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Photo du rédacteurNenad Popović

Journal de guerre en Ukraine : 30e semaine









16 septembre 2022, 205e jour de guerre

La fosse commune c’est-à-dire 440 nouvelles tombes trouvées dans la ville Izioum dans la forêt après le retrait de l’armée russe est ce point de non-retour comme l’avait été Srebrenica. Où les massacrés avaient aussi été enterrés dans les forêts environnantes. Cesse toute spéculation, tout calcul, interprétation ou prise de position. Babi Yar annule toute prise de position. Le fait remporte la victoire sur la raison, le raisonnement. Surgit la syncope et le changement de la clef musicale. L’heure est à l’effroi. À la place de la joie qu’un pays se libère, l’occupant a peur que là l’expédition de la libération pourrait se terminer en une marche funèbre, d’une fosse commune à une autre. Les détails qui parviennent de l’exhumation sont déjà effroyables. L’accélération ne fera qu’empirer. Si les morts sont enterrés dans des tombes individuelles, et l’on voit des crucifix parmi les arbres, cela veut dire que les morts y étaient déjà et que quelqu’un est venu les enterrer. Sûrement pas un seul homme. Ont-ils enterré famille par famille ? Qui n’a pas osé transporter les corps pour qu’ils soient normalement enterrés dans des caveaux familiaux ? Des personnes compatissantes s'en seraient-elle chargées ? Nous apprendrons très vite sur la dramaturgie de l’horreur post mortem puis, petit à petit, sur l’anatomie et la chronologie de l’atrocité de l’exécution. C’est inévitable, ne serait-ce que dû aux juges médico-légaux qui sont à l’œuvre, sans parler des témoins.



17 septembre 2022, 206e jour de guerre

J’ai l’impression que c’est la mi-temps. Sur le micro niveau : trois de « nos Ukrainiens » dans quelques semaines lèvent l’ancre et rentrent en Ukraine. Nos Kiéviens de Vodnjan sont aussi partis pour quatorze jours, avec le gosse. Ce qui veut dire qu’ils ont estimé qu’à Kyïv l’enfant ne sera pas traumatisé. Aucun doute qu’aussi bien les uns que les autres sont en constante communication privée avec les amis et collègues et ressentent l’ambiance générale d’une normalité chez eux. Alina dit vouloir là-bas « faire quelque chose pour son pays ». Le magnétisme du renouvellement, le retour dans la normalité biographique face à la stagnation des émigrants et l’immobilité. Bonne ambiance : les Vodnjaniens veulent célébrer avec le gosse son anniversaire. Sur le portal du Ministère de la culture le chiffre des réfugiés, de « personnes déplacées de l’Ukraine », stagne et tourne autour de vingt mille. D’ailleurs, le pourcentage des hommes est bien faible, à peine plus de dix pour cent, tandis que la majorité sont les femmes et les enfants. D’un autre côté, depuis avant-hier, avec la découverte du charnier à Izioum a commencé un autre battement de la guerre en tant que telle, là il s’agit d’empêcher d’autres pogroms.


Maintenant que s’achève le septième mois de « l’opération spéciale », il est clair tout autant que les deux importantes institutions européennes, ces puissances, ont sombré dans une crise sérieuse. C’est l’orthodoxie - l’église orthodoxe ou plutôt les églises - et, ce qui est frappant, la social-démocratie allemande, le SPD. Que le monde chrétien orthodoxe soit en crise est tout à fait compréhensible car le patriarcat moscovite s’est mis au service du mal absolu et de la violence, mais la social-démocratie allemande (assistée par le parti satellite « La Gauche »), qui activement et continuellement freine l’aide militaire à l’Ukraine, est un surprenant coming out. Est-ce que ce sont des douleurs fantômes du semi-colonialisme et de l’hégémonie sur l’Europe centrale (« Centre-Est ») et la restauration de l’accord du partage de cet espace avec la Russie c’est-à-dire de l’URSS, cela n’est évidement pas clair car l’Allemagne au sein de l’Occident n’est pas vraiment dans la position d’articuler quelque chose de tel. L’appel fracassant au parlement de cesser immédiatement la « guerre économique » contre la Russie exclamé par Sahra Wagenknecht, aujourd’hui membre éminente du parti Die Linke, La Gauche, et l’épouse de l’ancien chef du SPD Oskar Lafontaine, toute une fraction d’intellectuels allemands (progressifs d’après eux) qui cherchent une solution « pacifiste » de l’Ukraine en s’accordant avec Moscou, sont des faits qui ont fait surface durant ces sept mois. Tout comme, ce qui est encore plus mystérieux, que les social-démocrates s’alignent là sur la droite italienne et française pro-moscovite, et même aux néo-fascistes. Le corps d’officier de l’armée allemande lui aussi, citant quasi littéralement Ludendorff de 1919, demande à ce que les « armes allemandes » ne soient en aucun cas envoyées aux Ukrainiens, en appuyant le SPD par le flanc droit, ce qui est le retour sur la scène politique du spectre du militarisme allemand et du corps d’officiers allemands en tant que force politique après 1945, mis à part que ce n’est pas le QG prussien qui s’exprime, mais, d’une façon vague, l’Alliance de la Bundeswehr et celle-ci compte 200.000 membres. Là, à la mi-temps, on voit que l’avertissement précoce au SPD était venu de - l’Ukraine, lorsqu’elle avait officiellement refusé la visite de Walter Steinmeier, le plus exposé social-démocrate allemand en tant que président de la République Fédérale d’Allemagne. Il faut dire « en passant » que le SPD, quant au sabotage de l’aide militaire à l’Ukraine, est resté isolé dans le pays. Les grands partis démocratiques allemands, les Verts, les Chrétiens-démocrates et les Libéraux veulent la même chose que Volodymyr Zelensky : de vrais canons et de vrais chars. Le SPD au pouvoir ne fait que tenter de se présenter en tant que « l’Allemagne ».


C’est un mystère que c’est justement chez la social-démocratie qu’est apparue, au moment de la crise ukrainienne, la silhouette du tutorat germano-russe sur les États et les nations entre deux « puissances » - moins la Pologne à laquelle ont renoncé aussi bien les uns que les autres - alors qu’à cet égard elles se comprenaient à merveille soit en tant que négociateurs/décideurs comme Léon Trotski à Brest-Litovsk ou encore Iossif Vissarionovitch qui avec von Ribbentrop dans le pacte de non-agression avait signé les clauses secrètes sur la répartition de la Pologne. Le sourire timide d’Olaf Scholz ces derniers six mois et son dogme « juste pas les chars allemands » contre les Russes indiquent des ténèbres se greffant plus sur le modèle « d’intérêts de l’industrie lourde allemande », « la collaboration économique et militaire dans l’intérêt mutuel », les relations commerciales avec l’Est », que sur le « complexe russe » (Gerd Koenen) des politiques allemandes, qui ne signifie rien d’autre si ce n’est la semi-appartenance de l’Allemagne à l’Occident et l’Europe centrale. Alors qu’en 2022 le monde entier s’était mobilisé pour l’Ukraine, la social-démocratie allemande sourit - tout en gouvernant le pays le plus puisant et le plus peuplé en Europe. L’Allemagne s’hallucine-t-elle en tant que « partenaire » à part entière de la Russie ? Au sein de l’Europe, une importante force politique semble avoir des métastases d’une maladie oubliée. L’Ostpolitik de Brandt est retournée  comme une chaussette. À la place de l’adoucissement, de l’humanisation de fermes politiques du Kremlin, l’arrangement neutre avec la dictature absolutiste en Russie.



18 septembre 2022, 207e jour de guerre

Iouri Androukhovytch dans l’interview qu’il donne à Der Standard dit qu’à l’ouest de l’Ukraine « c’est relativement sûr, la normalité est possible, si on peut le dire ainsi ». Déjà au mois de mai, après la phase de stupeur et la consternation, il put poursuivre son « travail sur le roman ». « Depuis j’écris à nouveau et je pense que c’est important car c’est le chemin pour prouver sa propre vivacité et son autonomie. »


« On chante beaucoup ensemble, à la table de la cuisine, lors des fêtes de famille, dans toutes les situations du quotidien possible, tout comme lors des révolutions ces dernières années, mais maintenant aussi en temps de guerre. Avec la musique, on trouve plus facilement la langue pour ce qui souvent ne peut être prononcé. »


Aujourd’hui, Alina fait savoir qu’elle et les siens, « nos Kharkoviens » partent le 3 octobre. Il rentrent en Ukraine, vont à Kyïv. En entendant la nouvelle, il m’a fallu une demi-heure pour me rendre compte que les derniers dix jours à Pula, je n’ai pas vu plus d’une, deux plaques d’immatriculations ukrainiennes. Comme s’ils faisaient partie de cette vague de touristes occidentaux qui brusquement disparaissent du Sud reprenant le travail. La manœuvre avec la petite Nika à qui en mars ils disaient être venus passer des vacances a réussi. Incroyable.



21 septembre 2022, 210e jour de guerre

Ce matin est en Russie déclarée la mobilisation partielle. Ils soulèveront aux armes 300.000 personnes. Il y a deux, trois jours qu’elle avait voté une loi sur des peines inouïes pour les soldats. L’état de guerre s’est donc propagé de l’Ukraine en Russie. Là, la dictature est complète. Pour le départ à l’étranger, la plupart des citoyens aura besoin d’une attestation du département militaire local. Les dimensions techniques de l’entreprise me sont inconcevables. Faut-il donc trois cent mille casques, trois cent mille paires de pompes, trois cent mille manteaux, chemises, ceintures, trois cent mille fusils, combien de camions, combien de casernes faut-il, wagons et locomotives pour le transport sur d’énormes distances ? C’est impossible, au moins pas dans le sens d’une mobilisation à court terme. Le mirobolant chiffre annoncé serait plutôt de l’injection de la peur à effet durable dans la population. Par l’attente de l’appel seront concernées trois cent mille familles russes, avec toutes les discussions qui vont avec, suppositions et craintes qui vont de paire. Les certificats de maladies, attestations d’employeurs que tu es indispensable au poste de travail, la recherche de quelqu’un qui pourrait t’aider dans le Parti, la municipalité, la police et où sait-on encore. Finis le silence et la prise de distance envers le KGB, le refus de s’impliquer dans la « politique ». Là, il va falloir entrer en contact avec l’appareil répressif, s’approcher de lui, lui demander conseil, se confier, soudoyer. Car il est plutôt clair que l’ignorance généralisée des Russes n’est qu’imposture. Si, moi à Pula, je sais que sur le front en Ukraine en juste quelques mois sont morts 56.000 soldats russes, alors comment les Russes pourraient ne pas le savoir ?


L'annonce de la mobilisation partielle c’est-à-dire l’enregistrement de l’allocution de Poutine à la nation devait être diffusé hier soir, mais a été émis ce-matin, lorsque les gens se lavent les dents et vont au boulot. Bizarre, car dans cette grille horaire à la télévision et à la radio sont diffusés les programmes pour enfants. Mais aucun doute que cela avait été « parfaitement conçu », car au Kremlin, ces dernières années, tout est parfaitement conçu et planifié, camarade Poutine a toujours tout sous contrôle, pense en avance, dirige l’histoire et vu que son intelligence n’a pas d’égale, agit tel un éclair : là, il est dans sa phase de Mao Zedong.




Traduit par Yves-Alexandre Tripković







Journal de guerre en Ukraine


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