2022, le 98e jour de guerre
Contrairement au vaste monde, sur la scène intellectuelle croate, on ne mène aucun débat viable sur l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Cela m’étonne, car se déroule manifestement quelque chose de fondamental, dans le sens historique et structurel. Étrange, car la Croatie dispose de tous les outils pour cela, analytiques et empiriques. On dirait que les frontières de la pensée, de la critique, de l’argumentation mais avant tout de l’intérêt s’arrêtent sur les frontières croates. L’aperçu sur les sujets de revues virtuelles pour les intellectuels, écrivains et semblables individus m’ébahit à vrai dire. La tour d’ivoire académique, la sérénité, comme si la guerre se menait sous la cloche de verre sur un phare lointain à l’horizon. Sur ce phénomène, les raisons et les genèses, je pourrais spéculer maintenant sur plusieurs pages, mais ce ne serait que des suppositions et de la dissertation. Ce qui est absurde, vu que ce phénomène-là, je ne le comprends pas tout simplement. Que les frontières géographiques et politiques s’arrêteraient au bord des intérêts ne concerne pas uniquement l’Europe en flamme. Sur la Bosnie-Herzégovine non plus, ici, on n’écrit pas des textes analytiques ou traitant de la problématique, tout comme sur des problèmes plus profonds de la Serbie, la Slovénie, la Hongrie, rien n’est ni expliqué ni plus pointé. Tout à fait incompréhensible : concernant la B-H par exemple, il n’y a pas de discours sur ceux qui ne seraient pas « conscientisés » (à savoir les membres du parti) ou des Bosniens, Serbes ou Croates « génétiques ». Alors que ce qui se passe en Hongrie, en Slovénie, en Italie, au Monténégro, ce sont littéralement des questions brûlantes, politiques, sociétales, globales. Quelque peu sur la Russie/l’Ukraine, on entend délivrer que des avis pro-russes voire sceptiques envers l’Ukraine, mais jamais frontalement, plutôt par des détours. Explicitement s’exprime juste Radnička fronta (Le Front des travailleurs) au parlement et cela provenant d’un refus par principe de l’OTAN, en tant qu’américain, capitaliste, colonialiste, agressif et dans cet esprit-là, j’imagine. En plus, et pas uniquement chez nous, est à l’œuvre la tradition communiste voulant que « Moscou ait toujours raison », ce qui pendant quasiment un siècle fut le dogme religieux et l’axiome, et est vraisemblablement resté en tant que complexe et rituel, peu importe qui siège à Moscou, la capitale du seul pays du socialisme, et donc constamment menacé. Le rituel de la fidélité à Moscou a depuis belle lurette été épuisé, et là il brille de mille feux, car entre temps s’est installée la centrale du fascisme nouveau-russe avec son leader et sa divinité Vladimir Poutine à sa tête. Cette fixation malgré les scènes de la révolte sur la place Maïdan à Kyïv, où s'agitaient les « masses » et avait tout d’un double et d’une continuation de la Révolution française tout comme de la Commune de Paris. En plus, on diffusait Maïdan en direct. Les meneurs du Front des travailleurs croate auraient-ils vu alors à Maïdan un exemple éclatant de la contre-révolution ? Des nazis, si ça se trouve ?
Mais la Croatie ne m’intéresse pas à vrai dire. Ceci, je le note en tant qu’observateur regardant par des jumelles. Il reste quelques personnes qui m’intéressent en Croatie, une poignée, définitivement bien trop peu pour mon propre pays. (Dieu merci que les rédactions étrangères ne m’appellent plus pour qu’en tant « qu’intellectuel » je décrive « la situation sur place », car je n'en sais foutrement plus rien. Ce qui a commencé lorsque mon livre Život s njima (La Vie avec eux) est publié en Croatie, et avec le 24 février elle a complètement disparu de ma vison.)
traduit par Yves-Alexandre Tripković
15e semaine☞
Journal de guerre en Ukraine
est simultanément publié en croate
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