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Photo du rédacteurNenad Popović

Journal de guerre en Ukraine : 34e semaine


Banksy






18 octobre 2022, 237e jour de guerre

Hier à six heures du matin, Kyïv a été attaquée par de grands drones, appareils volants remplis d’explosifs, guidés électroniquement ce qui a permis de frapper les quartiers résidentiels. L’un s’est abattu sur le quartier de la gare. Ce-matin, à nouveau des alertes à Kyïv, donc les gens à nouveau dans des caves. Ces objets volants, la Russie les achète en Iran et se nomment des drones kamikazes. Ils sont à usage unique comme les bombes ou les missiles. Les drones d’une qualité supérieure s’envolent où il faut, lancent quelque chose de mortel, des missiles probablement, ou ce qui est décidé au QG - ils voient pour ainsi dire - et sont rappelés tels des avions. Ces drones sont de la taille des chasseurs bombardiers, les drones iraniens sont d’une forme trapézoïdale nous montre un enregistrement au-dessus de la ville. Depuis le début de la guerre en Ukraine sont recherchés et utilisés aussi les drones turcs de la marque Bayraktar qui sont, si je ne me trompe, achetés par les deux bords. Ceux-là sont, on dirait, plus « intelligents » que les drones perses. Jusqu’à peu, l’Ukraine aussi fabriquait de telles armes compliquées, mais cela avait cessé avant la guerre, car en temps de paix jugés inutiles, trop coûteux ou qui sait. Les Ukrainiens avaient succombé à l’euphorie de la démocratie et de la paix en Europe, à quelque chose qui de toute façon s’appliquait à toute la partie occidentale et au sud du continent, tandis que le régime de Poutine de plus en plus dur au sein de la Russie était, je suppose, considéré comme suffisamment éloigné, un type de gouvernance plus radicale, en fin de compte plus rationnelle dans la gestion d’un bien grand pays. Que ce type d’État autoritaire allait s’effondrer en à peine quelques mois en se transformant en organisme démolissant tout autour de lui et dans l’État de la Russie lui-même, cela ne pouvait « être prévu ». Les Ukrainiens l’ont payé en prix fort, euphoriques, ils se sont élus un acteur sympathique pour président, Iouri Androukhovytch écrivait de magnifiques grotesques littéraires sur la transition et des carnets de voyages mélancoliques avec le Polonais Andrzej Stasiuk. L’attitude de l’Europe démocratique était la même comme envers les régimes du Moyen-Orient, arabes. Les cheiks et les oligarches russes n’ont qu’à se balader partout sur leurs immenses yachts et peu importe ce qu’ils font à leur population chez eux. La Crimée, c’est le Yémen pour l’Arabie Saoudite, Seigneur, quand tu vois ça sur la carte géographique, n’est-ce pas logique, tout comme tous ces Kurdes, Tchétchènes, Yéménites, Ouïghours et Tatars de Crimée. Le pétrole coule, on achète des puces électroniques, des Boeing, des onéreux Lockheed Martin, Rolls-Royce, Ferrari, Lamborghini et les sacs à main Louis Vuitton. Voilà comment un vigneron d’Istrie qui fabrique son propre champagne me l’a expliqué en tête à tête : « Les Russes qui sont en été acheminés jusqu’à nous en bus pour la dégustation n’achètent pas trop mon champagne car les bouteilles les plus chères coûtent deux mille kunas. Si elles avaient été dix ou cinquante fois plus chères, alors ils achèteraient, elles doivent coûter au moins mille euros. Sinon, ils se disent que ça ne doit pas valoir grand chose. »


Là, les Ukrainiens ont leur révolution pacifiste à Maïdan, et les autres démocraties occidentales doivent leur livrer des montants astronomiques et toutes les armes dont ils disposent. L’équation : vous n’avez qu’à vous acheter des yachts et des sacs à main Louis Vuitton, pour Nemcov, Pussy Riot et Navalny n’a plus ou moins pas marché. Là, tout le monde fixe Poutine, a-t-il bougé son orteil du pied gauche ou pas, le chef de l’État chinois et du parti a-t-il toussoté devant lui ou aurait-il esquissé un sourire, comment se comporte le prince saoudien au joli nom de famille bin Salman lorsqu’il lui rend visite et est-ce qu’il lui donnera du pétrole et du gaz, on écrit des profils et des considérations sur les derniers généraux russes en s’attardant sur leur « caractère ». Et que faire des Russes qui par centaines de milliers depuis le 24/02 massivement fuient la Russie ? Il y a une dizaine de jours, quelques-uns parmi eux, ils étaient cinq à six, ont surgi sur une embarcation en Alaska à peine habitée, dans un petit village de pêcheurs d’une cinquantaine d’habitants ; ils leurs ont demandé l’asile et un avion a dû être affrété pour qu’ils puissent être transférés à un endroit en Alaska pouvant se vanter d’un commissariat. D’autres, là une vingtaine, ont navigué dans quelque chose - « a boat » - de la Russie jusqu’à ni plus ni moins la Corée du Sud, demandant l’entrée au pays, avec des papiers en règle, sauf qu’ils n’avaient pas de visa (!), du coup les Coréens ne savent pas que faire d’eux. Et dans la magnifique et inébranlable Russie, on chasse dans les gargotes les hommes aptes pour l’armée, les camions remplis de dynamite détruisent les énormes ponts, le pouvoir ramène les enfants qu’il kidnappe systématiquement de l’Ukraine, tous les journaux pertinents entre-temps paraissent hors des frontières du pays. Avant-hier, il a été rapporté à Kherson que chez lui a été tué le chef d’orchestre d’opéra Yuri Leonidovych Kerpatenko quand les soldats russes sont venus le chercher pour diriger un orchestre alors que se déroule l’occupation et qu'il l’avait catégoriquement refusé. Mis à part qu’il ait été formé sur des instruments populaires traditionnels, qu’il fut accordéoniste et le chef de l’orchestre de chambre de Kherson, Wikipédia ne dit rien de plus. Lui-même parlait le russe. Donc une balle.


François Truffaut, Tirez sur le pianiste : La Russie, le véritable Poutine ou juste sous le label « Poutine », mène plusieurs guerres, multiples et donc dans le vrai sens du terme hybrides, du coup d’État au pays à plusieurs types de guerre à travers l’Europe où le catalogue s’étale de la version moderne du World Trade Center jusqu’à la terre brûlée classique de Hitler, déportations génocidaires, violentes conscriptions, fondations de gouvernements généraux de la Gestapo, protectorats et États vassaux avec les dictateurs locaux comme la Biélorussie, annexions au Reich russe, pillages étatiques de musées, cultorocides de tout ce qui ne serait pas russe - à l’époque tout ce qui n’est pas « allemand » ou au moins « germanique » -, par le culte et le fait de l’impitoyable et l’inaccessible Führer-Vojd et conquérant et, bien entendu, propriétaire de camps de concentration actifs (colonies de travaux forcés), réseau dense de polices et détachements pour une liquidation à l’usage interne. À cet hybride, avec l’acquisition des méthodes d’Al-Qaïda, se joint la nouveauté de la grande croisade pour la restauration du Moyen Âge théocratique avec Poutine et l’élite d’élus autour de lui et toutes les onctions de l’Église orthodoxe de Russie. Poutine à l’église, sérieux, fait le signe de la croix et allume les cierges, le souverain par la volonté de Dieu et son premier soldat, humble « croyant égal aux autres », mais brillant de prosélytisme, ses affaires sont millénaires, et son sabre est justement en train de broyer les renégats, la décadence, la démocratie, l’américanisme et tous les sinistres semblables d’un individualisme insidieux et pourri. C’est la nouveauté du catalogue, car ses grands prédécesseurs Mussolini, Staline et Hitler étaient profanes, des athées. Leurs empires millénaires, ils les avaient projetés en tant qu’espaces séculaires aux proportions continentales. Enraciné dans la vertu et béni à l’église de Basile le Bienheureux en face de Kremlin, lui avait en fait été couronné.


Les victimes, ukrainiennes tout comme les 60.000 soldats russes qui rentrent en cercueils ne sont rien comparés à cela, tout comme la terre brûlée et la société incendiée en Russie. Les drones trapézoïdales iraniens au-dessus de Kyïv, ces assassins métalliques volants sont le signe de Dieu.



19 octobre 2022, 238e jour de guerre

La belle ville de Kherson. Les médias rapportent aujourd’hui que la population la fuit car d’importantes forces ukrainiennes se réunissent pour l’occuper - la libérer et la reprendre, dirions-nous à l’ancienne. Il avait été signalé précédemment que les dirigeants russes demandent - ordonnent, appellent, organisent ? - l’évacuation de 40.000 habitants vers la Russie. La Russie ! Les Russes vont donc écraser la ville aux belles avenues sur la rivière faisant face au delta du Dniepr et la mer Noire ? Ou pensent-ils pour la première fois tout simplement quitter une ville qu’ils avaient occupée militairement ? Ce serait le premier signe d’une galanterie : se retirer honorablement. Ou vont-ils contraindre les Ukrainiens à pilonner et détruire leur propre ville ? Il faut aller sur Google maps et se promener virtuellement dans cette ville. Je l’ai fait il y a trois semaines en m’adonnant pendant une heure à la « promenade ». La journée était ensoleillée sur Google, on dirait une journée hivernale car les cimes étaient dénudées ce qui permettait de voir particulièrement clairement les bâtiments et les palais néoclassiques et historiques tout comme les promeneurs et les promeneuses sur les généreuses places et artères principales. Une ville où l’on se plairait de faire un saut pour la visiter et entreprendre un voyage là-bas. On verra, vederemo. Et cela très prochainement si ces images suggestives sur Google demeurent en tant que document du passé. À une époque, quand les armées russes produisent le passé en accéléré, créant le néant.



traduit par Yves-Alexandre Tripković






Journal de guerre en Ukraine


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