L’éditrice au fusil
Anetta Antonenko
Anetta Antonenko est assise dans son appartement à Kyiv, avec ses deux chats et des provisions pour tenir deux semaines. S’il le faut, l’éditrice est prête à défendre sa patrie avec son fusil. Rapport du front.
Il y a quelques années, j’étais à Paris et me suis rendu au Salon du livre où se rencontrent les éditeurs du monde entier. Officiellement, j’y étais pour présenter la traduction française de ma biographie de Clarice Lispector, mais en passant j’y étais aussi pour une mission secrète. Je souhaitais rencontrer les éditeurs ukrainiens pour que Lispector puisse être lue aussi dans le pays où elle est née. Il y a précisément cent ans avec se famille elle a fui son pays, par les mêmes chemins et routes par lesquels les réfugiés quittent aujourd’hui leur pays.
À l’époque, je ne connaissais aucun éditeur ukrainien. Et je n’étais pas agent littéraire pour savoir comment y procéder. Je n’avais que le sentiment que cela était important, et quand j’ai finalement trouvé une solitaire éditrice ukrainienne, une femme entre deux âges, au nom d’Anetta Antonenko, j’ai tenté de lui raconter mon histoire.
Que Clarice Lispector était la plus grande écrivaine moderne de Brésil, voilà ce que je lui ai raconté. Elle était tellement brillante, si magnétique, que ses compatriotes la nomment « princesse de la langue portugaise ». Et ce fier symbole de la culture brésilienne est né en Ukraine. « C’est une question de fierté nationale, que de réparer l’injustice historique en la faisant revenir dans son pays natal », lui ai-je dit.
Nous devions avoir l’air d’un couple comique. Je suis quasiment deux fois plus grand qu’elle. Aucun ne maîtrisait vraiment la langue de l’autre. Mais à cette façon magique qui parfois se produit entre les gens prédestinés les uns aux autres, nous nous sommes compris.
Peu après, Anetta se mise à publier l’œuvre de Clarice. Entre-temps, elle à publié trois de ses romans et s’est mise à travailler sur l’édition ukrainienne de La passion pour G. H. En outre, elle publie les œuvres de Bataille, Lorca et Borges. Et c’est justement cette semaine qu’elle devrait recevoir la traduction de ma biographie de Susan Sontag.
Il y a quelques semaines, elle m’a écrit que son père était soldat et sa mère médecin. « Je sais comment tirer et je sais comment soigner. » Là, cette agréable femme érudite est assise dans l’appartement d’un quartier jadis calme, à moins de trois kilomètres de la gare de Kyiv. « Je suis dans mon appartement », avait-elle dit lorsque ce weekend nous avions communiqués sur WhatsApp. J'ai avec moi mes deux chats et je ne veux pas me cacher. Je refuse d’avoir peur dans mon propre pays. C’est pourquoi je travaille autant que je peux. Le travaille offre la protection. »
Elle a des provisions pour tenir dix à quatorze jours - un mois de la nourriture pour chats. Et comme des millions de civils elle possède un fusil. Lorsqu’elle avait vingt ans, son père lui a apprit comment tirer, et même si au mois de janvier elle a eu soixante ans, contrainte, elle serait prête à se servir de son arme. « Je ne crains pas le combat. Mais je pense que les mots importent tout autant à notre combat. J’ai reçue beaucoup de soutien de la part des éditeurs, agences littéraires, écrivains, traducteurs, ambassades, fondations. Je fais de mon mieux pour que la parole sur notre situation pénètre l’extérieur de notre pays. »
À une époque elle s’est mise à publier exclusivement en langue ukrainienne, lorsqu’au pays majoritairement bilingue la littérature n’était disponible qu’en langue russe. Comme nombreux de sa génération elle parle couramment le russe. « L’Ukraine faisait partie de l’Union soviétique et était la plus instruite. Nous, et non pas les Russes étions la nation qui lisait le plus de livres. Ma sainte conviction est que la nation est sa langue. Lorsque la Russie a débarqué chez nous et a occupé la Crimée et le Donbass, j’ai décidé que la meilleure manière d’aider mon pays était de publier des livres en langue ukrainienne. »
Benjamin Moser
est journaliste et écrivain,
qui paraîtra en France aux éditions Christian Bourgois à l’automne 2022
Initialement publié en anglais dans l’hebdomadaire américain The Nation,
puis en allemand dans Frankfurter Allgemeine Zeitung le 2 mars 2022
Traduit par Nenad Popović et Yves-Alexandre Tripković
La maison d'édition
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