Journal de guerre en Ukraine : 26e semaine
18 août 2022, 176e jour de guerre
Le journaliste Mislav Bago est mort aujourd’hui, une des personnes centrales du journalisme indépendant télévisuel. En deux semaines : lui, Antun Masle et Vladimir Matijanić, le plus éminent des journalistes d’investigation du journal de loin le plus lu en ligne, Index. Ces décès de journalistes sont sans aucun doute en lien avec le stress de longue durée dû à une constante exposition aux pressions, offenses personnelles et humiliations publiques de la part du sommet de l’establishment politique de tous bords et provenances, de la droite et de la soi-disant social-démocratie. Le véritable journalisme politique est en Croatie une profession où l’on risque sa vie. Les premiers cas étaient Ðermano Senjanović et Predrag Lucić et leurs maladies aussi soudaines que fatales, la moitié de la rédaction de Feral tribune, du coup le fait que Viktor Ivančić et Boris Dežulović soient toujours en vie est une sorte d’anomalie ou de miracle. On peut leur passer un coup de fil ! Le même miracle d’endurance, je pense à l’endurance physique, on le retrouve aussi chez Drago Hedl, journaliste d’investigation de la première ligne du front démocratique. C’est le bilan d’une corruption étatique au sein de l’Europe, je pensais jadis de mon pays alors qu’aujourd’hui je ne peux l’écrire qu’entre parenthèses - « mon pays ».
20 août 2022, 178e jour de guerre
Olesja et Marko de Kyïv et aujourd’hui habitants de Vodnjan sont venus rendre une brève visite à leur chat Jerry (nous l’appelons Jere ou Jerko), qu’ils nous ont offert car ils ne pouvaient plus le garder dans l’appartement où ils sont logés alors qu’ils ont amené de Kyïv trois de leurs chats. Olesja m’a tendu un cadeau, à moi car Slađana n’était pas là, un pot de miel du grand-père qui le fabrique lui-même. C’est un de leurs amis qui est venu leur rendre visite qui l’a transporté. - De l’Ukraine ?! - Oui, du territoire qui était sous l’occupation. Pendant tout ce temps, il se consacre à l’agriculture, parmi les chars. Des chars, il y en a partout. Le pot était dans un simple sac en plastique d’un quelconque magasin, et je ne l’ai pas sorti mais l’ai posé sur la table de la cuisine comme tout ce que j’achète au marché ou au magasin pour pouvoir le ranger par la suite. Excité que le miel frais soit arrivé de l’Ukraine, je me disais que le mieux serait de me forcer de garder la normalité.
J’ai dit : « Merci beaucoup », mais j’ai oublié de leur demander de saluer le grand-père.
le 21 août 2022, 179e jour de guerre
Hier soir, dans la sous-région de Moscou, a été abattue à l’explosif Daria Douguina, la jeune journaliste pro-régime et fille du fameux idéologue de droite Aleksandre Douguine, philosophe de la Novorussie, Russie en tant qu’Eurasie, le Monde Russe. À Moscou coule le sang et le Kremlin est plongé dans les ténèbres comme jadis. Dangereux pour tous, y compris ses habitants. Dans l’incroyable commentaire fait sur le vif, l’autrice dans la Novaïa Gazeta laisse deviner un parallèle possible avec l’assassinat de Kirov, qui fut le déclencheur du grand nettoyage stalinien au sein du parti. Douguine regardait la torche ardente de la voiture dans laquelle se trouvait sa fille. J'ai vu une telle torche au milieu des années soixante-dix à deux heures du matin au bord de l’autoroute entre Ostende et Bruxelles. Elle s’élevait à dix mètres de hauteur, son socle était large et il était impossible de s’en approcher même à vingt mètres. La mère criait et sur cette distance en courant contournait la torche car ses enfants y étaient restés, si ça se trouve aussi le mari. Les pompiers et la police n’étaient pas encore arrivés, on était une vingtaine à s’être arrêtés pour aider alors qu’on ne pouvait que regarder en silence. Un chauffard avec un minuscule extincteur s’en est approché en lâchant un minuscule nuage qui a juste sifflé au bord de la torche puis il est revenu vers nous avec cet arrosoir absurde, le tenant avec apathie dans sa main. Là, Douguine regardait ce qu’est la vendetta et, le reste de sa vie, il la passera sans jamais apprendre qui l'a puni et pour quelle « faute ».
le 22 août 2022, 180e jour de guerre
« Je n’aime pas vraiment l’expression ‘la culture est une arme’ parce qu’elle est imprécise. Une arme est une arme, et les guerres se gagnent avec des armées. La culture, ce sera important après la victoire, pour vivre pleinement. Il est essentiel de ne pas oublier l’Ukraine, de parler de l’Ukraine, car nous devons gagner cette guerre » dit le poète punk et romancier de Kharkiv Serhiy Jadan dans l’interview pour Agence France-Presse et Le Figaro, qui le décrivent comme la personnalité incontournable de la scène ukrainienne.
Depuis le 24 février, il a cessé d’écrire pendant six mois et s’est consacré au travail humanitaire au service des civils et en tant que support de l’armée ukrainienne. L’interview a été menée dans le cadre du programme culturel et les bénéfices sont destinés à l’achat des véhicules blindés fabriqués là-bas. En 2014/2015, il faisait partie du bouclier humain des citoyens pro-Maïdan autour du bâtiment de l’administration régionale lorsque les militants pro-russes tentaient de s’en emparer avec violence. À leur ordre de s’agenouiller, il est resté débout, on l’a tabassé en lui fracturant le nez. Il a récemment tenu deux soirées littéraires deux jours d’affilée dans la salle comble de 670 sièges. Il ne lisait que sa poésie qu’il écrivait avant 2014. Il y a une semaine, il est parti à l’étranger pour réunir des donations à travers l’Europe en mobilisant les Européens pour exprimer leur soutien à l’Ukraine, informent AFP et Le Figaro en citant le but de cette tournée comme le voit Serhiy Jadan : «Nous allons rappeler au monde qu'une opération militaire, la plus grande depuis la Seconde Guerre mondiale, a lieu. Et dans cette opération, il faut avoir des positions très tranchées : soit tu soutiens l'occupant et l'agresseur, soit tu soutiens l’Ukraine. »
La première phrase sur l’imprécision de la culture m’a laissé sur le cul, la dernière m’a attristé car l’Europe depuis bien longtemps n’est plus « le monde » mais le reste d’un certain universalisme avec lequel j’ai grandi, tout comme les quelques générations avant moi. Le monde, ce sont aujourd’hui des pays tout autres, des armées transcontinentales et des coalitions religieuses, pour la plupart non-démocratiques et anti-libérales. Non seulement dans la répression des libertés de leurs propres populations, mais dans des guerres explicites et implicites contre « l’Europe » dans le sens le plus large, et ils l’appellent « l’Occident », explicitement en tant qu’ennemi, aussi bien dans leur jargon étatique que dans leur libre vocable idéologique. C’est le dénominateur commun aussi à l’immense internationale islamique et aux super-dictatures « sans foi ni loi » tels que la Chine et la Russie. Que Paul McCartney ait à son dernier concert agité l’énorme drapeau ukrainien était dans ce sens un acte de l’évocation des valeurs « européennes », c’est-à-dire jusqu’à peu valeurs universellement libérale, comme moi, sot que je puisse être, le pensais.
le 23 août 2022, 181e jour de guerre
Apocalypse now. À Kharkiv, voici que le premier arrêt de bus a été aménagé en bunker pour les voyageurs. En béton armé, les murs et les toits sont inclinés. À l’intérieur s’y trouvent quelques sièges, puis à l’extérieur la caméra et à l’intérieur l’écran pour que les gens puissent suivre ce qui se passe. Si le bus arrive ou si quelque part une roquette ou une grenade frappe, probablement. Sur l’arrêt du bus, il est écrit en majuscules « ABRI », et sur le côté, on voit une peinture murale bicolore avec le dessin stylisé du centre de Kharkiv dans, me semble-t-il, la technique aérographe, air brush. Il se trouve dans le quartier résidentiel aux immeuble socialistes - blocs résidentiels et gratte-ciels autour de l’arrêt du bus. Il n’est pas dit comment la cité s’appelle, on voit juste sur deux immeubles des grandes inscriptions, sur l’un Medkompleks, sur l’autre Minimarket. Dans le texte off de la vidéo d’une minute et demie, il est dit que la municipalité adaptera ainsi encore une douzaine d’arrêts de bus, ceux dans les endroits les plus fréquentés vu que l’artillerie russe systématiquement vise l’infrastructure de transport. La représentation instantanée que les écoliers attendront le bus en lieu plus sûr est au bord de l’imaginable et me paraît même perverse alors je tente de la chasser. Mais non seulement c’est vraisemblablement la réalité, mais aussi une des raisons principales pourquoi les arrêts de bus sont transformés en bunkers. Le cannibalisme des officiers russes et de la polit-bureaucratie kremlinoise est un fait. « Pas de pitié pour la population ukrainienne ! » a écrit et publié il y a quelques jours l’ambassadeur russe qui siège à Vienne. Avec le point d’exclamation, donc comme un appel au combat, à la fête et à l’abattage. Pour cet état-là, la langue allemande dispose du mot Blutrausch, l’ivresse par le sang. Aussi bien l’un que l’autre, la nouvelle sur le cri du haut représentant de Kremlin et la vidéo signée Rubi Cauchan/Olivera Stajić, nous est rapportée par Der Standard auquel j’aimerais bien m’abonner par principe, mais je n’ai pas de sous pour ça.
Demain, le 24 août, le bébé de Kremlin fête son anniversaire. Il a six mois, est bien avancé et s’est mis à marcher à merveille.
le 24 août 2022, 182e jour de guerre, jour de l’indépendance et fête nationale
À Rome, le pape François dans la matinée commente la mort de Daria Douguina. Frankfurter Rundschau à 11:45 rapporte une brève : « Le pape François considère Daria Douguina qui a été assassinée comme ‘une des victimes que la guerre a tuées’. » L’agence de presse Reuters y fait son rapport : « ‘Ce sont les innocents qui payent pour la guerre, les innocents’ a souligné le chef de l’Église catholique. » - Quelques heures plus tard, le conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung publie le commentaire « Le pape de Poutine » traitant du sujet en concluant par la phrase : « Son autorité morale est en berne. »
Le jour de l’indépendance de l’Ukraine à Kyïv est arrivé le premier ministre britannique Boris Johnson. Juste lui. Comme à l’époque François Mitterrand dans le Sarajevo assiégé se promenant avec Alija Izetbegović dans le quartier de Bašćaršija.
Traduit par Yves-Alexandre Tripković
Journal de guerre en Ukraine
est simultanément publié en croate
sur les pages du magazine politique et culturel en ligne Forum TM