Journal de guerre en Ukraine : 40e semaine
M.A-D
le 25 novembre 2022, 275e jour de guerre
Il y a trois jours, cent-trente universitaires et scientifiques ont lancé un appel, ont exigé que la Russie cesse la déportation des enfants des territoires occupés de l’Ukraine. Il a été établi qu’ils sont environ trois-cent mille. Durant la déportation, "l’évacuation" (!), d’une grande partie de familles entières conduites à l’extrême est de la Russie, onze mille enfants directement concernés, ont tout simplement été amenés car ils s’étaient retrouvés seuls dans les écoles et écoles maternelles démolies ou encore dans leurs maisons. À ce sujet, un congrès s’est tenu à Paris. Le texte de l’appel/de la demande qui a été voté là-bas, je l’ai trouvé dans L’Express une fois que les journalistes dans pas mal de journaux ont informé sur les résultats présentés à cette réunion. Et à cette occasion ils se sont arrêtés sur le fait que Maria Lvova-Belova, représentante pour les droits des enfants en Russie, personne de confiance de Poutine, a elle-même fièrement adopté un garçon ukrainien, en plus de ses enfants qu’elle a déjà. Adopté.
En passant, je me suis demandé pourquoi est-ce qu’une telle réunion n’est possible qu’en France et non pas….
On annonce aujourd’hui que Hans Magnus Enzensberger est mort à 93 ans. C’était le designer en chef du mental de la République Fédérale d’Allemagne et ce que nous entendons par là aujourd’hui. Et virtuose de la langue et du style avec un opus admirable, immense. Dans les années quatre-vingt, lors d’une assemblée à Berlin, il m’a invité à déjeuner. J’avais du mal à y croire. Nous étions seuls à table, lui pendant une demi-heure me posait des questions. J’avais des sifflements dans les oreilles. Personne n’osait approcher la table pendant qu’il discutait avec quelqu’un. Pour dire l’autorité qu’il inspirait. Plus tard, au début de la guerre, peut-être en 1992, il était à Zagreb, et juste avant à Belgrade pour discuter avec les écrivains et les intellectuels. Et là pendant le dîner j’ai quelque peu discuté avec lui, ou plutôt lui avec moi. Dans un des restaurants sous le mont Sljeme. En tête de la table était assis Slobodan Prosperov Novak en tant que hôte (il était le patron du P.E.N.) et moi à côté de Boris Maruna. Qui, à voix basse trompant le vacarme me parlait de l’Argentine et de l’Amérique. Faudrait voir maintenant à quel point moi-même je copie, je cite les textes de Enzensberg car ils m’étaient fascinants. Moi-même, je me rends compte juste utiliser son expression « la guerre civile capillaire ». Et là il est par exemple clair que la guerre civile capillaire est en cours en Russie. Son dernier livre, de poésie, est titré Confusion. Il l’a publié il y a deux ans chez Suhrkamp, où il avait aussi publié son premier livre Défense des loups en 1957, des poèmes aussi.
le 27 novembre 2022, 277e jour de guerre
L’Ukraine s’est transformée en mon cauchemar. Depuis quelques jours je n’ose plus ouvrir Kiev Independent ou encore les actualités sur la guerre comme sur BBC World par exemple. Je me refuse de penser à nos Kharkiviens actuellement à Kyïv, probablement dans une cave, sans chauffage ni électricité. Je chasse ces pensées et me dis : « Ils nous ferons signe s’ils reviennent. » C’est rationnel, n’est-ce pas ? Mais je ne me fie pas tellement à la rationalité, en fait j’ai peur des gens rationnels. Je ne fais qu’acquiescer docilement de la tête lorsqu’ils avancent que les choses il faut les envisager d’une manière rationnelle. Évidemment qu’ils ne le disent jamais lorsque quelque chose leur arrive à eux. Alors mes contemporains sont enragés, bruyants, crient au secours, supplient, condamnent tout et n’importe quoi. Sur quoi, moi à nouveau en les écoutant j’acquiesce de la tête en disant : « T’as raison. Vous avez raison. » Un trop grand nombre de mes contemporains écrivent et prononcent des philosophèmes et dictons sur des choses qui ne sont pas leurs propres expériences, mais celles des autres. Le registre va de « il s’est trouvé là au mauvais moment, à la mauvaise heure » jusqu’aux excursions dans les plus hautes sphères philosophiques comme « telles sont les circonstances historiques », ou au moins « circonstances sociales » , et chez les plus métaphysiques, « la nature de l’homme est immuable » ou encore « tout est dans les mains du Seigneur ». Ce qui n’est bien entendu pas tout à fait convaincant. Car quelqu’un qui est gay en Amérique et irait prendre un verre dans un bar gay devrait savoir qu’il est possible que quelqu’un le crible de balles d’un fusil automatique. Ou, les Ukrainiens devaient savoir que leurs voisins Russes ont beaucoup de canons et garder à l’esprit qu’ils peuvent à chaque instant échouer affamés pour quelques semaines ou plusieurs mois dans un abri sombre.
Personnellement, ces contemporains me repoussent dans le silence, et le cauchemar en soi me suffit largement. Je suis épuisé. Non seulement je ne peux plus ouvrir quoi que ce soit « d’ukrainien » sur BBC ou dans les pages de Frankfurter Rundschau, j’ai aussi peur d’ouvrir la « rubrique » iranienne et là en plus la chinoise, même si là-bas les peuples se sont hissés contre la tyrannie du clergé ou encore stalinienne. J’essaye de me concentrer sur quoi que ce soit d’autre (la littérature ! la musique !), mais j’ai du mal. Ceux du Kremlin ont secoué mon berceau et je suis tombé au sol tel un nourrisson.
le 30 novembre 2022, 280e jour de guerre
Exactement à cinq heures trente du matin, le programme nocturne de France musique s’interrompt et on entend la voix de la rédactrice Aurélie Moreau, elle souhaite une bonne matinée et met du Claude Debussy. Puis Ravel. De belles pièces légères. Je suis reconnaissant à Madame Aurélie Moreau. Elle a une belle voix apaisante. Elle présente les interprétations du chef d’orchestre Stéphane Denève.
Une demie-heure auparavant, à quatre heures cinquante et une, Kyev Independent a transmis dans les brèves la déclaration du gouverneur de l'oblast Soumi (angl. Sumy) Dmitro Zhivitsky que la veille dans son oblast ont été attaquées les municipalités Krasnopillia, Nova Sloboda, Vorojba et Druzhba. « No casualties are reported. »
Hier m’est par la poste arrivé le nouveau livre La guerre en Europe. L'effondrement de la Yougoslavie et le continent dépassé par les événements. L’auteur en est l’écrivain et journaliste Norbert Mappes-Niediek qui vit en Autriche, à Graz. Il a écrit plusieurs livres sur le malheur final dans l’ancien pays dans lequel je suis né, tout comme d’innombrables articles et analyses. J’ai regardé le sommaire, je regarde le grand titre sur la couverture, Krieg in Europa - il aurait pu être écrit par Egon Erwin Kisch dans les années vingt. L’auteur a probablement écrit son dernier livre sur le sujet auquel il s’est consacré la moitié de sa vie. Car là c’est la vraie Guerre en Europe, là on demande tout de l’Europe.
Lingua quarti imperii. L’autodestruction. À 11h30 Frankfurter Rundschau transmet la nouvelle qu’un certain colonel Bojko s'est suicidé à Vladivostok. Sa veuve dans la lettre ouverte à l’agence de presse News Wladiwostok refuse le mot suicide et exige que dans le cas de son époux soit employée l’expression disant qu’il s’est « lui-même exécuté » (dans le sens de la fusillade). Pourquoi ? Car il s'est tiré cinq fois dessus avec son pistolet, et « non pas dans la tête ».
Les manuels de la médecine légale disent que le suicide par arme à feu se reconnaît par un seul tir. Ce que même moi je sais.
Madame Bojko dit en plus que le suicide de son époux était un message adressé à Vladimir Poutine que les recrues qu’il formait pour la guerre en Ukraine reçoivent des équipements et des armes de faible qualité. Aussi, autant que je sache, quasiment tout suicide est un message. Un message à quelqu’un ou un message à soi-même, sur son état. D’où l’idée à Madame Bojko que le suicide de son époux serait un message adressé directement à Poutine ? Son mari lui aurait-il dit qu’il allait se tuer pour que le Dirigeant l’entende ? Ou est-ce elle qui le déduit ? Elle dit qu’à cause des rapports sur les problèmes des recrues, il avait été exposé au mobbing de la part des officiers supérieurs. Mais exclu qu’il aurait été déprimé à cause de ça en cherchant à s’échapper par le suicide. C’est intéressant que suite à la mort de son époux qui elle, la mort, était muette, là elle discute avec Poutine, publiquement, car mise à part l’agence de presse régionale à l’Extrême-Orient, sa déclaration est transmise aussi par Moscow Times, journal qu’on doit sûrement bien entendre au Kremlin, et encore mieux sur la Place Dzerjinski. En s’adressant à Vladimir Poutine, elle est affectueuse, lui parle avec des mots qu’il aime entendre : la Mère Russie, la Patrie etc. Madame Bojkov a-t-elle maintenant peur pour elle, pour ses enfants ? Poursuit-elle la mission de son époux ? Ou serait-elle sans scrupules en se mettant soudainement à faire une carrière en devenant quelqu’un ? Ou de toute voix déclare-t-elle sa soumission au Dirigeant, ce qui serait l’exemple du « sklavensprache », le parler des esclaves dans le sens de la confirmation déclarative de sa position sociale ? Du parler des esclaves dans cette interprétation de ce qu’est « sklavensprache ». Selon une autre, les esclaves (sujets) parlent de manière à passer en contrebande des contenus illicites, subversifs, messages « chiffrés » mais publics, compréhensibles uniquement par d’autres esclaves (sujets).
Que des points d’interrogation concernant le couple Bojkov. Comme sur ces cinq tirs du colonel. C’est comme si l’on sautait cinq fois par la fenêtre.
Lingua imperii Xi. Forces hostiles. Je lis aujourd’hui que c’est le mot officiel chinois pour les manifestants contre l'isolement brutal des villes à cause de l’infection au Covid. En anglais : enemy forces. Le Monde cite la Commission centrale des affaires légales et politiques du PC chinois sur la répression des activités d’infiltration et de sabotage, et actes illégaux et criminels. Je ne maîtrise pas le chinois, mais selon la traduction on pourrait croire : a) qu'il n’y a pas de sujets d’infiltration, car de quoi, en quoi (la société chinoise ne peut pas « s’infiltrer », se faufiler en elle-même) et b) qu’on dise que les actes criminels sont illégaux (illicites), ce qui sous-entendrait qu’existent aussi des actes criminels légaux : ceux de qui ? Lingua imperii Xi a ainsi évolué en ellipses, en haïkus aux significations ouvertes, paradoxes (les faibles sont forts). La précédente lingua imperii fut là-bas un recueil de sottises de dictons du Grand président pseudo-ruraux du style « Le poisson nage le mieux dans l’eau », « Que des milliers de fleurs fleurissent ».
Ici en passant sur le « sklavensprache »/langue d’esclaves dans le deuxième sens, subversif. Dans l’empire de Xi, sur l’internet chinois des manifestants, les opposants, communiquent en langue et en écriture cantonaise car l’officiel étant le mandarin. Vu que les censeurs ne connaissent pas l’écriture et le statement de ces messages, ils restent sur la toile, sans être supprimés. C’est ce qu’a expliqué la journaliste Jessie Yeung sur le portail du CNN il y a quatorze jours, le 12 novembre. Yeung dit que les jeux de mots échappent aux censeurs mandarins. Ce qui me fait penser au Feral Tribune des années du tuđmanisme. Les journalistes en grande partie écrivaient en splitois, utilisaient le sous-dialecte dalmate, du coup le lecteur croate non-dalmate ne pouvait être sûr s’ils s’expriment avec critique ou humour, jouent-ils avec les mots ou écrivent-ils en provinciaux quelque peu stupides. Ainsi durant les années le gros des lecteurs progressivement apprenait le cantonais.
C’est le jour des nouvelles folles. La République centrafricaine laisse la Fédération de Russie recruter chez elle des mercenaires pour les envoyer sur le front en Ukraine. Les jeunes gens, manifestement désespérés, postulent. Le gouvernement central africain n’a rien contre. Pour s’en débarrasser ? Ou par amour pour l’URSS ?
Qu'est-ce par rapport à ça qu’aujourd’hui de la part d’Alina nous est parvenue de Kyïv la vidéo sur laquelle on voit la scène dans le long couloir où la petite Nika court vers son père qui arrive dans son équipement complet de combat de l’armée ukrainienne, avec le sac militaire dans sa main, et eux s’enlacent. La petite Nika saute sur lui, grimpe sur lui. Ils ne se sont pas vus depuis neuf mois, presque un cinquième de la vie de Nika qui a cinq ans. En nous envoyant cette vidéo la plus intime possible, Alina nous fait un grand honneur. Bien sûr, le père est venu pour deux-trois jours en uniforme, donc c’est avec ce même uniforme qu’il retournera sur le front quelque part dans l'oblast de Kharkiv à la frontière avec la Russie d’où il est originaire. C’est clair, aucun besoin d’explication en voix off. J’étais content que dans le long couloir il y eut de la lumière. Qu'Alina et Nika soient dans la partie de Kyïv où il y a de l’électricité. Pas tout le temps peut-être, mais il y en a. On voyait clairement Nika et chaque trait de son visage.
Pendant que je finis d’écrire ceci en fait nous ne sommes plus aujourd’hui, mais demain, le 1 décembre, 00h55. Sur France musique l’émission avec Les Musiciens du Louvre et Marc Minkowski, troisième suite sur cinq. Émission de François-Xavier Szymczak.
traduit par Yves-Alexandre Tripković
Journal de guerre en Ukraine
est simultanément publié en croate
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