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Photo du rédacteurAna Miloš

La Forêt (extrait)








Les arbres sont la seule chose qui me retienne à la terre ; non pas par leurs racines, mais par leur silence. Saša et moi profitions de ce silence depuis sept jours. Je me suis éloigné de tout le monde, j’ai déménagé, pour être plus précise, dans un chalet à quarante kilomètres de la ville, pour trouver la paix à laquelle j’aspirais depuis mon accouchement. Mon bébé a un mois et beaucoup m’ont répété que je ne devais pas aller dans la forêt avec un enfant aussi fragile, être seule et en proie à divers dangers : les cambrioleurs pourraient me faire du mal, des bêtes pourraient m’attaquer, Saša pourrait tomber malade, et personne ne pourrait venir à mon secours là-bas. Les raisons de m’inquiéter étaient infinies, et à chaque argument pour défendre la stupidité de cette escapade dans la nature, j’avais encore plus envie de m’enfuir. Si le bois est si hostile et si les forêts sur les bords des rivières et les étangs qui l’entourent en veulent vraiment à notre vie, alors je préfère qu’ils nous l’ôtent. Je préfère me donner à eux, plutôt qu’au vivant catalogues d’horreurs que sont les villes modernes.

Le chalet était vétuste, mais bien conservé. Il ne ressemblait pas à une de ces petites maisons au milieu de nulle part qu’on aperçoit de temps en temps depuis la route, effondrées sur elles-mêmes, avec un toit qui s’effrite et des poutres apparentes comme des membres brisés. Les fenêtres tenaient toujours sur leurs gonds, la porte pouvait se verrouiller, il y avait de l’eau dans le puits, en dépit de son goût douteux, un peu trop métallique.

Il fallait emprunter une sente pour accéder à la petite maison, une route à peine visible à cause de l’herbe et des fleurs : personne n’est passé par là depuis un bon bout de temps, et encore moins pour débroussailler ou arracher les mauvaises herbes. Cependant, le bercement de la voiture avait doucement fait dériver le bébé dans les bras de Morphée, avant que je ne m’arrête près du porche. Dès que j’ai coupé le moteur, tous les sons ont disparu. La route principale se trouvait au moins à un kilomètre, entre celle-ci et le chalet, il y avait un épais bois de pins. De notre côté, à une centaine de mètres de la maison, s’écoulait une rivière dont la fraîcheur était perceptible jusque dans les fourrés alentours.

J’ai pris Saša dans mes bras et l’ai promené autour du chalet, il restait suffisamment de temps pour défaire les bagages et faire le ménage – je voulais qu’on profite. Je faisais le tour de la région, essayant de me remémorer tous les détails de mon enfance passée ici chaque été. Certains souvenirs sont si vivaces que j’ai l’impression d’halluciner, et certains si vagues qu’ils pourraient être ceux d’un autre. Le bébé était calme, il avait passé une bonne partie de la promenade à dormir, et quand il a ouvert ses paupières froissées, il a poussé un coassement de désapprobation. Avant que Saša ne parvienne à perturber encore plus le chant des oiseaux, le bruissement des animaux dans les herbes hautes et le bruit du vent dans les branches, j’ai donné mon mamelon à sa petite bouche pour figer ses lèvres. J’ai continué ma route malgré la douleur dans mes pieds, jusqu’à ce qu’il fasse nuit noir ; la peur l’a emporté cependant, car je ne voulais pas me perdre dans l’obscurité avec mon bébé. J’ai alors accouru vers le chalet.

Il n’y avait plus d’électricité depuis deux jours. Je chauffais l’eau au soleil et au feu que j’avais allumé dans le poêle. Même pendant l’été, il faisait toujours frisquet dans la maison et le crépitement du bois ne servait pas uniquement à réchauffer les liquides et préparer les repas. Je vérifiais les fusibles, remplaçait ceux qui avaient sauté, puis je sortais, j’enveloppais Saša dans un foulard, le serrais contre ma poitrine, et j’allais vérifier si un câble n’avait pas été débranché quelque part. Heureusement, il ne s’agissait pas de ça. Dans ce coin, les pannes de courant pouvaient durer pendant trois ou quatre jours. Et puis, je n’en avais pas tellement besoin. J’y étais simplement habitué, c’était parfois angoissant de ne pas pouvoir utiliser des appareils électriques, nous compensions cette perte par un travail mécanique assez fastidieux, mais qui devenait plus facile chaque jour. La seule chose dont je me servais était mon téléphone portable. Il sonnait sans arrêt. En partant, j’avais expliqué aux gens de ne pas m’appeler et de m’envoyer un sms s’ils devaient me joindre. J’ai arrêté de leur répondre, j’éteignais mon téléphone pendant la journée et je le rallumais le soir, je répondais à tous ceux qui avaient essayé de m’appeler ou qui m’avaient envoyé des messages, puis je l’éteignais à nouveau, avant que ces derniers n’aient le temps de me rappeler ou de conspirer plus encore contre ma paix intérieure d’une autre manière.

J’ai pris beaucoup de livres avec moi. Une pile de littérature que j’avais prévu de lire quand j‘en aurais le temps ; des feuilles remplies de phrases que je rêvais de feuilleter sur une plage quelconque lors de vacances quelconques. Pourtant, je n’avais pas tellement de temps pour la littérature. Il y avait beaucoup de travail, la journée filait et la nuit apportait un fort désir de sommeil précoce.

Le premier coup de tonnerre pour Saša. Il n’arrêtait pas de pleurer et de hurler. J’ai essayé de le rassurer. Je le tenais fermement entre mes seins et je sautillais sur place, en lui offrant mes deux mamelons. Le tonnerre grondait autour de nous. Un courant d’air sifflait à travers les grandes fenêtres en bois. Une strie de foudre éblouissait les carreaux noircis et illuminaient les pentes des collines voisines, la forêt dense et le ciel indigo. Puis tout s’est dissipé, la pluie tombait sur la façade zingueuse, et le tonnerre se fit entendre de loin ou de près, alors que je comptais : un, deux, trois, quatre, cinq, six - trrrghhhhtchoum! – le ciel se dégage et se calme à nouveau. La prochaine fois, je compte jusqu’à neuf. Puis jusqu’à quinze. Tu vois, Saša, le mauvais temps s’en va. Il va s’arrêter sous peu. En effet, la voûte se faisait de moins en moins entendre ; les gouttes tombaient de façon apaisante sur le chalet et Saša s’endormit vite.

Ma mère a quand même réussi à me téléphoner. Un étrange sentiment de culpabilité m’a soudainement envahie et j’ai accepté de glisser mon doigt sur l’écran et de prendre l’appel. Ses appels manqués étaient parmi les plus nombreux, pathologiques : vingt ou trente par jour. La fréquence avait quelque peu diminué avec le temps, mais restait néanmoins loin devant les autres. Quand je lui ai répondue, en ayant l’air de ne pas savoir de qui il s’agissait, sa voix était calme, joyeusement indifférente, comme si nous étions sans arrêt en contact et qu’elle m’appelait par hasard en s’asseyant près du téléphone. Son petit jeu a duré le temps de demander comment allait Saša et ce qu’il advenait de nous, avant d’éclater en sanglots hystériques, où je peinais à distinguer des phrases. Elle se calma, puis insista pour savoir quand nous allions revenir. Je lui ai répété ce que je lui avais déjà dit - je ne savais pas. Elle insista pour venir au chalet, elle ne dérangerait pas, pourrait même nous aider, elle s’ennuyait en ville de toute façon, dans un appartement vide, seule, seule, seule. Elle répéta qu’elle était seule comme s’il s’agissait du commandement suprême de mes émotions. Finalement, elle se mit en colère, se fit de plus en plus bruyante, cria dans le combiné et insista lourdement sur mon égoïsme. J’imaginais les gouttes de salive qui écumaient de sa bouche et la bave qui se formaient au coin de ses lèvres, alors je lui dis soudainement au revoir, avant de couper et d’éteindre mon téléphone.

J’ai envoyé un SMS aux personnes que je me sentais obligée de contacter pour leur dire que je ne répondrai que le dimanche soir, afin que leur curiosité malsaine n’empiète pas sur ma tranquillité d’esprit. J’espérais les avoir suffisamment vexés pour que leur vanité parle et qu’ils me laissent une bonne fois pour toutes.

Saša poussait comme un champignon : à peine clignais-je des yeux, qu’il avait déjà changé, il s‘allongeait et prenait du poids. Il avait plus de cheveux et de plus grands yeux, une poignée de main plus robuste et un pas plus sûr.

Le temps ?

J’ai suffisamment aménagé la forêt pour y semer des légumes. J’espère que quelque chose poussera, car j’aimerais avoir autant de réserves que possible. Le poêle avait remplacé la cheminée, nous faisions tout avec et nous en dépendrons certainement, lorsque la météo sera moins clémente et que la température baissera. Durant des jours, pendant au moins deux ou trois heures, j’abattais des arbres que je coupais en petits morceaux et je les chargeais dans le coffre de la voiture, avant de les conduire à la maison. Près du chalet poussait des pins, mais ils n’étaient pas pratiques pour faire du feu. À un kilomètre d’ici, sur la première colline, des hêtres poussaient et ils feraient l’affaire. J’empilais les arbres abattus sur une clairière près du porche, pour mieux les livrer aux rayons du soleil. Le travail était éreintant, lent et il semblait que je n’aurais jamais assez de bois pour tout l’hiver, mais il restait encore du temps d’ici-là et je me rassurais en disant que tout irait bien.

Saša courait déjà dans tous les sens et tout ce qu’il faisait, était imprégné d’une marque de confiance en soi. Pendant des heures, tout ce qu’il apercevait autour du chalet était matière à distraction, autant d’occasions de rire et de trembler à intervalles réguliers ; l’intérêt pour un objet retombait aussi vite qu’il était apparu. Les fleurs, les petits insectes, les fruits, les petits cailloux, les grenouilles, les lézards, les oiseaux sur les branches et dans le ciel – tout cela l’enchantait comme au premier jour de la création. J’ai été surprise par la tendresse de Saša, quand nous avons trouvé un hibou tombé de son nid et que nous l’avons soigné. Malheureusement, malgré toutes ces précautions infinies, l’animal est mort. Saša ne pouvait s’arrêter de pleurer, alors que moi, je ne savais pas comment réagir et je le laissais pleurnicher. Au retour au chalet, autre chose attirait à nouveau son attention, lui faisant oublier le hibou et sa mort, et il s’abandonnait à son jeu.

C’était bête d’appeler encore le chalet un chalet, puisque nous y habitions et n’avions pas l’intention de partir. C’est pourquoi : logement, habitat, nid, maison, foyer, demeure.

Ma mère piquait à nouveau une crise. Plus que d’habitude. Elle ne pouvait pas, c’est ce qu’elle disait, supporter que l’on donne des nouvelles avec tant de parcimonie et seulement une fois par semaine, elle ne voulait pas que son petit-fils grandisse loin d’elle, elle souhaitait nous voir, caresser sa fille. Elle ne s’intéressait pas à ce que je pouvais et ne pouvais pas faire, à ce que je voulais ou ne voulais pas faire.

Deux écureuils s’étaient entichés de nous et se comportaient de plus en plus comme des animaux de compagnie : ils venaient le matin, toujours à la même heure, nous mangeaient dans les mains, on les caressait et ils partaient. Le corbeau qui avait fait son nid sur le toit se comportait comme un chat. Nous le nourrissions, et je lui apprenais à parler en même temps qu’à Saša. Je dois admettre que cet oiseau de malheur s’en sortait mieux que Saša. Le renard qui était craintivement accroupi dans le fourré près de la maison n’avait toujours pas le courage de venir nous saluer, mais j’étais sûr que Saša allait très vite s’attacher à lui. Cependant, je n’ai pas vu de sangliers, d’ours, de chevreuils ou de cerfs. J’ai entendu un rugissement. Une nuit, des loups ont hurlé. J’ai cru apercevoir un corps se mouvoir entre les arbres, sans pour autant savoir de quel animal il s’agissait ; je ne serais pas étonné d’apprendre que c’était un homme, quelqu’un qui, comme nous, désirait échapper du regard des autres et qui a aussitôt poursuivi sa route vers une autre direction.

Chaque nuit, je fais un de ces trois rêves. Dans le premier, notre maison est remplie de créatures étranges. Des individus mi-humains, mi-animaux, de toutes races et espèces. Saša et moi sommes assis près de la cheminée, lui sur mes genoux et on se câline, alors qu’autour de nous s’amoncelle une foule, qui rentre par la porte et la fenêtre, s’entasse et nous observe. Lorsque je me réveille, je ne ressens ni la peur, ni le bonheur. Je suis calme et je continue tranquillement à dormir. Le deuxième rêve est plus réaliste. Ma mère y apparaît sur une grosse Harley, qui vrombit et bourdonne, jusqu’à ce que je sorte sur la véranda, alors elle se met à conduire sa satanée moto autour de la maison dans un vacarme terrible. Saša commence à pleurer, mais je ne peux rien y faire, comme si je ne savais pas où il est, je n’entends que ses pleurs, mais je ne peux pas voir où il se trouve. Après ce rêve, j’ai l’impression que quelqu’un m’observe à travers les fenêtres. Le troisième rêve est un cauchemar et qui me terrifie. Chaque fois que je vais me coucher, je ne peux m’empêcher de ressentir cet inconfort, car j’y vois des chasseurs descendre la forêt jusqu’à notre maison, tirant sur tout ce qui leur semble vivant, et finissant par tuer Saša. Je crie sans arrêt, aussi fort que leur poudre, leurs balles et leurs canons, et lorsqu’ils tuent Saša, j’accours, je récupère mon enfant et je sens la froideur de son corps inerte. Comme une pierre. Et un des chasseurs au-dessus de ma tête répète de manière mantrique : Je croyais que c’était un chevreuil, je croyais que c’était un chevreuil…

Le bosquet est agréable. J’ai tout coupé autour de la maison, les légumes ne poussaient pas assez, mais nous avions suffisamment d’argent et de provisions pour passer l’hiver sans problème. J’ai coupé le petit bois et je l’ai aligné sur le côté de la maison où le soleil brille constamment. J’ai construit l’auvent à partir de planches et de quelques débris que j’avais trouvé près du nid. Cela suffisait pour protéger les bûches de la pluie et de la neige à venir. Après tant de travail à abattre des arbres, à tirer des troncs, à couper des rondins, tant de travail dans les champs, les petites réparations du toit, la pêche, Saša qu’il fallait emmener partout avec soi – j’ai réussi à devenir une femme-contracté, faite de petits muscles fermes, des ressorts qui me donnent la confiance et la volonté de tout affronter.

Maman me suppliait de donner plus de nouvelles au moins pendant l’hiver, elle en avait besoin. Elle ne savait toujours pas s’y prendre. Elle me demandait de quoi nous allions vivre, je détestais me justifier, alors je lui disais que je devais m’occuper de Saša et raccrocher.

L’hiver est agréable. Il faisait chaud dans la maison, ça sentait le bois et le feu, tout le foyer grésillait à cause du changement de température, lorsque les flammes se mettaient à jouer dans tous les sens.

Saša adorait la neige. J’avais improvisé un traîneau avec une planche et deux paires de vieux patins et on descendait la colline voisine, on se roulait dans la neige, on faisait une bataille et on jouait tranquillement à chat, tout en nous enfonçant dans le dépôt de neige.

Un peu plus de neige tombait chaque jour. Quand on regardait à travers l’une des fenêtres de la maison, la neige encore intacte recouvrait tout ce qui était visible à l’œil nu. La rivière était gelée, couverte d’un manteau d’hiver. Je montrais la glace à Saša, mais nous n’allions pas jusqu’à la rivière – je ne voulais pas prendre autant de risques. Le renard s’était enfin décidé ou s’était rendu par manque de nourriture, alors il était devenu un invité fréquent aux repas du matin. Il était mignon, il laissait Saša le caresser, mais avait peur de moi. Après avoir nourri les animaux et cuisiné, il n’y avait pas grand-chose à faire. Désœuvrée, j’enlevais la neige, vérifiait la voiture, j’aplanissais le chemin qui mène à la route goudronnée.

Un aigle de malheur était posé sur un panneau au bord de la route, il tournait la tête et scrutait la prairie, cherchait à manger. Saša voulait qu’on emmène cet oiseau à la maison, mais au premier bruit, l’aigle a déployé ses ailes et s’est envolé. Une voiture passa, le conducteur et la passagère nous fixèrent, avant de disparaître au loin. C’est la première fois qu’on voyait des gens depuis notre arrivée.

Saša aimerait qu’on trouve des noms pour nos animaux. Je ne comprends toujours pas vraiment ce qu’il dit, mais le roucoulement, la gesticulation et l’imitation de certains animaux me suffit pour comprendre ce qu’il veut. Il pointe le renard du doigt et braille puis oriente son petit index sur lui-même et marmonne quelque chose qui ressemble à Saša, mais je sais qu’il prononce son nom. Je lui explique que les animaux n’ont pas besoin de noms, ils ne sont la propriété de personne, encore moins du langage. Mais il s’entête.

Nous revenons de notre promenade dans les bois. Soudain, une douleur me transperce au milieu de l’estomac. Saša court près de moi, mais s’arrête brusquement, en voyant que je fais de même et que je fixe la maison. Je suis contente de voir qu’il ne va pas tout de suite vers elles, qu’il soit sur ses gardes. Maman et ma meilleure amie nous attendaient assises sous le porche. Elles sursautent dès qu’on s’approche suffisamment pour qu’elles nous voient. Maman accourt et attrape Saša et le serre dans ses bras, alors que Jelena s’approche de moi, m’embrasse sur la joue et m’enlace doucement. Elle ne semble pas savoir comment se comporter, elle est raide comme une poupée. Saša arrive à s’échapper de l’étreinte, et se blottit contre moi. Maman pleure et se plaint que son petit-fils ne la reconnaît pas. Je ne sais pas comment réagir à tout cela, alors je me dirige vers le poêle, j’ajoute du bois dans le compartiment où sont les flammes, je le referme et je verse de l’eau dans une grande casserole. Ma vue se trouble, j’ai la tête qui tourne, je ne sais pas ce que je dis, car j’essaye tant bien que mal d’être polie, alors qu’à l’intérieur je brûle de désir de les chasser ou de les tuer. Il y avait des sacs sur la table, des cadeaux emballés dans du papier décoratif, des chocolats et autres chantages. Saša regardait tout ça, touchait, fouillait, demandait s’il pouvait prendre ceci ou cela. Évidemment qu’il le pouvait, même s’il ne savait pas quoi faire avec la moitié de ces présents. Jelena emmena Saša sous le porche pour lui montrer comment ôter le papier cadeau, comment jouer avec de vrais jouets. Maman me serra dans ses bras, mais je l’ai tout de suite repoussée. Silencieuse, calme, froide comme jamais, je l’ai fusillée du regard et je lui ai dit ce que je pensais d’elle et de sa venue. Elle s’est bien sûr mise à pleurer, s’est précipités aux toilettes, a claqué la porte et n’est pas sortie pendant une demi-heure, juste le temps pour Saša de me montrer ses cadeaux. Jelena ne savait vraiment pas quoi dire, de quel côté se ranger, alors à chaque fois que nos regards se croisaient, elle haussait les épaules et écarquillait les yeux. Elles ne sont parties que le soir, deux ou trois heures après le dîner. Jelena nous a timidement dit au revoir et s’est dirigée vers la voiture, Maman est restée pour nous dire adieu, ou plutôt devrais-je dire, toute souriante, a menacé de venir me voir plus souvent, puisque ce n’était pas si terrible de venir jusqu’au chalet. La seule chose que je lui ai répondu est qu’elle n’était pas invitée, mais elle n’en avait que faire – elle m’enlaça, m’embrassa sur la joue et s’en alla.

Le rêve dans lequel ma mère conduit une moto.

Les réserves ont disparu. Ce que je cultivais et ce qu’on cueillait dans la forêt ne suffisait pas pour une alimentation digne de ce nom. J’ai de l’argent et nous nous rendons en ville pour faire le plein. Saša hurle d’excitation : ce sera sa première fois en ville. Mais dès que nous nous sommes garés, tout ce qui éveillait sa curiosité provoquait aussitôt sa crainte. Au supermarché, nous avons pris un énorme chariot que nous avons rempli avec tout et n’importe quoi. Pousser Saša dans le chariot l’avait légèrement détendu, alors il désignait chaque chose du doigt avant de me demander quelle était sa fonction. Les gens étaient stupéfaits, ils nous regardaient et nous jaugeaient : nous étions bizarres à leurs yeux, brûlés par le soleil, les cheveux décolorés, aux corps minces, sans chaussures et avec peu de vêtements sur nous.

Saša avait de la fièvre. Il était brûlant, il tremblait et délirait, et je n’arrivais pas à faire baisser sa fièvre. Je l’ai conduit à l’hôpital. Sa carte vitale était périmée, le personnel ne savait pas quoi faire, je devais payer, mais je n’avais pas d’argent. Tout se mit à se défaire autour de moi, les voix des infirmières et des médecins bourdonnaient comme des tambours au loin, mes oreilles grinçaient et je me suis soudainement effondrée sur le sol. On m’aide à me lever, on me donne de l’eau et je reprends mes esprits, avant de leur demander de me prêter un téléphone. J’ai appelé ma mère. Je vous jure qu’elle était si heureuse d’entendre ma voix, surtout au moment où j’en avais le plus besoin. Elle est arrivée à toute vitesse à l’hôpital. Ancienne infirmière, elle s’est arrangée pour que Saša soit admis et reste jusqu’à ce qu’il se rétablisse, puis elle m’a enlacée et réconfortée. Je ne pouvais pas rester avec Saša faute de place dans la chambre, alors j’ai accepté de dormir chez maman. Elle a fait à manger, discuté avec moi et fait comme si rien ne s’était passé ; comme si je n’avais été absente qu’un week-end, et pas pendant des mois. Saša est à l’hôpital, mais il n’a rien de grave, il va beaucoup mieux depuis qu’il suit le traitement. Tout ira bien. Tout. Ira. Bien.

Je suis passée à la maison, pour récupérer les vêtements de Saša, prendre mon téléphone et vérifier que tout était en ordre. Le renard ne s’est pas présenté, mais les écureuils et le corbeau sont venus pour leur repas. Je leur ai donné à manger, j’ai entassé les affaires dans la voiture, et je suis partie à travers la forêt. Je me suis arrêtée à mi-chemin, j’ai coupé le moteur et j’ai regardé devant moi. J’ai fait marche arrière pour revenir au chalet. J’ai récupéré toutes nos affaires. Je les ai rangées pêle-mêle, entassées dans la voiture par le coffre et par la portière, de façon à remplir chaque centimètre carrée de l’habitacle. J’ai fermé les volets sur les fenêtres. J’ai rangé les outils dans la remise que j’ai verrouillée avec un gros cadenas. J’ai bien vérifié si j’avais tout fermé à clé, puis je suis monté dans la voiture et j’ai conduit en direction de la ville, sans jamais regarder dans le rétroviseur.

Saša allait bien désormais et il était chez sa mamie, mais il avait encore besoin de repos. Chez ma mère, nous étions traités comme des rois. On ne savait pas lequel de nous deux était le plus dorloté et couvé ; elle nous donnait trop à manger, elle nous donnait sans cesse quelque chose à grignoter, des jus, du thé et m’apportait toujours un oreiller pour mon dos, ma tête, elle était toujours prête à accourir s’il fallait faire quelque chose. Elle m’ennuyait à toujours vouloir se promener avec moi.

J’ai retrouvé du travail. Saša allait à la crèche. Je traînais à nouveau avec mes vieilles amies et des amis qui avaient pardonné toutes mes folies. Ça me décevait un peu de voir que rien n’avait changé chez eux. Absolument rien.

J’avais hâte de dormir. On dit que c’est un signe de dépression, d’évasion et de fuite. Je m’en fichais. Le rêve est la seul endroit où je peux encore me retrouvée seule. J’ai arrêté de rêver de ma mère enragée qui conduisait une moto et des chasseurs tuant Saša. Le seul rêve à avoir survécu était celui où j’étais assise dans le salon, près de la cheminée, avec mes amis de la forêt, mi-humains et mi-animaux et Saša dans mes bras – dans mon rêve, Saša était encore un bébé – et nous restions indéfiniment silencieux, à nous regarder sans ciller : nous avec nos minuscules yeux humains, eux avec leurs grands yeux noirs ; vieux, profonds, paisibles. Comme la forêt.



Traduit par Zivko Vlahovic


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