La signification de l'Arétée de Krleža dans le contexte du drame croate contemporain et de la pratique scénique
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Aretej / Arétée de Miroslav Krleža dans la mise en scène de Bojan Stupica en 1963
au théâtre Sterijino pozorje de Novi Sad
Le premier octobre 1939, au jour où l'Allemagne nazi occupe Warsovie, Bertold Brecht commence l'écriture de son œuvre la plus connue, probablement l'œuvre dramatique pacifiste la plus importante du XXème siècle, Mère Courage et ses enfants. Terrifié par les ténèbres qui se sont mises à avaler l'Europe, Brecht se saisit de la matière historique de la Guerre de Trente Ans pour parler de son temps d'une manière immédiate, articulée, avec une précision chirurgicale. À peu près au même temps, Miroslav Krleža réfléchit sur son nouveau texte dramatique dont il cherche le cadre. La même scène que Brecht voit à travers ses lunettes le subjugue lui aussi, et les deux entrent en confrontation avec le réel. Brecht dans son itinéraire littéraire part pour le front du dix-septième siècle, Krleža s'éloigne quelques pas historiques plus loin et comme espace temporel de sa pièce, qu'il terminera deux décennies plus tard, choisit et plonge dans le crépuscule de l'empire romain.
fragment du texte à l'occasion de la mise en scène par Ivica Buljan en 2021
de l'Arétée de Miroslav Krleža au Théâtre national croate de Zagreb
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Avant de passer à l’exposé, je dois m'excuser pour certaines digressions par rapport à l'intitulé présent. En effet, étant donné qu’au cours des débats, nous n'avons pas pu découvrir ou pressentir suffisamment de motifs qui situeraient solidement l'Arétée de Krleža - probablement en raison de son appartenance exclusive, autonome et fermée à l'opus de Krleža - dans le contexte général du théâtre croate contemporain conformément à certaines réciprocités ou à des commencements d'hypothèses communes, j’ai décidé de m’éloigner relativement du texte original et de mettre l’accent sur la partie de la tâche qui s’applique à la pratique scénique. Du reste, à part des coïncidences formelles évidentes dans le travail périphérique d'Ivan Brešan Fouilles archéologiques dans le village de Dilj, il n'est pas possible d'établir des répercussions spécifiques et pertinentes de l'Arétée dans aucun des textes dramatiques au cours des deux dernières décennies. Il semble en effet qu’Arétée soit resté un cas isolé dans le théâtre littéraire et la pratique
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scénique croates après les événements étranges qui ont entouré son apparition et sa mise en scène en 1959. Un tel résultat nous oblige également à adopter une approche nettement empirique et pratique, limitant la liberté des thèses originales jusqu'au moment où sont invoqués des arguments qui sont en réalité un reflet moyen de la situation dans notre pratique scénique, et dans une certaine mesure le sens détermine indirectement quelque chose que l'on pourrait sous certaines conditions appeler le climat de la naissance et de la vie du théâtre croate contemporain, et pas seulement croate. Il nous faut donc résumer un matériel verbal controversé, en grande partie confus, dont la totalité peut être considérée comme le destin de l'Arétée de Krleža à notre époque. Cependant, autant il s’agit de mesurer l’œuvre selon les critères et les paramètres du temps, autant quelque chose s’est produit à rebours : l’œuvre a mesuré le temps. Et c’est à nous aujourd’hui, si nous le voulons, de revenir vers la marge privilégiée d’où émerge un regard impartial.
Lorsqu'ils ont entamé une conversation avec Raša Plaović il y a 20 ans, qui interprétait Morgens dans la représentation belgradoise de l'Aretée de Stupica, le vieil acteur s'est exprimé sur la pièce et sur le spectacle d'une manière tout à fait élémentaire et sans ambiguïté : « ... dans Arétée, » dit-il, « l'exposition entière du premier acte dure une heure et 50 et quelques minutes. Mais c'est seulement dans les deux dernières minutes que l'accent dramatique se fait sentir... L'œuvre est devenue trop vaste et cette démesure a comme étouffé le drame.
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Il fallait nettoyer le travail, le raccourcir, pour ainsi dire, de moitié. Cependant, Bojan Stupica, un bon ami de Krleža et notre talentueux réalisateur, certainement par respect particulier pour Krleža, n'a pas voulu raccourcir le travail, et ainsi tout est allé de mal en pis »¹. Plaović considérait ainsi que l'Arétée de Belgrade avait connu un échec, ou plutôt était déprécié, principalement à cause de sa longueur excessive et du respect excessif du réalisateur pour le texte. Mais le tribun belliqueux Tomislav Ketig s'opposa farouchement à ce concept de raccourcissement, en disant littéralement : « ... Ne condensez pas, - mais élargissez »². Bien sûr, la question de la durée d'Arétée, de sa démesure, ou plutôt de sa longueur, n'est pas sans importance du point de vue de la pratique théâtrale contemporaine, qui s'efforce plus ou moins de respecter les affinités du public moderne, saisi par la psychose obsessionnelle de la dynamique et de la vitesse des temps nouveaux, et réduit la durée de la performance à une mesure décente. Mais les raisons les plus importantes de cet échec n’étaient évidemment pas là. Le même Ketig voit les causes de la débâcle d’un autre côté et dit : « Stupica a été vaincu par la peur du public moyen inférieur et, fuyant l'échec, il s'y est précipité, élevant comme essentiel très souvent la chose même qui est le ciment à prise rapide entre les séquences de base... »³
C'est ainsi que le même auteur a voulu expliquer l'échec de la version de Zagreb par une déclaration lapidaire : « Le réalisateur Perković - dit-il - en essayant de créer une scène stable, a créé une scène statique »⁴, qui l'identifie aussi très directement comme le coupable, en particulier quand il conclut ensuite que la pièce offre des possibilités extraordinaires, car elle possède ce qu'on appelle « une sous-réduction et une scénarisation ». Il existe également une théorie sur l'échec des deux Arétée originales, qui en impute directement la responsabilité à l'incompétence des interprètes. Plusieurs auteurs font notamment allusion en ce sens, en soulignant le raffinement particulier de la phrase de Krleža, qui exige de l'acteur une grande puissance interprétative et une culture générale exceptionnelle, ce qui est pourtant une vertu rare dans notre pratique théâtrale et dans la vie. « Le texte de Krleža - dit Branko Hećimović - exige non seulement une virtuosité verbale des acteurs en termes de diction, mais aussi un engagement total et une compréhension maximale de ce qui est dit ».⁵ Certes, cette exigence pourrait et devrait être posée dans tout autre cas théâtral lorsqu'il s'agit de drame intellectuel de type conversationnel, mais une telle sophistication rhétorique est une rareté dans la littérature dramatique croate, par ailleurs encline aux localismes rustiques, à la phraséologie argotique et au langage de la rue. Quoi qu'il en soit, les critiques ont donné des évaluations négatives aux acteurs des deux pièces, soulignant avec parcimonie seulement deux ou trois rôles.
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En fait, une bonne partie des critiques ont généralement accueilli froidement la nouvelle pièce de Krleža, et il y en eut certains qui se sont montrés féroces. Un critique du journal NIN a littéralement déclaré que « Krleža littéralise, il fanfaronne, il fait semblant d'être intelligent et il bluffe... »⁶, en Croatie, Mihalić et Cvitan ont écrit des choses extrêmement négatives sur Arétée, et Mađarević, après une analyse approfondie, a systématisé de manière assez convaincante et avec beaucoup de poids les diverses faiblesses du drame. Dans la critique serbe, le commentaire d'Eli Finci résonne vivement, selon lequel « l'érudition intellectuelle lourde et statique de Miroslav Krleža a déformé et brouillé les lignes fondamentales des personnages et des événements... »⁷ Des défenseurs sont alors intervenus, la bouche pleine d’épithètes conventionnelles, de formulations euphoriques et de généralités sur la position de Krleža, agissant maladroitement sous les auspices idéologiques du moment. Draško Ređep, par exemple, ne recule pas devant l'absurde pour élever l’auteur, et humilier la critique, et conclut catégoriquement : « Miroslav Krleža avait seul le droit souverain d'interpréter, d'analyser, de commenter son propre drame... Il est le commentateur et l'interprète le plus fiable, le plus méritant et le plus critique de sa propre littérature »⁸, affirme Ređep en référence à la célèbre postface ajoutée à l'édition de Zagreb d'Arétée en 1963, probablement le commentaire le plus long jamais ajouté par un auteur à son propre drame pour l'expliquer et le compliquer. Soit dit en passant, cette postface est en elle-même un essai virtuose, mais elle est déjà assez embarrassante pour un drame s’il a besoin d'un acte de soutien supplémentaire. Le réalisateur Bojan Stupica s'est compromis de la même manière, déclarant : « Je pense qu'il est inacceptable de juger Arétée comme si ne se tenait derrière la plus grande figure de la littérature yougoslave »⁹, et exigeant des paramètres critiques particuliers pour Krleža, ce qui est aussi un signe d’une sorte d’endoctrinement, mais sans aucune argumentation objective.
Cependant, la plupart des gens ont trouvé plus important de découvrir et d'établir dans le texte lui-même les hypothèses de base de l'échec scénique, et là encore beaucoup sont partis presque des mêmes positions à partir desquelles Josip Bach, ancien directeur du théâtre de Zagreb, depuis longtemps décédé, avait négligé les premières œuvres dramatiques de Krleža. D'ailleurs, à l'époque où Krleža écrivait ses œuvres scéniques les plus dramatiques, la plupart des critiques étaient convaincus qu'il « n'était pas un véritable dramaturge et qu'il avait dérivé dans le domaine de la littérature dramatique à partir de la poésie lyrique, des nouvelles et des essais »¹⁰. Mais la question de la prétendue inscénibilité d'Arétée, une œuvre créée après les vastes expériences scéniques de Krleža, a été soulevée à nouveau par nul autre que le metteur en scène lui-même de la représentation de Belgrade. Bojan Stupica a notamment exprimé l'opinion que Krleža « se rendrait service s'il écrivait Arétée une fois de plus de manière plus concise et omettait les choses qui sont peut-être d'une importance secondaire et détournent la pensée... »¹¹ Les discussions entre les Apatrides sont pour Vaupotić « davantage des traités sur l'histoire de la
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médecine plutôt qu'un événement scénique en direct » et il estime que ce sont précisément ces « passages philosophiques et scientifiques de la volumineuse légende qui ont incité certains critiques à nier sa valeur scénique et à prétendre qu'il s'agit davantage d'un texte pour une lecture qu'une représentation théâtrale classique »¹². Mađarević estime qu'Arétée est une combinaison d'éléments expressifs stylistiquement hétérogènes et d'associations intellectuelles accumulées de manière statique, plus adaptée à un essai ou à une nouvelle, et ne correspond plus à une forme dramatique tout à fait spécifique et sa communication scénique directe, ne satisfait plus la sensibilité plus raffinée et le pouvoir ou la disponibilité d’aperception de nouvelles couches du public. Selon lui, « ce drame ne peut donc pas être particulièrement caractéristique des tendances actuelles de développement de la littérature et du théâtre, dans notre pays et dans le monde »¹³.
Ces affirmations sont justifiées sur le plan théorique, mais elles manquent de la force d’un exemple pratique qui pourrait résulter de l’analyse du texte. L'éloquence érudite des personnages de Krleža, en fait reflet verbal de la mentalité et de la vision du monde de l'auteur, ne devrait pas en soi représenter un obstacle ou une faiblesse dramaturgique. Le problème est que dans Arétée, Krleža l’utilise souvent pour contrer la charge dramatique psychologique qu’il avait lui-même provoquée auparavant. Illustrons cela par un exemple : dans le troisième tableau de la pièce, Arétée, ensanglanté et affolé - et c'est la situation dramatique psychologique extrêmement tendue dans laquelle l'a introduit l'écrivain - s'adresse aux Apatrides : « Excusez-moi, où me suis-je égaré ? » « En Europe », répond l’Apatride A. Et cela suffit à Arétée pour s'écarter de la ligne acérée de la tension dramatique dans une digression rhétorique : « Europe a donné naissance au bâtard de Zeus sous un platane de Crète. Pour autant que je sache, le dieu Tonnant l'a violée de sa manière célèbre et autoritaire », dit Arétée, et l'Apatride A suit sa digression, déjà pleinement engagé dans un nouveau sujet :
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« Oh, combien de dieux dominateurs ont violé l'Europe depuis Zeus jusqu'à ce jour ! Votre ensemble olympique tout entier ressemblerait à une innocente chorale d'opérette de province comparée à cette bande. » L’écrivain est probablement plus intéressé par la confrontation verbale avec des agresseurs historiques fictifs que par le respect des lois de la nature. Ce sont les mêmes pressions qui provoquent une immense tension dans sa dramaturgie de jeunesse, et dans Arétée elles sont concentrées avec de nouveaux arguments et avec une nouvelle base intellectuelle.
Ce qui est théoriquement enregistré comme un écart constant par rapport à la soi-disant scénographie est en réalité un retour discret à la procédure originale des Légendes ou, comme il est devenu habituel dans la littérature, à la phase quantitative. Comme on le sait, probablement découragé par les échecs scéniques de ses pièces de jeunesse, Krleža lui-même a donné en 1928 une définition négative de ces pièces, provoquant une série de malentendus ultérieurs. Par exemple, Šime Vučetic pense que Krleža a simplement découvert un secret théâtral en acquérant la capacité de condenser l'action dramatique en quelques personnages au lieu d'amener une foule sur la scène ou, comme il le dit littéralement, « une matière quantitative sans mesure dramatique ni discipline et organisation scéniques »¹⁴, ce qui signifierait évidemment que pour lui la phase dramatique dite quantitative de Krleža est également de mauvaise qualité.
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Antonin Artaud ridiculiserait sûrement un tel raisonnement avec l'une des questions suivantes : « Comment se fait-il que dans le théâtre, du moins dans le théâtre tel que nous le connaissons en Europe, ou plus précisément en Occident, tout ce qui est spécifiquement théâtral a été mis au second plan, c'est-à-dire tout ce qui ne se soumet pas à l'expression parlée, aux mots, ou, si vous préférez, tout ce qui n'est pas contenu dans le dialogue ? »¹⁵ La justesse du propos d’Artaud est confirmée par la pratique théâtrale la plus moderne, qui a presque aboli la dichotomie entre le scénique et le non-scénique, entre ce qui est faisable et ce qui ne l’est pas sur scène. Krleža l'a appris, et Arétée est pour lui une sorte de réminiscence volontaire du procédé dramatique originel, celui de sa jeunesse, une réminiscence dans laquelle s'est réalisée de force la réconciliation avec le théâtre dialogique, ibsénien ou qualitatif du type des Glembay. Après tout, de nombreux auteurs ont remarqué ce retour en arrière de Krleža, qu'ils l'aient formulé ou non, comme Ivo Frangeš, comme une « somme krležienne » avec la remarque astucieuse que l'écrivain « a rétréci le champ de vision et présenté ces mêmes conflits sur un matériel réduit »¹⁶ ou avoir, comme Vlado Mađarević, osé porter un jugement direct sur un cercle fermé, ce qui signifierait qu'Arétée relie en réalité les trois cycles dramatiques de Krleža « dans une trajectoire dramatique ellipsoïdale qui se termine ainsi finalement sur le plan de départ du foyer créatif originel - comme synthèse finale du cycle dramatique des légendes »¹⁷. En simplifiant, il serait facile de conclure que Krleža est effectivement revenu à son point de départ, surtout si les didascalies à structure expressionniste d'Arétée étaient également incluses comme preuve - avec l'horloge anglaise « sonnant solennellement comme si le temps allait s'arrêter à tout moment »¹⁸ ou « avec un cadavre tombant à travers les vitres dans une profondeur infinie, brisant des rangées entières de fenêtres en verre » ou lors « une tempête soudaine avec un tourbillon qui brise les vitres des fenêtres de l'hôtel et finit par provoquer un vacuum »¹⁹.
Cependant, le retour de Krleža aux concepts intellectuels et dramatiques de jeunesse dans Arétée est plus évident dans les facteurs internes que dans les signes formels externes. Vaupotić qualifie cette œuvre de « drame philosophique et érudit exceptionnel qui contient l'essence de l'image krležienne du monde ingénieusement prédite dans la première légende »²⁰. Certes, Arétée manque de ce « geste de protestation, d'assaut, d'indignation, de blasphème et de douleur », comme l'a formulé autrefois Nehajev²¹, mais il est convaincu des possibilités illimitées de l'expression scénique contemporaine, qu'il a en fait anticipées il y a un demi-siècle avec ses drames de jeunesse, Krleža a tout simplement abandonné les diktats d'une organisation dialogique stricte, la préservant formellement, mais abolissant ses fonctions psychologiques et permettant à une multitude de conflits puissants et élémentaires et de gestes bouleversants d’une vision du monde de surmonter les limites de sa nature conversationnelle.
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En même temps, ni Arétée, ni Morgens, ni les Apatrides ne sont dignes de l’envergure de Colomb, de Michel-Ange ou même de Jésus-Christ, qui représentent tous un thème philosophiquement apparenté. En fait, c'est là le motif unique et définitif de l'absurdité de l'intellectuel dans l'infinité cosmique de la malice et de la stupidité humaines. La différence est que la dramaturgie juvénile de Krleža présenterait cette raison comme une protubérance ou, comme le dit Marijan Matković, comme « le motif prométhéen de la rébellion contre l'ordre des choses, le motif du doute créateur, le conflit entre le génie qui voit même l'aveugle médiocrité »²², tandis qu'Arétée le présente comme la déclaration enjouée d'un penseur sceptique mature qui ne fait plus confiance à la main simiesque d’un gorille avec un téléphone. Une telle conséquence est farouchement combattue par les porte-étendards et les idéologues en charge de clarification, ainsi, par exemple, Tomislav Ketig attaque vivement ceux qui ont remarqué une veine pessimiste chez Arétée et ont observé que, soi-disant, le final se noie dans la résignation. Il en veut beaucoup à Finci, qui a osé affirmer que, selon Krleža, notre époque ne fait que développer la civilisation, sans que la culture ne suive son rythme. Nous sommes probablement tous des témoins vivants, sinon conscients, de la justification de cette affirmation perfide, mais la politique locale n’aime clairement pas de telles généralisations concernant Krleža. Cependant, lorsque Krleža, par l'intermédiaire des Apatrides - et il parle toujours personnellement à travers la bouche de ses protagonistes - décrit un match de football comme une scène où « 100 000 maniaques, pédérastes, onanistes, meurtriers et incendiaires rugissent de joie tandis que de gros chats déchirent la chair humaine vivante » ou quand dans une didascalie il remarque comment « la foule nerveuse du football se transforme en une folie de masse d'un meeting politique », et quand il affirme que « parmi les bêtes fauves qui nous obligent à être nous-mêmes des bêtes pour rester rassasiés, le coefficient de tout ce qui est humain et digne de l'homme est réduit au minimum » ou en comparant le présent avec le passé il conclut : « ... il n'est pas important pour nous de passer des appels téléphoniques, mais qu'un gorille en nous passe encore des appels téléphoniques », alors c'est sans aucun doute l’expression de scepticisme extrême. Un tel concept misanthrope et nihiliste ne reconnaît pas les valeurs du monde du passé, car « tout ce que nous en savons, ce sont des citations ennuyeuses d'écrivains ennuyeux » et à notre époque « la littérature est aussi ennuyeuse que de la pâte à mâcher ». L'absurdité de l'idéal de l'oiseau de paradis et la triste disparition de l'illusion de la mythique Arinoe s'ajoutent à cette impression générale de défaitisme philosophique, qui
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n'est pas sensiblement aidée par le geste violent final d'Arétée, tout aussi dévastateur que, par exemple, l'action du protagoniste du Feu de la passion de Kosor, lorsque, d'une manière bonne et anti-tolstoïenne, il s'oppose au mal par la violence et signe ainsi sa défaite. Bien sûr, tout cela peut sembler être dit au nom de l’humanité, mais une telle verticale semble trop détachée, comme la métaphore d’un individualisme extrême et négatif, et non comme une forme de chaleur humaine. Et si, comme le soutient Mirjana Miočinović, l’aspect social et politique de l’œuvre de Krleža est primordial²³, alors cette dimension aurait dû également être prise en compte au moment de boucler le cercle, à savoir de revenir à l’idée originale.

La représentation d'Arétée par Paro à Dubrovnik peut donc être comprise comme une tentative d'ouverture exclusivement théâtrale du système. Quand le vieillissant Raša Plaović a fait remarquer que « Krleža n'a peut-être pas eu la main heureuse à chaque instant, par exemple lorsqu'il a un peu surchargé les scènes avec une foule de touristes infiniment insignifiants, on pourrait même dire inintéressants et qui, en fait, ne contribuent en rien à l'intrigue, mais seulement à la parasiter »²⁴, il n'avait aucune idée que ces prétendus figurants touristiques joueraient un rôle fatidique dans la reprise scénique d'Arétée. En effet, comme on le sait, dans la pièce de Paro, les spectateurs, comme des touristes curieux, visitent les lieux des événements théâtraux, à la recherche d'espaces où, parmi les concrétudes triviales, naissent les fantasmagories de la pièce, exposées au fil du chemin, imaginant qu'un double de la même pièce se déroule derrière eux comme une preuve invisible ou étroitement présente de la continuité et de l'incomplétude de l'affaire dans laquelle ils ont eux-mêmes été introduits comme participants essentiels. Ce sentiment est certainement encore plus crucial que la réalisation mentale d'une « dualité implicite, une dichotomie composée de deux termes logiques, qui suggère clairement la position de Krleža sur la contradiction »²⁵, comme l'explique si subtilement Slobodan Selenić. Cet acte théâtral à lui seul, dans un certain sens, signifie aussi sûrement une nouvelle fermeture. Autrement dit, « celui qui a vu Arétée dans la perception de Bokar ne serait guère capable d’accepter cette pièce sous une forme théâtrale classique »²⁶, c’est-à-dire sur une scène de théâtre. Cela ne signifie-t-il pas que l'Arétée de Krleža n'est qu'un chapitre court et définitivement clos dans un livret presque approprié du théâtre croate ?
Anatolij Kudrjavcev 30/04/1984
Traduit par Nicolas Raljevic
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¹ Radoslav Josimović, Krleža na beogradskoj sceni, Razgovor s Rasom Plaovićem, Miroslav Krleža, Institut za teoriju književnosti i umetnosti (Krleža sur la scène de Belgrade, Entretien avec Rasa Plaović), Prosveta, Belgrade, 1967, p. 279.
² Tomislav Ketig, Aretej i diluvijum oko njega (Arétée et le déluge autour de lui), Polja, Novi Sad, n° 44, 1960.
³ Idem.
⁴ Idem.
⁵ Branko Hećimović, Aretej, Književnik, n° 9, Zagreb, 1960.
⁶ Bora Glišić, Skice za kritiku Krležina « Areteja » (Esquisses pour la critique d’Arétée de Krleža), Nin, 10. 1. 1960.
⁷ Eli Finci, Filozovska dramska gatka (Énigme dramatique philosophique), Politika, 4. 6, 1959, Belgrade.
⁸ Draško Ređep, Pogovor za dvije drame (Postface de deux pièces de théâtre), Ljetopis Matice srpske, Novi Sad, volume 6, 1962.
⁹ Bojan Stupica, Kosta Milutinović, Krležin « Aretej » i njegovi kritičari (L’Arétée de Krleža et ses critiques), Riječka revija, 2, 1961.
¹⁰ Zvonimir Berković, Neke osobine Krležine dramaturgije (Quelques particularités de la dramaturgie de Krleža), Krugovi, n° 8, Zagreb, 1953.
¹¹ Bojan Stupica, Radoslav Josimović, Krleža na beogradskoj sceni (Krleža sur la scène belgradoise), op.cit. p. 300.
¹² Miroslav Vaupotić, Siva boja smrti, Dramsko stvaranje (La couleur grise de la mort. La création dramatique) Znanje, Zagreb, 1974, p. 367.
¹³ Vlado Mađarević, Krležin « Aretej » na sceni HNK (L’Arétée de Krleža sur la scène du Théâtre National Croate), Republika, n° 2-3, Zagreb, 1960.
¹⁴ Šime Vučetić, Krležino književno djelo, Treći dramski ciklus, Svjetlost, Sarajevo, 1958, p. 216.
¹⁵ Antonin Artaud, Režija i metafizika, u knjizi Estetika modernog teatra (Mise en scène et métaphysique, dans le livre Esthétique du théâtre moderne), Vuk Karadžić, Belgrade, 1976, p. 202.
¹⁶ Ivo Frangeš, Aretejeva poruka, Krležin zbornik (Le message d’Arétée, recueil de Krleža), Naprijed , Zagreb, 1964.
¹⁷ Vlado Mađarević, op.cit.
¹⁸ Miroslav Krleža, Aretej, Zora, Zagreb, p. 131.
¹⁹ Idem. p. 221.
²⁰ Miroslav Vaupotić, op. cit, p. 364.
²¹ Zvonimir Berkovic, op. Cit. (Nehajevljeva kritika « Vučjaka » - La critique de Nehajev de la pièce Vučjak de Krleža).
²² Marijan Matković, Marginalije uz krležino dramsko stvaranje (Notes marginales sur l'œuvre dramatique de Krleža), Hrvatsko kolo, n° 2, Zagreb, 1952, p. 81.
²³ Mirjana Miočinović, Krležin dramski krug (Cercle dramatique de Krleža), Miroslav Krleža, Institut za teoriju književnosti i umetnosti, Prosveta, Belgrade, 1967, p. 225.
²⁴ Radoslav Josimović, Razgovor s R. Plaovićem (Entretien avec R. Plaović), op. cit., p. 310.
²⁵ Slobodan Selenić, Aretej i legende - logika, dvopolnost, ideja i dramaturgije (Arétée et les légendes - logique, bipolarisation, idée et dramaturgie), Zbornik Dana Hvarskog Kazališta, Krleža, Split, 1981, pp. 156-7
²⁶ Anatolij Kudrjavcev, Krleža u happeningu, dans l’ouvrage Gledalac sa zadatkom (Le spectateur avec un devoir), Prolog, Zagreb, 1983, p. 280.