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Photo du rédacteurNenad Popović

Journal de guerre en Ukraine : 33e semaine


Banksy


7 octobre 2022, 226e jour de guerre

Pour bien démarrer la journée, le discours du président des USA Joe Biden, disant que Poutine est prêt pour l’Armageddon. Ce qui n’est pas à prendre à la légère, car si quelqu’un en sait quelque chose, alors c’est le président des États-Unis d’Amérique.


Avec cela, nous sommes définitivement passés du sujet ukrainien au sujet russe. Du sujet sarajévien ou vukovare au sujet intérieur serbe, où tout hors de la Serbie n’était que du dommage collatéral pour que l’Homme de Dedinje puisse se confronter à l’opposition intérieure. L’Ukraine, ce ne sont que des escarmouches en comparaison de la conquête de Poutine de la Russie. Les maîtres de cette Russie de Poutine, nous avions l’occasion de les voir réunis dans une salle incroyable au Kremlin lorsqu’il proclamait l’annexion d’un cinquième de l’Ukraine. Ils sont plusieurs centaines. Messieurs en costumes noirs et quelques dames d’une onéreuse élégance retenue. Assis sur des chaises néo-baroques (ou de style classicistes), ils sont sereins, en applaudissant approuvent le rapport de l’autre sur l’estrade. L’applaudissement est sérieux, propre aux affaires, tout comme la concentration marchande pendant qu’ils suivaient ce que le rapporteur avait à dire. Et c’est que la Russie est toujours sous contrôle. Car, une quelconque terre brûlée en Ukraine, cela n’intéresse vraiment pas ces riches et puissants. Tant que les moujiks en surnombre sont sous les tirs de canons, les journalistes gênants et les opposants en prison et la population sous le sceau de la mobilisation et du goulag.


Vladimir Vladimirovitch, je le lis, fête aujourd’hui son anniversaire tout rond. Le même jour est annoncé que le prix Nobel de la paix est allé dans les mains du Memorial qui n’est plus.


Sujet russe : dans la colonne gauche du journal The Kyiv Independent défilent les brèves, pour la plupart les rapports officiels sur le nombre de civils morts et blessés dans les oblasts ukrainiennes. Y compris les enfants morts. Les bombes et les missiles tombent sur l’Ukraine comme la pluie. Sans arrêt. A se demander s’il vaudrait mieux s’occuper de la douce kremlinologie ou de l’exposition des Ukrainiens à la terreur crue. S’occuper de la Russie est bien entendu une forme de fuite. J’en suis vraisemblablement arrivé au bout de la capacité psychique à réfléchir sur les victimes, tandis qu’elle passent sans aucune indication que cela pourrait cesser. Le bout de mes capacités est aussi la lecture douloureuse des rapports des survivants de la cave du théâtre de Marioupol. La pression des explosions des missiles, l’une était acoustique, au dessus de sa tête d’une telle intensité que les dents et le dentier se sont arrachés. Mais pas que ça. Les dents se sont dispersées dans la cavité buccale, certains s’enfonçant dans les gencives. Mais pas seulement. La pression des explosions était tellement puissante que la mâchoire en soi s’était distordue, déformée. Ce n’est plus une figure littéraire « comment pilonner un théâtre », c’est de la défiguration. Autour d’elle étaient allongés des gens aux têtes et mains déchiquetées. La victime qui le raconte a vingt-cinq ans. Trop. Trop ? Elle s’appelle Olja Tsironian, vit en tant que réfugiée en Croatie, donc, Bonjour Olja - pendant que moi, j’écris savamment sur chaque bruissement à Moscou. L’ironie de la réalité : le rapport de la jeune femme sur le calvaire qu’elle a vécu est publié sur le même Forum TM où moi je me permets de publier mes notes ukrainiennes - et ça me rends fou.



11 octobre 2022, 230e jour de guerre

Bataclan. Hier avait lieu le canardage sauvage des missiles sur les cibles civiles en Ukraine. Avant tout sur Kyïv. Ils visaient les quartiers résidentiels, le centre historique, les interstices. Pour l’instant, officiellement onze morts. Alina nous a dit être à la cave, qu’elle espère que la petite Nina pense que c’est le tonnerre. Il y a une dizaine de jours, on se faisait nos adieux en échangeant de petits cadeaux, il y a huit jours ils se sont dirigés vers Kyïv « en lieu sûr », donc ça n’a même pas duré cinq, six jours. Le missile s’est abattu aussi auprès de la maison de la mère d’Olesja, elle l’a vu s’approcher.


La consternation par cette poétique du carnage coupe le souffle et exclut toute idée de causalité. Il en était ainsi le 11/09 lorsque les grands avions de ligne s’engouffraient dans les gratte-ciels new-yorkais. Le massacre en tant qu’acte achevé dans le vacuum. Dans l’arrière- plan ne résonne probablement que le « châtiment », comme chez l’Al-Qaïda et semblables organisations délirantes et sectes : châtier les New-Yorkais car ils allaient au travail, châtier les Parisiens car ils allaient au concert et se retrouvaient dans les cafés. De plus, il est difficile de penser cette série d’attentats massifs sur la population car ils sont compromis et à peine utilisables ces anciens et précis outils terminologiques et mots tels que : la guerre, faire la guerre, la paix, le soldat, l’armée, la bataille. Nous ne savons pas quelle pièce nous regardons, et hier tout un chacun s’appuyait sur des explication théâtrologiques sur le drame qui, si ça se trouve, se déroule au Kremlin. Dans le public règne la peur car on ne sait pas de quel drame il s’agit non plus qui y joue. Le public est celui du stade et choqué. Sur la pelouse verte se déroulent les scènes - des clips - de la cruauté extrême, logiquement inexplicables.


Pendant que j’écris ceci, le chiffre des morts sous les missiles d’hier s’est élevé à 19. Aujourd’hui, c’est le tour des villes Lviv, Zaporijjia et Ivano-Frankivsk.


Pour m’éloigner cinq minutes de cette horreur, je passe sur N1. Et là, une espèce de correspondant de Rome babille qu’en Italie et dans toute l’Europe occidentale s’installera rapidement la fatigue d’aider l’Ukraine. Il émet le spin vieux d’un mois, un mois et demi, pendant que l’Europe s’attend à une attaque atomique. Un compatriote, lui ça ne lui sert à rien même d’être à Rome. Celui-là ne se déplace même pas jusqu’au premier kiosque. Pas d’issues pour nous.



12 octobre 2022, 231 jour de guerre

La suite du massacre à travers l’Ukraine. Aujourd’hui a été frappé le marché dans l’oblast Donetsk, sept personnes ont été tuées. L’endroit se nomme Avdiïvka. Écœurant. Elle tourne l’horloge de Srebrenica de massacres systématiques, sans aucune réserve ou scrupule moscovites. Tous les trois jours, la réplique du marché sarajévien Markale, dans chaque endroit libéré des tombes et de terribles découvertes. Les médecins légistes suivent les troupes. Cette horloge de Srebrenica avance parallèlement avec la guerre officielle. Les explications et les raisons du massacre sont insensées : ce pont à cinq cents kilomètres sur la mer d’Azov où il n’y a pas l’ombre d’une guerre, et voilà Poutine qui nous parle de la « vengeance », ce qui veut dire égorger les civils.


Le sens de ces notes est pour que je puisse me convaincre ultérieurement ne pas être fou. Toutefois, j’ai à plusieurs reprises touché le fond lorsqu’il m’a paru avoir atteint le bout, comme lorsque par exemple les Ukrainiens se sont mis à rentrer chez eux et j’en suis le témoin. Là, après cette expédition russe cannibale de trois jours, il me semble qu’on ne puisse écrire que comme Thomas Bernhard, avec consternation et répulsion. Texte littéraire, chapelet, traité sur le sadisme ou prières noires comme les siennes dans In hora mortis, le premier livre que nous avons publié à Durieux en 1991 et l’avions oublié tout doucement, du coup je n’ai même plus un seul exemplaire. Alors que je pourrais le retranscrire mot à mot. Sur YouTube, on ne trouve pas non plus le film Jedan život (Une vie), de loin le meilleur de Bogdan Žižić. Insupportable et donc refoulé. Comment ne pas arriver au bout du texte, parvenir jusqu’à Bernhard, vu qu’il ne s’agit pas que de ce massacre sur trois jours, mais de celui qui dure tout ce temps, depuis Boutcha et Kramatorsk, et quand est-ce que c’était ? Il y a six, sept ou huit mois déjà ? Dans tous les cas, nous sommes (au huitième mois) bel et bien dans ça.




Traduit par Yves-Alexandre Tripković







Journal de guerre en Ukraine


est simultanément publié en croate

sur les pages du magazine politique et culturel en ligne Forum TM


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