Journal de guerre en Ukraine : 18e semaine
jeudi 23 juin 2022, le 120e jour de guerre
Il y a quelques jour ont eu lieu les enchères pour le Prix Nobel de la paix de Dmitri Mouratov. La maison d’enchères Heritage n'a pas facturé ses frais, et l’enchérisseur anonyme qui a concouru par téléphone a payé pour la médaille de Mouratov une somme astronomique de 103 millions de dollars. En passant par l’UNICEF, Mouratov offre le montant pour l’aide aux « enfants déplacés » ukrainiens et orphelins de guerre. Il est Russe. Il a cofondé le journal indépendant Novaïa Gazeta dont la publication avait été interdite en mars par les pouvoirs russes. Quatre journalistes de la Novaïa Gazeta sont tués, parmi eux Anna Politkovskaïa qui écrivait sur la guerre en Tchétchénie à la manière dont sur notre guerre écrivait ses reportages Roy Gutman en les réunissant dans le livre Témoin du génocide. Mouratov avait été lui-même attaqué physiquement. Aucun doute qu’il est depuis des mois le meilleur des journalistes. Pratiquement le même jour, Maja Sever est quasiment à l’unanimité élue à Izmir sur la mer Noire présidente de la fédération syndicale européenne des journalistes. Elle est issue de la salle des machines du journalisme, journaliste en « combinaison bleu travail ». N’est jamais montée sur le pont, mais déjà sur la première marche ses émissions étaient trop bonnes et trop suivies et du coup retirées du programme, ce qu'en langue orwellienne de la télévision nationale croate on nomme « changement du schéma de programmation » . Là, elle est à une position subalterne de l’émission de talk show Nedjeljom u dva (Dimanche à quatorze heures), dont le nom dit qu’elle est calée de telle sorte que les spectateurs soit déjeunent ou pique-niquent. Son temps libre, Maja Sever le consacre intensément au travail humanitaire, en aidant les nécessiteux. Elle est née en 1971, Dmitri Mouratov en 1981. Lui aussi était animateur des émissions de télévision. Était, puis ne l’a plus été. Mais moi, il me semble que la pendule se décale légèrement vers l’Europe de l’est. Quelqu’un a démonstrativement payé 103 millions de dollars pour la médaille de Mouratov, et les légions de Premiers ministres de l’Occident et de présidents arrivent chez Zelensky à Kyïv pour voir à quoi ressemble le vrai président d'un État.
Ce qui ne change en rien que l’armada russe s’approche chaque jour de quelques kilomètres transformant tout devant et derrière elle en ruines et brasiers, elle hiroshimise l’Ukraine. Karl Schlögel dit pour Donieck : Ground Zéro. Et là Sievierodonetsk, puis Lysychansk, und morgen die ganze Welt, et demain le monde tout entier.
vendredi 24 juin 2022, le 121e jour de guerre
La pendule : hier soir la nouvelle que le summit de l’Union européenne a accepté la recommandation de la Commission européenne (du gouvernement de l’UE, présidente Ursula Von der Leyen) que l’Ukraine et la Moldavie reçoivent le statut de candidats à l’UE. Michael Thumann dans Die Zeit de suite publie le commentaire et le poste pendant quelques heures gratuitement sur l’édition en ligne : on verra ce qu’il en sera dans quelques jours à Madrid, où se déroulera encore un vote formel / la confirmation, car la Russie et la Chine ont dans l’UE leur joueur en solde Victor Orbán avec le droit au veto - tout comme l’est le joueur Russe à l’OTAN Recep Erdoğan, et en plus là avec Orbán. Là Erdoğan avait déjà arrêté l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’alliance défensive. Thumann démontre comment le droit d’opposer le veto (de la Russie) au Conseil de sécurité de l’ONU avait récemment démoli cette institution. Ce que Zelensky disait il y a déjà un mois, un mois et demi. Qu’avec la chute du Conseil de sécurité tombent les Nations Unies (jadis Ligue des Nations) ce qui lui est dès le début, de par le statut, immanent. Le Conseil est le conseil de grandes puissances dont la première et la dernière assemblée générale n’est qu’une broutille et de la décoration. Ce malentendu le roi des rois Haïlé Sélassié l’avait en premier senti sur sa peau au milieu des années trente lorsque son pays l’Éthiopie avait été attaqué par l’Italie fasciste. Il est parti solennellement à Genève et tenait là-bas devant la Ligue des Nations des discours enflammés. Puis a échoué dans l’émigration longue durée à Londres en 1942, pendant que l’Italie, quoi d’autre, modernisait son pays. Et ce que signifie le mandat de protection de l’ONU, on le voit en Bosnie et Herzégovine. L’ONU l’a exécutoirement légué à l’Union européenne. Pour le mandat ont voté à l’ONU aussi bien la Bosnie et Herzégovine que la Serbie et la Croatie, donc pour elles seules. Pour les nationalistes réunis dans des trois parties appropriées, il n’y a pas de plus grands ennemis et vermines que le Haut représentant de l’UE c’est-à-dire de l’ONU. J’ai pu discuter avec l'un d'eux à l’époque. On a tiré avec des Malioutka et des mitraillettes sur lui à l’hôtel à Mostar et il s’est vu passer plusieurs heures allongé au sol jusqu’à l’arrivée des soldats du contingent espagnol de l’ONU qui avaient du mal à l’évacuer. Là, nous verrons à la réunion de Madrid ce que M. Orbán Viktor pense de l’officiel processus d’adhésion de la Moldavie et de l’Ukraine qui est sa première voisine et avec laquelle la Hongrie partage plusieurs centaines de kilomètres de frontière. En d’autre termes, combien l’UE doit-elle lui payer, l'UE donc moi aussi. À lui, l’argent ne lui est pas envoyé directement sur le compte bancaire personnel mais à la « fondation » qu’il a créée, pour qu’à tout hasard l’argent n’atterrisse pas dans le budget de l’État hongrois c’est-à-dire aux Hongrois. Qui sont alors bien reconnaissants lorsqu’ils reçoivent quelque chose de ces « fondations » et votent avec ardeur pour Orbán, à chaque fois de plus en plus avec cette tendance arithmétique qu’aux prochaines élections il atteigne 99,9 % de votes.
Et mon président de la république croate aujourd’hui vers midi dit que la décision de la Commission européenne, sur laquelle il est vraisemblablement bien pauvrement informé, c’est du « cynisme sadique et glacial ». Tout en honorant le ministre croate des affaires étrangères de noms d’oiseaux.
Noter de telles choses dans son journal, sur son propre hard disc me dégoûte. Mais je les note pour pouvoir vérifier plus tard que c’est vrai ce dont je me souviens. Avec le recul, il me semblera que j’hallucine. Google pour lequel je pensais qu’il « retient tout » et que tout peut être compris ultérieurement, efface en s’appliquant. Je tape quelque chose de notoire et tombe sur cinq ou six liens avec une formulation disant que cela n’existe plus à cause de la politique de la ligne éditoriale, l’insulte à l’honneur ou quelque chose dans le genre. Aller à chaque fois à la bibliothèque universitaire et demander là-bas des vieilles éditions de journaux est bien trop laborieux, aussi bien pour les bibliothécaires qui doivent s’engouffrer dans des entrepôts, alors que moi je n’ai besoin par exemple que du nom de quelqu’un ou sa fonction ou une date. Sur Facebook pareil. À l’époque, il y avait une vingtaine de vidéo de documentation TV sur la chute de Ceauşescu, aujourd’hui juste quelques-unes et arrangées. En plus, un grand nombre de mes connaissances etc. ne peut pas se rappeler, du coups mes souvenirs sont erronés, et je sais qu’entre-temps je fais fausse route dans mes souvenirs. Du coup, je note tout. À l’époque des fake news, des vérités alternatives, de la remise en marche des machineries d’agit-prop de Donald Trump au Kremlin, noter en cette époque d’une telle crise m’est vitale - pour ma propre stabilité psychique.
Le soir, pendant qu’on se rafraîchit sur la terrasse avec la bière au centre de la bouillonnante Pula, mon vieil ami Klaus Detlef dit Poutine-Tintin. Sur ce, on avale une eau-de-vie et chacun rentre chez soi.
samedi 25 juin 2022, le 122e jour de guerre
BBC : « Russia has full control of Sewernodonetzk – Ukraine ». L’annonce à six heures de l’après-midi. Toute une ville partie en fumée.
Et le matin, j’étais à Kosinožići, car les touristes sont partis et un autre groupe arrive à seize heures. Viktorija et Mihajlo de Kharkiv ont nettoyé la maison jusqu’au dernier recoin, ils avaient terminé un peu avant midi. Nous nous sommes enlacés comme à chaque fois, sans un mot quasiment, car que dire. Je leur ai donné le paquet d’aides que Dalibor avait envoyé de Zagreb disant que c’était pour Aljina i Niko pour qu’ils ne le refusent pas. C’est Višnja qui est en charge de leur donner l’honoraire pour le rangement, car à chaque fois que Mihajlo refuse de l’accepter, Višnja réussit à le glisser à Viktorija. Ensuite, vers une heure et demi, chez Anita et Nora de Vienne à Gedići. Anita dit qu’à Vienne existent deux classes de réfugiés ukrainiens. Ordinaires, comme ici des femmes, enfants et personnes âgées, et les bien riches qui « préfèrent justement Vienne ». Louent des appartement luxueux dans des quartiers incroyablement chers. Parmi eux, des hommes à profusion. Après quoi m’est passé tout ressentiment pathétique, car en Croatie est également brutale cette différence entre ce qui ont « réussi » et les gens ordinaires. Nous sommes bien merveilleux, nous, les Slaves sentimentaux.
lundi 27 juin 2022, 124e jour de guerre
Pour fêter le quatre-vingtième anniversaire de Paul McCartney, un festival rock sur trois jours a eu lieu à Glastonbury. Lors de sa représentation, pendant de longues minutes, il brandissait l’immense drapeau ukrainien. Le public, si on se fie aux photos, avait repris ce geste aussi lors des autres concerts faisant la fête sous ce drapeau. Deux groupes ukrainiens se sont aussi produits. L’un de ces groupes avait posé sur l’avant-scène un réceptacle pour que les gens puissent y déposer des dons pour aider leur pays. Pour symboliser la liberté, à Glastonbury le drapeau arc-en-ciel a été remplacé par le drapeau ukrainien. Et à ses quatre-vingt ans, Paul McCartney a rejoint ses anciens collègues aujourd’hui défunts George Harrison et John Lennon qui étaient bien plus politisés que lui. George Harrison a écrit et chanté l’hymne international Bangladesh, et une chanson sur deux de John Lennon est un statement politique. Paul McCartney était le moins politisé ayant une image d’un beau et joyeux garçon à la guitare.
À deux heures, dans le métro de Kyïv - a cappella : lorsque l’on suit la mobilisation des artistes qui se solidarisent avec les Ukrainiens, ce qui a électrifié tout le monde libre, on ne peut éviter de penser aux années trente lorsque les nazis avaient usurpé le pouvoir en Allemagne, ont déclaré la ségrégation et les lois raciales et se sont mis pas plus tard qu’en 1933 à maltraiter activement d’abord les Juifs allemands puis aussi autrichiens. Si en 1933 dans les journaux, les radios, les concerts ou représentations théâtrales ou dans les films d’actualité avaient été mises en place de telles campagnes de solidarité avec en tête les célébrités mondiales, ça se trouve il n’y aurait pas eu d’holocauste, peut-être qu’Hitler ne serait pas passé. Entre 1933 quand il s’est accaparé de tout le pouvoir et 1939, six années se sont écroulées.
Sinon un des musiciens ukrainiens dit qu’il est très éprouvant de se produire à l’étranger avec un répertoire de divertissement tout en pensant sans cesse à ce qui se passe chez soi.
mardi 28 juin 2022, 125e jour de guerre
Bataclan. Hier dans l’après-midi l’armée russe a lancé des roquettes sur le centre commercial à Krementchouk où il y avait foule. On compte les morts, dix-huit pour l’instant. Les soudains massacres massifs de civils étaient la spécialité des terroristes islamistes. Là, de tels attentats sont planifiés et ordonnés au QG des forces armées de la fédération de Russie à Moscou. On ordonne l’utilisation d’onéreux et performants systèmes de missiles ou encore de bombes. Ces ordres sont des décisions collectives de soldats professionnels du plus haut rang. Les cibles sont les mères avec les enfants, familles qui s’approvisionnent en eau minérale et sorbets. À l’époque de la guerre du Viêt Nam, le monde était horrifié que les forces aériennes américaines déversent sur les forêts une certaine substance chimique nommée Agent Orange en vue de détacher toutes les feuilles pour pouvoir déceler les combattants Vietcong qui se cachaient dans les cimes. La désintégration des feuilles, l’attaque sur la nature était considérée comme la déchéance la plus importante de l’étique militaire américaine. Les snipers qui dans les années quatre-vingt-dix des collines de Sarajevo trois ans durant tiraient sur les passants comme sur des lapins constituaient l’introduction de ce qu’aujourd’hui subit l’Ukraine. Dans le système de guidage, on tape l’adresse comme dans n’importe quelle bagnole. Sur Google Maps sont précisément indiqués les écoles, les magasins, les hôtels, les postes, avec le numéro précis de rue qui plus est. Il faut juste faire gaffe à tomber sur les heures du travail ou au moment où se déroulent les cours. Appeler Charlie Hebdo et demander quand a lieu la réunion éditoriale hebdomadaire pour pouvoir les mitrailler lorsqu’ils sont tous réunis. Chaque lundi à dix heures et demi, c’est donc là qu’il faut frapper. Quand est-ce que les centres commerciaux sont les plus remplis ? Lundi après-midi ? Voilà le moment idéal.
Aujourd’hui l’armée russe insiste sur la précision. Ils n’ont pas lancé des missiles mais ont plutôt bombardé. Et : involontairement.
traduit par Yves-Alexandre Tripković
Journal de guerre en Ukraine
est simultanément publié en croate
sur les pages du magazine politique et culturel en ligne Forum TM