Journal de guerre en Ukraine : 9e semaine
© Grünnif
jeudi 21 avril 2022, le 57e jour de guerre
Là, la guerre dure depuis déjà neuf semaines. Une journaliste qui travaille pour la chaîne radio consacrée à la minorité allemande en Ukraine juste à la frontière slovaque, pour Hessen Radio dit que la première, la grande vague de l’aide humanitaire s’est dégonflée. Là où elle travaille ils poursuivent la distribution de l’aide pour tout le pays alors que les réserves alimentaires et hygiéniques sont de plus en plus maigres. Hier est arrivé le nouveau livre d’Ivan Pripadati ne pripadati (Appartenir ne pas appartenir). Il contient beaucoup de textes que je connais. J’ai de suite plongé dans ceux qui me sont inconnus en savourant son style. C’est un grand écrivain. Ces deux heures de lecture étaient ma première lecture non-ukrainienne depuis le 24 février.
Hier aussi, je suis tombé sur un extrait du stand-up interview de Zoran Milanović face aux journalistes. Horrifiant. Une vulgarité choquante et sans limite aucune couplée d’une forte dose d’agressivité violente, la désintégration du vocabulaire et de toute culture de la prise de parole. Cet homme est psychiquement tombé malade. Lorsqu’il trouve son sujet, aucun moyen d’arrêter sa tirade, la fixation crée le tourbillon et il prononce virtuellement le flux de cette conscience perturbée à l’infini. Son visage est déformé, la mimique correspond au texte vulgaire qu’il prononce et qu’il pense vraiment. De lui, ça fume comme d’une marmite couverte dans laquelle ça bouillonne. C’est tellement désagréable à regarder que j’étais heureux que juste un extrait ait été diffusé. L’autonomie absolue qu’il a en tant que président de la république n’est pas bonne pour lui en tant que personne malade. Situation idéale pour la maladie : les coups de colère ne rencontrent aucune objection et la psychose se répète et accélère. Le blaireau enflammé appelle son Premier ministre.
Erich de Slatina sur Čiovo a appelé soudainement. Après avoir, en connaisseur, tiré le parallèle entre la guerre de Milošević et celle de Poutine et la doctrine militaire soviétique, sur ma remarque que notre guerre était une petite introduction, il s’est lancé et n’a pas cessé de parler de la Bosnie, de plus en plus excité jusqu’à ce qu’il n'ait plus de souffle, bouleversé à l’extrême. Pour le détendre, je l’ai questionné sur son documentaire, là il s’est mis à raconter avec obsession, en s’énervant et à nouveau en long et en large, dans un pur monologue. Il est de plus en plus évident qu’il sombre dans le thème militaire bosnien, comme s’il était dans du sable mouvant. D’ailleurs, de la Bosnie il n’est jamais revenu en Allemagne, il a épousé une Bosnienne, a écrit des milliers de pages sur la Bosnie. Il est resté vivre dans le sujet, en y immigrant pour ainsi dire, mais il vit tout autant dans le trauma, est-ce à cause d’une seule ou de l’ensemble de l’horreur qu’il a vue et vécue cela importe peu. Il y vit depuis pas moins de trente ans, mais le croate il le balbutie juste et ne comprend pas le vocabulaire ou la syntaxe quelque peu plus complexes. Il a dit qu’il allait lire un de mes textes (sur Praljak) à l’aide du traducteur Google. Ce fait surprenant doit avoir un fond psychologique, car il parle sans problème l’anglais, donc il n’est pas un anti-talent linguistique. Trente ans c’est long, et en Allemagne il y va rarement, j’imagine une à deux fois par an, brièvement et pour le boulot.
Par ma réaction sur l’Ukraine, évidemment que je vois à quel point je suis moi-même l’enfant de l’autre guerre, psychiquement et psychologiquement marqué. Alors que pendant pas mal d’années la guerre m’était un chapitre clos. Je pense que cela peut être constaté par les livres que j’ai écrits. Elle n’est mentionnée qu’à quelques endroits et plutôt en marge. Et là, ouille. Tout les capteurs se sont réenclenchés et j’écris ce journal clairement de guerre. Activité qui m’est autrement complètement étrangère.
samedi 23 avril 2022, le 59e jour de guerre
Hier la joie immense, les Ukrainiens de Vodnjan nous font cadeau du chat Jerry, que Slađana appelle Jere. Qu’on vienne demain donc dimanche chez eux à l’heure du brunch pour le récupérer. Que Jere est nerveux, rien ne lui convient alors que chez nous ils le trouvaient toujours d’une excellente humeur. Après l’avoir élevé, après huit ans cela ne doit pas être facile. Slađana remarque qu’avec un enfant et déjà deux chats cela ne doit pas être évident dans un appartement loué.
Mais quel contraste par rapport aux horreurs qui se déroulent en Ukraine. À Marioupol les cadavres dans les rues, mais qui pourrait les déplacer ? Les Russes exercent l’horreur à l’état pur. À l’aide de missiles à longue portée sans aucune raison ils visent des bâtiments résidentiels, juste comme ça. Atteignent un appartement ou deux où alors meurent cinq personnes, y compris un bébé. Où que se trouve l’armée russe, ou où qu’elle ait été, on découvre des fosses communes. On les voit des satellites, ou on tombe sur elles. Déchaînement comme dans les derniers mois de la guerre de Milošević, j’ai vu un tel tas de cadavres fraîchement empilés au bord de la route dès qu’on sort de Sanski Most en allant vers Sasinci. De jeunes hommes en civil, fusillés lors du retrait des Serbes, je suppose juste au cas où. Le patriarche russe salue la guerre russe. La pathologie du sommet jusqu’au socle. L’euphorie nationale et étatique de tueries, du pillage, du viol, de la destruction chez le peuple européen largement le plus nombreux. La Rage (Besnilo, 1983) de Pekić qui alors était l’annonce du délire qu’avait produit Milošević et n’était que de la cruauté pour la cruauté en tant que système et nous on était tous sidérés.
La rage aussi en tant que grotesque. À Moscou ou dans une autre ville, la police a interpellé un jeune homme qui parmi les gens marchait sur le trottoir en portant d’une façon tout à fait discrète au niveau du torse une feuille blanche A4. Dessus en horizontal figuraient deux lignes d’astérisques. Trois au-dessus, quatre en-dessous. Sur la photographie on voit trois policiers se dirigeant vers lui pour l’arrêter.
lundi 25 avril 2022, le 61e jour de guerre
On a passé un petit moment chez les Ukrainiens de Vodnjan, Marko et Oljesa pour récupérer le chat. Ils ont un fils d’environ huit ans qui depuis ses trois ans, suite à une infection, souffre d’un léger trouble de langage. Ça va s’améliorer. Il est dispensé des notes des cours de la langue et de la littérature. À Kosinožići les Ukrainiens et leur cercle se sont à leur date réunis autour d’un barbecue pascal.
Au soir, le résultat des élections en France et en Slovénie. Les électeurs des deux bassins se sont débarrassés des cauchemars Marine Le Pen et Janez Janša. Ce dernier m’importe car après la victoire de Van der Bellen en Autriche les choses reviennent à la normale dans cette partie de l’Europe centrale. En Italie, Berlusconi et Salvini sont réduits à l’opposition, en Autriche est récemment tombé le chancelier Sebastian Kurz et les Libéraux ont perdu la position de co-gouverneurs, alors que pendant des décennies ils avaient le vent en poupe. En moi la politique en Slovénie de Janša provoquait la claustrophobie car nous sommes à vrai dire le même pays - ce n’est que pour l’ensemble Croatie-Slovénie que fonctionne le terme horrifiant « région » -, et la nonchalance et la mesure, la discrétion et l’intimité lui siéent au mieux. D’ailleurs, la gauche libérale slovène des années quatre-vingt m’était le seul phénomène attrayant en Yougoslavie, et par la suite les présidents Kučan et Drnovšek avaient l’authenticité de citoyens-présidents.
mardi 26 avril 2022, le 62e jour de guerre
Les États-Unis commencent à faire ouvertement la guerre contre la Russie. Après avoir été à Kyïv avec le ministre américain des affaires étrangères, le secrétaire américain à la Défense a convoqué les ministres des armées de l’Europe, OTAN ou pas, et de suite annoncé dans son introduction que l’Amérique remuera ciel et terre et l’Ukraine remportera la guerre. La réunion il l’a convoquée à Ramstein, la grande base militaire en Allemagne, la plus grande en Europe probablement, dans les profondeurs de la Rhénanie-Palatinat, où l’armée américaine avait depuis belle lurette constitué son bastion pour la première guerre avec l’URSS. Ramstein peut à peine être pointé sur la carte géographique et ce nom porte tout ce que signifie la force militaire opérationnelle d’Amérique, avec l’OTAN, sans lui, peu importe, c’est-à-dire l’armée américaine plus les alliés, mot qui a ressuscité dans toute son ampleur ces dernières semaines, et nul ne peut dire ne pas le comprendre. Les USA sont maintenant en mode guerre et aux manettes, Berlin ou Paris aux oubliettes, et ceux qui le souhaitent n’ont qu’à se rendre à la base militaire, ceux qui préfèrent ne pas seront fuori muro et sauve qui peut. Ce sont maintenant ces temps nouveaux, ceux de Scholz, ce mot rhétoriquement parfaitement formulé par le chancelier allemand (ou celui qui l’a écrit), Zeitenwende : le renversement du temps. Sur ce renversement, le reset, la réinitialisation, on pourrait écrire pendant des heures et des jours, et il est clair qu’au nom de l’Europe continentale - l’Ukraine est, nous le voyons maintenant, cette Europe continentale par excellence - sont entrés en guerre la Grande-Bretagne, l’Australie et les États-Unis, ainsi que la France tacitement, ses sous-marins atomiques rôdent. Nous sommes en 1939, volens nolens, mais ce renversement n’a pas été décidé par l’Europe délibérative, celle qui dialoguerait, mais par la Russie, quoi qu’elle soit. Un grand moment dans le sinistre, selon moi historique Ramstein est que tous les dirigeants de l’Europe de l’Ouest ont été convoqués par un Américain à la peau noir, un Noir. Qu’il ait dicté ce qu’il va falloir entreprendre par la suite est pour moi un moment fort. C’est que de l’autre côté de la balance est un Juif, ou mieux dit « Juif », Volodymyr Zelensky, d’un métier à demi-méprisé de comédien, rien ni personne pour ces meilleurs racistes blancs et autres cocktails racistes, incluant à ma honte personnelle ceux du cercle académique, où les « collègues » noirs et Juifs ne sont mentionnés que caritativement, car noblesse oblige. Tant qu’ils ne sont pas au cocktail. Je retiens donc Ramstein, sensibilisé, car décomptant en moi les dernières semaines/jours des Ukrainiens dans notre maison, qu’à la fin il va nous falloir expulser, « nous sommes désolés ». Ils sont huit, deux familles y compris trois enfants.
J’avais raison il y a quelques jours. La Pologne est ce sombre objet de désir. Ils ne leur livreront plus le gaz, donc elle n’a qu’à se les geler. Non plus à la Bulgarie, le pays et le peuple qui aiment la Russie comme aucun autre. Le châtiment selon le principe émotionnel c’est la constitution de la Sarmatie, l’Europe slave qui à la fin s’avérera plus grande que la Russie.
mercredi 27 avril 2022, le 63e jour de guerre
Christiane a proposé l’aide de JhJ (Journaliste helfen Journalisten, Les journalistes aident les journalistes) aux Ukrainiens qui nous ont donné le chat. Ils sont dans le journalisme, elle écrit activement des chroniques pour Al Jazeera et CNN. Lui est journaliste de formation, mais travaille dans la sphère des relations publiques, ou quelque chose dans le genre. Je devrais les mettre en relation. Je n’ai pas la force d’être le Père Noël, on se mêle de ce qui ne nous regarde pas et cela gâche la relation.
Au plus profond je ne ressens que de la tristesse. Dans son arrière plan, sur ce socle, est l’aigu sentiment de l’impuissance. J’y nage littéralement, aussi bien dans l’un que dans l’autre. Probablement parce que je travaille depuis des décennies sur l’holocauste, sur les survivants entre autre, je ressens les dimensions de ce qui arrive aux Ukrainiens. Il n’y a pas une once d’une quelconque joie, du défi ou de fierté du fait que nous aidons. À Yad Vashem sont plantés les arbres pour les « justes parmi les peuples », ceux qui au prix de leur vie aidaient certains Juifs à l’époque de l’holocauste. Il n’y a pas plus de deux mois, ce mémorial paraissait unique et définitif si ce n’est pour l’humanité, alors sûrement pour l’Europe. Là, avec l’impudique bestialité massive devant les caméras, en live ou en différé d’une demi heure, ce n’est plus qu’un bosquet. Actuellement en Europe 500 millions de personnes aident directement ou indirectement, et c’est avec une torche qu’il faudrait chercher ceux qui ne le font pas.
Tout cela et à quel point ça atteint la profondeur est démontré par le schisme dans la communauté orthodoxe à cause des atrocités et persécutions massives. L’institution de l’officiel dieu orthodoxe à échoué. L’héritier de Saint Pierre ne réside pas à Moscou. Ce que le kagébéien Vladimir Poutine a inconsciemment parfaitement réalisé, grâce aux vieux réflexes.
Dans Neue Zürcher Zeitung il est écrit que maintenant en Suisse les valeurs de la liberté et de la démocratie valent plus que la neutralité. C’est un retournement centenaire dans un microcosme dont, vu sa petite taille, la priorité avait toujours été de préserver sa société de la « grande histoire ». Maintenant la Suisse cherche les chemins pour faire passer à l’Ukraine de l’armement sans bafouer son principe de neutralité. Ce qui signifie qu’en Ukraine et avec elle se produit quelque chose de fondamental. La civilité se défend avec des armes. De l’avoir lu je le dois au journal de Vienne Der Standard. Je connais un des rédacteurs qui l’avait fondé, on était au café et il était comme nous tous de Bulgarie, Slovénie, Croatie. Aujourd’hui c’est un journal lu par toute l’Europe centrale jusqu’à dans les profondeurs des Balkans, et je suppose bien plus loin encore. Alors qu’il est plus de gauche que quoi que ce soit d’autre, mais fortement concentré sur la culture, et la culture du feuilletonisme : rien ne peut y être compris sans la culture autricho-viennoise et sa tradition en tant que base de lancement. Der Standard est de la poétique du héros faible, car qu’est Vienne après tout en comparaison aux méga-perspectives amplifiées - et même de Münich. Mais les chiffres de lecteurs sont frappants, des centaines de milliers, des millions d’heures de lecture - l’Autriche n’a pas tant d’habitants, donc… La monarchie habsbourgeoise ou quoi ? En Allemagne ce journal est littéralement inconnu. Dans une facture ancienne, il est rédigé par quelques journalistes, tous des signatures, ce qui est la raison d’être culturelle du journalisme (du café, urbain) tu ne peux mieux. Jutarnji list de Zagreb ne peut se venter que d’avoir plus de commentateurs.
traduit par Yves-Alexandre Tripković
Journal de Guerre en Ukraine
est simultanément publié en croate
sur les pages du magazine politique et culturel en ligne Forum TM