Journal de guerre en Ukraine : 36e semaine
Banksy
28 octobre 2022, 247e jour de guerre
Plus les conditions en Ukraine sont horribles, plus long est le temps que je passe avec les écouteurs enfoncées dans les oreilles à écouter France musique. En fait, j’écoute cette chaîne toute la journée. La musique classique a évidemment un effet apaisant, mais c’est pour moi tout autant une sorte de soutien. La beauté et le raffinement comme contraste à l’enfer ukrainien et le désespoir qui est entré en nous par tous les pores. Ainsi même la traduction m’aide car exigeant une concentration totale, le « plongeon » dans le sujet et le discours de l’auteur. Même si le livre de Martin Pollack Femme sans tombeau est un triste rapport sur la fin de la bi-nationalité en Styrie, allemande et slovène, plutôt bilingue que « nationale » dans le sens perverti ethnique et étatique actuel. Je lis, et cela aussi m’aide psychologiquement en quelque sorte, un grand essai sur les philosophies paléo- et néo-conservatrices, plus précisément philosophies n’ayant pas résisté au choc du siècle des Lumières dont sont issus la démocratie et le démocratisme. La lecture exige une véritable concentration. L’essai a été écrit par l’auteur allemand que j’ignorais jusque-là, Karl-Heinz Ott, et est intitulé Les temps modernes maudits. Histoire de la pensée réactionnaire. Ce que je fais, c’est de l’escapisme. C’est le moins que l’on puisse dire. Le vrai nom de ce que je fais en traduisant et en lisant est de fermer les yeux alors que se déroule la maltraitance physique sur quelqu’un d’impuissant. Une maltraitance à ce point extrême que le gouvernement ukrainien a invité ses citoyens à ne pas revenir au pays car la Russie fait tout pour détruire toutes les installations produisant l’électricité alimentant les chauffages. Les citoyens de l’Ukraine sont sous la menace de la congélation. Y compris les enfants ukrainiens, bien entendu.
Les nuits sont froides, même là, à la fin du mois d’octobre. On prévoit pour Kharkiv dans la nuit du 31/10 au 01/11, c’est là de lundi à mardi, une température de - 0.9 °C. Le site italien Il Meteo auquel je me réfère est bien précis. À partir de lundi, dit-il, les températures journalières les plus hautes ne dépasseront pas les 10 °C, tournant plutôt autour de 5 °C.
À Pula où je vis dans la nuit de lundi à mardi, la température la plus basse sera de 11 °C et la plus haute journalière de 22 °C. Tempo sereno, vento debole, dit-il. Moins qu’un courant d’air. 3 km/h.
29 octobre 2022, 248 jour de guerre
Lingua quarti imperii. Le satanisme. Colonel général de l’armée russe et fameux politicien, Ramzan Kadirov dit qu’en Ukraine est menée la guerre contre les « satanistes » et qu'il faut que « tout croyant qui tient à soi » s’achète « une mitrailleuse et aille au combat contre le satanisme ». (25/10) Ce qui a été le lendemain à la télévision étatique confirmé par l’écrivain et animateur Vladimir Solovjov : que c’est absolument juste quand Ramzan Kadirov dit que nous nous battons contre les satanistes, que la Russie se bat contre le Mal absolu et toute la machinerie satanique de l’Occident ». (Qu’est-ce que le satanisme ? En tant que nom, le culte du diable contre Dieu. En tant qu’adjectif, « satanique » est quelqu’un/quelque chose d’une nature diabolique).
31 octobre 2022, 250e jour de guerre
Ces dernières semaines et surtout ces derniers jours le suivi du destin de l’Ukraine se transforme en compassion, sentiment d’un compagnonnage muet. Compagnonnage muet car sur la guerre en Ukraine, on peut à peine continuer à parler en termes clairs, neutres et objectifs. Dès le mois de février, la façon dont la Russie menait la guerre comprenait la maltraitance et l’assassinat de la population civile. Là, elle s’est intensifiée jusqu’au point où la guerre est en grande partie menée exclusivement contre la population, et cela de jour en jour d’une façon de plus en plus systématique et impitoyable. Au quotidien, des nuées entières de missiles volent sur les villes. Les proportions de la destruction de tout sont telles qu’on coupe l’électricité pendant des heures car il y en a plus. La coupure de l’électricité pendant plusieurs heures par jour dans des immeubles de cinq étages voire plus veut dire que les ascenseurs ne fonctionnent pas. Ce que ces ascenseurs signifient pour les personnes âgées, nous pouvons nous l’imaginer sans effort. Puis pour les malades, puis pour les enfants, et ainsi à l’infini. Je sais quelque chose sur les personnes âgées et les ascenseurs. En 1995, je suis allé avec Eva Grlić à Sarajevo, peut-être un mois ou deux après qu’ait cessé le siège de trois ans et demi. Madame Grlić est montée dans la voiture car elle voulait rendre visite à une de ses anciennes professeures de lycée à l’âge bien avancé. Elle vivait au douzième ou quatorzième étage d’un immeuble et durant ces années-là elle ne pouvait pas descendre, restant tout simplement coincée dans ce piège. Et elle a miraculeusement survécu, alors Madame Grlić y allait aussi pour le fêter. - Lorsque des nuées de missiles, véhicules volants sans pilotes remplis de dynamite s’abattent sur les grandes villes telles que Kyïv ou Kharkiv, pour l’observateur (comme moi) tout geste à se relever contre cela, alerter, alarmer, condamner, perd tout sens. Lorsque l’annihilation d’un pays dans chacun de ses détails est tellement publique, tout discours est vain. Comment parler de cela, alors que tous le savent et regardent et - à l’exception de ceux transformés en bêtes et les sociopathes -, souffrent autant que moi.
Cette armée et l’élite politique déchaînée en Russie ne sont pas un phénomène isolé, un « excès ». Quelque chose d’horrible se passe en parallèle dans la société des États-Unis. Un jour ou deux après qu’ait été annoncé que Salman Rushdie est resté « sans la capacité de faire usage » d’un œil et d’une main après avoir été poignardé au couteau lors d'une soirée littéraire, un homme a martelé la tête et les bras de l’époux de quatre-vingt deux ans de la présidente de la Chambre des représentants du parlement américain, chez lui dans sa maison. En lui infligeant entre-autre une fracture du crâne. Il est entré dans la maison avec le marteau pour s’attaquer à son épouse, pensant qu’il allait pendant ce-temps attacher l’époux, sauf qu’elle n’était pas chez elle. Depuis le 6 janvier de l’année dernière, lorsque après la défaite électorale, Donald Trump avait appelé ses partisans réunis autour de lui en masse à se confronter physiquement au parlement américain, et eux à travers le Capitole chassaient les parlementaires comme si c’était des lapins, en Amérique se déploie un barbarisme politique, à quoi, tout comme en Russie, participent aussi les gens ordinaires et une grande partie de l’élite politique du parti Républicain, jusqu’à peu au nom honorable du Grand Old Party et l’un des piliers de la démocratie américaine. Les politiciens démocrates, je lis, commencent à abhorrer de participer aux rassemblements publics devant la foule, par crainte que quelqu’un - quoi ? - pourrait sauter sur la scène avec un couteau, un marteau ou un flingue et les massacrer.
Loin de l’Ukraine. Slađana a aujourd’hui pris en photo le chat kiévien que nous avons reçu en cadeau et a qui elle a confectionné un déguisement. Pour quelques minutes, elle lui a mis autour du cou des grandes ailes de chauve-souris, pour qu’il ait l’air d’un vampire. C’est parce que c’est Halloween. C’est de l’étouffement, cette dernière fine ligne de défense à laquelle nous sommes condamnés en célébrant la normalité, petites joies qui durent quelques instants, et même elles avec la boule dans la gorge. Puis on retombe dans la mélancolie, car même le chat de Kyïv n’est plus assis sur sa vieille planche de la fenêtre en regardant avec intérêt ce qui se passe en-bas dans la rue.
traduit par Yves-Alexandre Tripković
Journal de guerre en Ukraine
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