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Photo du rédacteurGuy Spielmann

La comédie ragusaine au tournant des XVIIe et XVIIIe siècle : un faux air de Molière


Gravure de la deuxième édition parisienne en 1716 du Médecin malgré lui.







XVIIe au XVIIIe siècle, ont été considérées comme des œuvres épigonales, des traductions élargies ou retravaillées avec désinvolture, des localisations provinciales du patrimoine français « central ». Ce n'est donc pas un hasard si les noms de ces auteurs de Dubrovnik ont ​​été perdus, si leurs comédies sont rarement commentées, publiées ou jouées en Croatie.

Aujourd'hui, force est de constater que les « moliérades » sont une preuve de l'originalité et de la vitalité de l'ancienne Raguse, car elles écrivent le caractère et l'époque de leur ville en référence aux conventions théâtrales européennes, se révélant être un important vecteur de communication et de reconnaissance du monde. « Même si l'ombre de Molière plane indéniablement sur elles, ces comédies méritent d'être appréciées en tant que telles, et en tant que reflet d'une civilisation multiculturelle où se mêlaient des courants slaves, italiens et français dans une harmonie tout à fait originale» (Guy Spielmann, préface). Le livre du traducteur et éditeur Nicolas Raljević, les renvoyant à la langue et à la culture qui les ont inspirées, prouve leur longévité, leur force et leur nouvelle pertinence.

Miloš Lazin



*



On sait que Molière, déjà de son vivant, a pu voir son œuvre « diffusée » bien au-delà de la scène du Petit-Bourbon puis du Palais-Royal, où il jouait ses comédies depuis que le roi avait confirmé sa protection. Ce principe est à prendre au sens large, à une époque où le droit d'auteur n'existait pas, et où tout un chacun pouvait s'approprier et faire publier sous son propre nom un texte dramatique écrit par un autre. Dès qu'il eût composé et monté sa première véritable comédie, Les Précieuses ridicules (18 novembre 1659), Molière se rendit compte à quel point une pièce—surtout si elle avait du succès—était vulnérable à ce qui était alors un larcin tout à fait acceptable. Aussi commence-t-il la préface de la première édition par ce lamento : « C'est une chose étrange qu'on imprime les gens malgré eux. Je ne vois rien de si injuste, et je pardonnerais toute autre violence plutôt que celle-là. » C'est donc contre sa conviction—une comédie ne vaut qu'en tant qu'elle est jouée, « à la chandelle »—qu'il se voit réduit à la faire publier, étant « tombé dans la disgrâce de voir une copie dérobée […] entre les mains des libraires, accompagnée d'un privilège obtenu par surprise. »

Dans les confins du royaume, il pourra par la suite garder la main sur ses œuvres; mais assez vite, vu le rayonnement culturel de la France à cette époque, elles se retrouvent à l'étranger, sous leur forme originale dans les contrées de langue française, et celles qui abritent une large communauté francophone (notamment les Huguenots exilés après la révocation de l'Édit de Nantes en 1685), voire dans les poches de francophilie, nombreuses chez les élites à travers toute l'Europe et jusqu'en Russie. Reste un très large public potentiel pour des versions traduites et, dans une certaine mesure, « adaptées ». Dans certains cas, on donne ces textes comme étant ceux de Molière, plus ou moins fidèlement rendus dans la langue du cru; mais c'est aussi un usage pleinement admis à l'époque que de se les approprier, sous un titre modifié le plus souvent, sans explicitement reconnaître l'auteur, sauf parfois au détour d'un paratexte (préface, épître au lecteur) où l'on avoue lui devoir quelque chose. Un exemple parmi tant d'autres : la dramaturge britannique Susanna Centlivre (1699-1723) fit jouer sous son nom, et avec beaucoup de réussite, plusieurs pièces reprises tout ou partie de celles de confrères d'outre-Manche. The Gamester (1705), par son titre même, révèle sa filiation avec Le Joueur (1695) de Regnard ; The Platonick Lady (1706) reprend sans en faire cas plusieurs scènes d'Attendez-moi sous l’orme (1694) de Dufresny ; et qui devinerait que Love's Contrivance (1703) cache L'Amour médecin de Molière ?

Jusqu'à l'avènement du Romantisme, autour des années 1830, on ne considère pas qu'un auteur doive faire preuve d'originalité radicale : prendre chez les autres des sujets, des scènes, des personnages ou des schèmes dramatiques est une pratique ordinaire, attendue. L'important, c'est ce qu'on en tire. Molière ne fit pas exception, et on pouvait s'attendre à ce que d'autres s'emparent de ses œuvres à leur profit, mais aussi pour les rendre accessibles à leur public ainsi qu'aux comédien.ne.s chargé.e.s de les représenter, qui ne disposaient pas toujours des moyens logistiques de Molière.

Ilija Kuljaš et Andro Stitikeca, « drôleries » (smješnice) probablement jouées à Raguse (l'actuelle Dubrovnik en Croatie) au début du XVIIIe siècle, dont Nicolas Raljevic nous propose ici la traduction, illustrent remarquablement ce phénomène de circulation de la matière moliéresque hors de France. J'insiste sur ce vocable de « circulation », plutôt qu'« adaptation ». Je milite depuis des années pour circonscrire le terme d'« adaptation », aujourd'hui abusivement employé pour désigner tout ce qui peut séparer deux œuvres dont l'une démarque manifestement l'autre. Je limiterai donc le phénomène aux opérations qui visent à mieux intégrer un objet artistique à un contexte autre que celui de son apparition première. Lorsqu'on veut traduire une œuvre littéraire ou dramatique dans une autre langue, par exemple, on se heurte très rapidement à l'obstacle de tout ce qui, dans le texte, n'est pas purement linguistique, c'est-à-dire ce qui relève du domaine de la référence. Même une phrase « simple » comme « La jeune femme mange une pomme » (du genre qu'on utilise souvent comme modèle en linguistique) pose le problème du statut de la pomme ; car si l'on peut vouloir imaginer que la plupart des langues du monde possèdent un mot pour désigner ce fruit, on doit reconnaître que celui-ci n'a pas la même valeur référentielle, ni le même pouvoir d'évocation dans tous les contextes géographiques et culturels. D'une grande banalité ici, la pomme sera ailleurs une denrée rare, voire exotique. On se posera alors la question si une traduction mot à mot, si tant est qu'elle soit possible (« pomme » = apple en anglais, mela en italien, etc.), rend correctement la valeur référentielle du terme d'origine, ou s'il faut « adapter » la phrase en choisissant un autre nom de fruit.

C'est encore plus flagrant avec les noms propres, de personnes et de lieux : ainsi les patronymes « Ilija Kuljaš » et « Andro Stitikeca », qui donnent leur titre à nos deux comédies. Par définition, un nom propre est intraduisible : soit on le garde tel quel, quitte à le modifier très légèrement (« Анна Каренина » devient « Anna Karénine »), soit on y substitue un nom complètement différent, mais qui va sembler familier au spectateur ou au lecteur. Même si Ilija Kuljaš reste, on va le voir, assez proche du Bourgeois gentilhomme de Molière, nommer le héros « Monsieur Jourdain » aurait provoqué un parasitage certain auprès du public ragusain, désignant la comédie comme « française », et obligeant l'auteur à la situer dans le royaume de France, ce qui aurait entraîné toutes sortes de problèmes référentiels, et surtout installé un décalage potentiellement gênant. Il a donc gommé tout ce qui pouvait indiquer ou suggérer que l'action se situe ailleurs que là où la pièce est jouée, et pour ainsi dire « nationalisé » les personnages en leur assignant des patronymes à forte couleur locale (Jela à la place de Madame Jourdain, Anica pour Dorimène, Frano pour Dorante, Luko pour Cléonte), mais qui parfois font écho à l'original (Lukrecija pour Lucille, Nikoleta pour Nicole). Quant à Kovjelo, c'est moins une version croate de Covielle qu'un retour aux sources italiennes de Molière. Cette volonté de relocalisation est encore plus nette dans Andro Stitikeca, où il est mentionné que « La scène est à Dubrovnik dans la rue Profonde. »

Précisons-le d'emblée : la démarche qui mène des textes de Molière aux textes ragusains n'a rien de linéaire, bien au-delà de l'adaptation au contexte linguistique et socio-culturel du cadre de leur réception, et bien sûr de la traduction du français en croate. De toute évidence, l'auteur, bien que désireux d'exploiter la matière moliéresque, ne se sentait aucunement contraint à en respecter l'intégrité. Libre à lui, donc, de retrancher ce qui lui semblait superflu pour réduire Le Bourgeois gentilhomme à trois actes, mais aussi à ce qui était jouable sur place, sans les moyens musicaux et chorégraphiques considérables mobilisés pour la création du Bourgeois en milieu curial (première à Chambord devant Louis XIV en 1671).

Mais, à y bien regarder, Ilija Kuljaš n'est pas une simple « réduction » du Bourgeois ; car l'auteur y introduit un personnage absent chez Molière, Pulicinella, et partant, ajoute des scènes où celui-ci intervient et, notablement, s'exprime en dialecte italien (que Nicolas Raljevic, judicieusement, reproduit tel quel, avec une traduction en note). Si la structure narrative d'ensemble (la fabula) de Ilija Kuljaš correspond à celle du Bourgeois, l'intrigue s'y retrouve seulement en discontinu, avec des scènes intercalées de deux types différents, chacune avec une fonction propre. Le premier type est une « scène de raccord » (par ex. I, 4) qui permet d'assurer la continuité narrative compromise par l'omission d'une partie substantielle du texte moliéresque. Le second type, les scènes impliquant Pulicinella, sans équivalent dans Le Bourgeois, ramènent l'œuvre vers la commedia dell'arte, probablement moins parce que celle-ci est déterminante dans la dramaturgie moliéresque qu'en raison de sa présence dans le contexte culturel ragusain, très fortement marqué par les rapports avec sa voisine et rivale vénitienne (entre 1205 et 1358, la cité-état de Raguse était même passée sous le contrôle de la Sérénissime). L'italien n'y était pas vraiment une langue étrangère, et le public aurait sans doute même trouvé bizarre qu'un tipo comme Pulicinella s'exprime en croate.

Contrairement à Kovjelo / Covielle, personnage francisé, Pulicinella conserve les caractéristiques du zanni, évidentes dès sa première apparition (I, 3), où il commence par se plaindre amèrement auprès de Frano de ne pas avoir assez à manger, et finit même par croquer des sauterelles. Lorsqu'il reparaît un peu plus tard, c'est pour se lamenter de nouveau de son état de faiblesse induit par la faim : « Son tre zorni che non ho mangiato niente ; proprio mi sento di voglia di mangiare un piatto di maccaroni, quindeci para di pernici : e quando penso che non agio neanco nà pagnota de pane, me vene nò deliquio. » Au début de l'acte II, il a manifestement pu assouvir au moins une de ses passions, vu qu'il se présente en état d'ébriété, ce qui lui vaut peu après (II, 4) d'être battu par son maître.

L'auteur de Ilija Kuljaš reprend ainsi un schéma propre à la commedia dell'arte, qui consiste à faire alterner des scènes qui font avancer l'intrigue, et d'autres, où les tipi comiques font leur numéro et déploient des lazzi sans incidence sur le déroulement de l'histoire—des « scènes à faire » que Molière avait progressivement minimisées dans ses comédies, s'il ne les avait pas complètement supprimées1. Celles-ci reposent sur une série de gags où domine l'humour physique : à l'acte III, après deux scènes qui démarquent Le Bourgeois (IV, 1-2), Pulicinella fait son retour, les mains badigeonnées de noir, on ne sait trop comment ni pourquoi ; et, en expliquant à Kovjelo comment il va noircir Nicoletta en prétendant la caresser, pour se venger d'avoir été rejeté, il se passe les mains sur le visage, et se retrouve donc lui-même « barbouillé2 ».

On trouve donc dans Ilija Kuljaš des scènes qui ne correspondent à rien chez Molière, et d'autres ostensiblement reprises du Bourgeois, parfois à la réplique près, mais considérablement abrégées et avec de menus ajustements. Par exemple, c'est Frano qui suggère à Kovjelo de se « déguiser à l'arménienne », alors que c'est Covielle lui-même qui prend l'initiative de se costumer, et bien sûr en potentat turc ; quant au mari présomptif, dans Ilija Kuljaš, c'est « le fils du roi de Mangarlija » (c'est-à-dire la Colchide), et il est question d'élever le bourgeois au rang de « Mamalouk ». On voit dans le détail comment l'auteur a « adapté » le texte de Molière tout en cherchant à le suivre d'aussi près que possible. Kovjelo explique ainsi à Ilija :


Eh, le fils du roi de Mangarlija et il veut être votre gendre. J'ai marché avec lui dans la ville, quand il a vu votre fille à la fenêtre, il a dit : acciam krok, ce qui veut dire, car je comprends sa langue : Qui est cette belle jeune fille là-haut ?


À comparer avec la réplique équivalente de Covielle :


Acciam croc soler ouch alla moustaph gidelum amanahem varahini oussere carbulath, c'est-à-dire ; « N'as-tu point vu une jeune belle personne, qui est la fille de Monsieur Jourdain, gentilhomme parisien ? »


Là où les deux comédies divergent sensiblement, au point même de changer de sens, c'est sur le dénouement. Tout d'abord, c'est Pulicinella qui dirige la pseudo-cérémonie d'intronisation, prenant ainsi le rôle dévolu par Molière au Mufti—rôle initialement tenu par Lully. Tandis que la scène IX de la comédie ragusaine débute de manière très similaire aux scènes 2-5 de l'acte V du Bourgeois (avec la conclusion des mariages désirés, auquel Jourdain consent), elle se termine par une révélation :


FRANO : Luko, révèle-toi, il n'est plus besoin de se dissimuler. (Ici, il enlève ses moustaches et le reste.)

LUKO : J'ai eu du mal à attendre jusque-là, ne pouvant déclarer à ma bien-aimée combien je suis heureux de la voir sans douter qu'elle soit ma fiancée.

ILIJA : Comment, comment ? Qu'est-ce que c'est ?

TOUS : Allons à la noce, allons à la noce.

ILIJA : Alors je ne suis pas non plus mamalouk ?

TOUS : Allons à la noce, allons à la noce.

ILIJA : Voilà, il me manque tout ce à quoi j'ai pensé, c'est donc pour lui. Allons à la noce : j'apprendrai à mes dépens qu'une chose qui n'est pas pour quelqu'un ne lui revient pas, et, qui grimpe haut tombe d'autant.


Ilja se trouve donc désabusé, prenant soudain conscience qu'il a été dupé, et que sa dignité de « Mamalouk » est illusoire ; mais il s'y résigne de bon cœur et clôt la pièce par une maxime qui fonctionne comme la moralité d'un conte.

On est ici au antipodes de la conclusion de Molière, qui donnait le dernier mot à l'intrigant Covielle, un commentaire adressé au public—« Si l'on en peut voir un plus fou, je l'irai dire à Rome »—tandis que Jourdain, lui, demeurait convaincu d'avoir enfin atteint son but. Fou, peut-être, mais en tout cas pleinement épanoui dans sa conviction d'être enfin « de qualité » ; et le spectacle se poursuivait par un long ballet dans une ambiance joyeusement festive.

Critiques et exégètes ont copieusement glosé sur ce final qui, contrairement aux attentes, ne débouche pas sur un retour au réel aussi douloureux qu'humiliant pour le personnage principal. Dans la réalité qu'il s'est construite, le bourgeois triomphe : il est parvenu à devenir gentilhomme. Ses yeux seront-ils un jour décillés ? Molière a bien pris garde de ne pas fournir d'indice pour que le spectateur puisse l'imaginer, ménageant une ambiguïté qui fait en partie le prix de sa comédie, et que l'auteur ragusain « aplatit » en nous montrant un ambitieux déconfit et philosophe.

Si, incontestablement, Ilija Kuljaš doit beaucoup au Bourgeois gentilhomme, en intégrant nombre de fragments du texte de Molière et en reprenant très généralement le déroulement de l'intrigue, on constate donc au final des différences assez considérables à presque tous les niveaux. Outre que les marqueurs de francité ont été effacés et les ballets supprimés, les scènes qui font intervenir Pulicinella tirent la pièce ragusaine vers la commedia dell'arte, au détriment de l'unité narrative. Surtout, le dénouement, au tout dernier moment, infléchit le sens à donner à cette comédie vers une moralité plutôt conventionnelle. Disons que l'auteur ne s'est pas contenté de transformer le Bourgeois gentilhomme ; il a composé une comédie ragusaine en réutilisant là où cela lui semblait opportun des éléments tirés de l'œuvre de Molière, sans manifestement se soucier d'une quelconque « fidélité à l'original ». D'ailleurs, en prenant pour titre non pas un descripteur mais un patronyme, et a fortiori un patronyme croate, cet auteur limite l'identification entre les deux comédies : il faut déjà bien connaître le texte de Molière pour se rendre compte des liens de parenté, qui ne sont jamais explicitement signalés.

Avec Andro Stitikeca, la configuration n'est que superficiellement semblable. Certes, on retrouve le principe du titre patronymique à consonance croate3, et, dès la première scène, un air de familiarité évidente : l'homme qui fait le compte de ses frais médicaux et pharmaceutiques se présente comme une copie more dalmatico de l'Argan de Molière. La deuxième scène, où Andro rabroue sa suivante, semble le confirmer : nous voici en présence d'un décalque du Malade imaginaire. Impression pourtant dissipée dès la troisième scène, qui fait intervenir deux personnages d'amoureux, Gono et Anica, évoquant un mariage empêché par la volonté d'un père. Si un air de familiarité subsiste, c'est avec une toute autre pièce : la scène entre Gono et Anica démarque en effet, sous une forme extrêmement simplifiée, celle qui ouvre L'Avare, entre Valère et Élise. La suivante, entre Anica et son frère Frano, correspond effectivement à celle qui suit dans L'Avare, entre Élise et Cléante. Et lorsqu'Andro revient pour disputer son valet Kožica, on retrouve presque exactement l'altercation entre Harpagon et La Flèche. Et de fait, plus rien ne viendra rattacher Andro Stitikeca au Malade imaginaire.

Là encore, néanmoins, le principe d'une traduction, assortie de quelques mesures d'adaptation au contexte ragusain s'avère caduc. D'abord Andro, le personnage-titre, s'exprime dans un sabir italianisant ; si, sans surprise, il tutoie ses domestiques, ceux-ci le tutoient en retour, ce qui eût été impensable sur une scène française, de même que la violence crue de l'échange et le geste obscène qui la ponctue :


KOŽICA : Chancre parmi tous les avares !

ANDRO : De qui parles-tu ?

KOŽICA : Des avares.

ANDRO : Et qui sont ces avares ?

KOŽICA : En quoi cela t'importe-t-il ?

ANDRO : Je veux savoir à qui tu parles.

KOŽICA : Je parle... je parle à mon chapeau.

ANDRO : Prends garde, que je n'en colle pas une à toi et à ton chapeau !

KOŽICA : Tu as oublié de regarder ici. (Il lui présente son derrière.)


Comme je l'ai dit à propos de Ilija Kuljaš, cette tonalité ressort bien plus à la commedia dell'arte qu'aux grandes pièces de Molière.

On note également qu'après deux scènes imitées du Malade imaginaire, et trois de L'Avare, l'auteur en intercale deux qui ne doivent plus rien à Molière, avant d'embrayer de nouveau sur L'Avare (I, 8 dans Andro correspond à I, 4 chez Molière). Pourtant, le parallèle est loin d'être constant. Annonçant à ses enfants son intention de se marier, Andro ajoute à l'intention d'Anica : « Ma fille, […] je te donnerai au seigneur Jerko Vižigalić », de même qu'Harpagon informe Élise qu'il la « donne au seigneur Anselme ». Or il n'est plus jamais question de ce Jerko Vižigalić, tandis que dans L'Avare, Anselme fera effectivement son entrée (V, 5), servant même de deus ex machina lorsqu'il dévoile sa véritable identité, Dom Thomas d'Alburcy, père de Marianne et de Valère.

Ce rôle, dans Andro Stitikeca, est tenu par Niko, oncle de Gono (=Valère) et Marija (=Marianne), qui apparaît beaucoup plus tôt (I, 10) pour négocier directement le mariage de sa nièce avec Andro, lequel accepte de la prendre sans dot ; mais dans L'Avare, c'est Anselme qui consent à épouser la fille d'Harpagon, Élise, « sans dot »—formule que l'avare répète obsessionnellement. Alors que les personnages d'Ilija Kuljaš correspondent tous de manière univoque à ceux du Bourgeois gentilhomme (à l'exception de Pulicinella), l'auteur ici non seulement puise à des sources diverses, mais crée des personnages composites (Andro est à la fois Argan et Harpagon, Ždero Maître Jacques et La Merluche) à qui il attribue des traits certes trouvés chez Molière, mais sans respecter la cohérence de leur distribution d'origine. Le schème du mariage sans dot, par exemple, se trouve réassigné au personnage principal, et c'est parfois une réplique qui change d'énonciateur ou d'énonciataire : « Ta seigneurie a raison, perchè non si deve viver per mangiar, ma mangiar per vivere », dit Gono à Andro (II, 5), écho de Valère faisant mine de conseiller la frugalité au maître d'hôtel (III, 1) :


Apprenez, Maître Jacques, vous, et vos pareils, que c'est un coupe-gorge, qu'une table remplie de trop de viandes; que pour se bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu'on donne; et que suivant le dire d'un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger4.


Lorsque Ždero est mis au pied du mur par Andro, il y trouve l'occasion de se venger de Kožica, qu'il accuse d'avoir dérobé la précieuse cassette pour le compte de Gono (III, 11) ; dans L'Avare, en revanche, Maître Jaques incrimine directement Valère.

En dépit de telles divergences et d'une réduction assez drastique du volume textuel, on pourrait d'abord croire que l'intrigue d'Andro Stitikeca colle généralement à celle de L'Avare ; mais l'auteur multiplie les scènes qui n'ont aucune contrepartie chez Molière, et met en scène une confrontation entre Andro et Gono qui, prenant prétexte de ce que le vieil homme se soit rétracté du mariage avec sa cousine, vient lui proposer sur un ton excessivement doucereux de régler le différent « civilmente » et lui demande de choisir une épée—« Pour que nous nous tranchions la gorge l'un l'autre ». Le spectateur qui connaît un peu son Molière aura immédiatement identifié la scène XVI du Mariage forcé entre Alcidas et Sganarelle. C'est donc une troisième comédie qui se trouve mise à contribution dans ce qui finit par ressembler à un centon dramatique, un patchwork de scènes et de répliques librement réassemblées par un auteur qui n'a manifestement pas pour objectif de rendre en croate une œuvre particulière de Molière.

Il convient encore d'examiner le dénouement, composante cruciale pour la signification d'une pièce et pour sa tonalité, l'impression qu'elle laisse finalement au spectateur et au lecteur. À l'antépénultième scène, Niko—dont on pouvait croire qu'il correspondait peu ou prou à l'Anselme de Molière—vient annoncer à l'avare Andro qu'il pense récupérer son bien, mais fixe des conditions pour la restitution de la cassette : qu'il laisse ses enfants se marier selon leur désir (ce à quoi Andro consent volontiers—tant que cela ne lui coûte rien), mais aussi qu'il rétrocède pour les frais de la noce un des dix sacs de sequins contenus dans le coffre volé. Devant le refus outré du pingre, Niko entame alors une négociation serrée et finit par obtenir gain de cause. Lorsque la cassette réapparaît quelques minutes plus tard, Andro s'émeut pourtant de n'y trouver que neuf sacs sur dix, mais après de faibles protestations il accepte la situation et assiste sans presque plus rien dire à la conclusion des mariages (Marija et Frano, Anica et Gono, Marica et Ždero), orchestrée par Niko, qui prononce la toute dernière réplique.

Dans L'Avare, en revanche, Harpagon non seulement récupère sa cassette « saine et entière » (et donc l'intégralité de son bien), mais il persiste à soutenir qu'il n'a « point d'argent à donner en mariage à [ses] enfants » ; et c'est lui qui obtient qu'Anselme paye pour les noces, et même lui fasse faire confectionner un habit neuf pour l'occasion. Pour bonne mesure, Harpagon charge également Anselme de régler les honoraires du commissaire qui avait dressé le procès-verbal du vol, et réclame son dû. Anselme, décidément grand seigneur—car, on l'a appris quelques scènes plus tôt (V, 5), sous ce nom ordinaire se cache Dom Thomas d'Alburcy—consent à tout payer, trop heureux d'avoir retrouvé ses enfants : « Allons vite faire part de notre joie à votre mère » conclut-il, indifférent à cette accumulation de dépenses. Et c'est à Harpagon qu'il revient de prononcer l'ultime réplique : « Et moi, voir ma chère cassette. » Si les jeunes arrivent à leur fins en dépit de l'opposition initiale du père obsédé par l'argent, ce dernier n'a subi aucun préjudice et surtout n'a aucunement été détourné de sa manie. Peu lui importe au fond qui épouse qui, à partir du moment où cela n'affecte pas ses finances.

Comme dans Ilija Kuljaš, le dramaturge ragusain propose dans Andro Stitikeca une conclusion antithétique à celle de Molière, en mettant en scène des héros qui sont humiliés et en quelque sorte « punis » de leur travers.

J'en reviendrai donc à ma thèse initiale selon laquelle c'est une erreur de considérer ces textes comme des « adaptations », en s'attachant seulement à deux composantes : le déroulé narratif au sens le plus large, et des fragments repris tels quels, simplement traduits. Cela équivaudrait à n'y voir que de pâles ersatz de celles de Molière, ce qui serait inexact.

Considérons plutôt ces pièces ragusaines comme des œuvres sui generis : des comédies en prose, en trois actes, au personnel dramatique local, mais qui traitent de thèmes universels et s'attaquent à des défauts intemporels. Du mitan du XVIe siècle jusqu'à la Révolution, le mariage forcé ou contrarié fut le moteur de la quasi-totalité des comédies jouées en Europe : on ne voit pas pourquoi il en eût été autrement sur la côte dalmate ! Pour traiter son sujet, l'auteur a cherché des modèles, ainsi que procédaient alors tous ses confrères, non pas pour copier platement une œuvre existante, mais pour se prévaloir d'un matériau éprouvé, et ne pas avoir à réinventer la roue. Or, à cette époque, en matière de comédie, Molière constituait la valeur sûre par excellence, en France ou ailleurs, et il semble logique de s'être tourné vers lui. Molière lui-même n'avait-il pas démarqué l'Aulularia de Plaute dans son Avare ? Suffisamment éduqué pour connaître les travaux du Français, l'auteur ragusain n'ignorait sans doute pas ceux du Romain ; mais par un effet que j'appelle « cristallisation », c'est le premier qui, en fin de XVIIe siècle, s'était définitivement substitué au second au titre de modèle à émuler. Pour autant, le Ragusain ne s'est pas senti tenu de respecter scrupuleusement les comédies de Poquelin dans leur intégrité : ce sont des gisements où il prélève des matières premières où cela l'arrange, quitte à dépecer l'original et à élaborer une seule pièce à partir de trois sources sans rapport l'une avec l'autre.

S'il faut ébaucher un portrait de la comédie ragusaine à partir d'Ilija Kuljaš et d'Andro Stitikeca, on ajoutera que l'auteur montre un souci évident de mettre en scène le « vice puni », contrairement à Molière qui excelle dans l'ambiguïté des leçons à tirer. Par ailleurs, le milieu socio-culturel où ces œuvres furent écrites et jouées se manifeste par le multilinguisme, et notamment par l'influence italienne. Le résultat apparaît comme résolument inclassable selon les critères habituels de l'histoire littéraire et dramatique : certes inspiré par Molière, mais bien moins « réglé » que la comédie moliéresque ; empreint de commedia dell'arte sans s'y assimiler, avec une tonalité balkanique propre qui ne doit rien aux cultures avoisinantes.

Même si l'« ombre de Molière » plane indéniablement sur elles, ces comédies méritent d'être appréciées en tant que telles, et en tant que reflet d'une civilisation multiculturelle où se mêlaient des courants slaves, italiens et français dans une harmonie tout à fait originale.


Guy Spielmann

Georgetown University (Washington, États-Unis)





¹ Un troisième type, dit « botta et riposta », met en scène les amoureux, engagés dans un joute verbale brillante où ils échangent des pointes. Shakespeare s'en est fait une sorte de spécialité, dans des comédies comme Much Ado about Nothing (Benedick et Beatrice) ou The Taming of the Shrew (Petruchio et Katherine), alors que Molière l'utilisa peu.


² Écho peut-être de La Jalousie du barbouillé, un des tout premiers textes attribuables à Molière, très proche encore de la commedia dell'arte ?


³ Même si en l'occurrence Nicolas Raljevic suggère que ce nom fantaisiste renvoie à l'italien Stitichezza (constipation).


⁴ Cette maxime, on le sait, provient de Cicéron (Rhétorique à Herennius, IV, 38): Esse oportet ut vivas, non vivere ut edas. Il est à noter que l'auteur ragusain, sans aller jusqu'à citer le texte latin, choisit néanmoins de singulariser la phrase en la donnant en italien.







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