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Photo du rédacteurLe Fantôme de la liberté

La TRILOGIE DES GLEMBAY dans la traduction de Nicolas Raljevic aux ÉDITIONS PROZOR


Miroslav Krleža

La Trilogie de Glembay

Messieurs les Glembay・À l'agonie・Léda

traduit par Nicolas Raljevic







Pour la première fois traduite par Nicolas Raljevic et publiée en français chez Prozor-éditions, l'intégrale des trois pièces composant le très célèbre cycle dramatique des Glembay (Messieurs les Glembay 1928, À l'agonie 1928/1957, Léda 1932), famille patricienne zagréboise, minée par le crime, la corruption et l'adultère, qui de l'annonce de leur chute juste avant la Première Guerre mondiale à leur effondrement définitif à la fin des années vingt, ne peut éviter sa désintégration sociale et morale.


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Miroslav Krleža (1893 – 1981), né à Zagreb mais sujet austro-hongrois, il suit la formation de sous-officier à Pécs et aussi d'officier à l'Académie militaire de Budapest qu'il quitte subitement pour se rendre en Serbie indépendante la veille de la Grande Guerre. Une fois la guerre déclarée, il est mobilisé dans l'armée austro-hongroise et envoyé sur le front galicien, mais sa mauvaise santé l'empêche de participer aux combats. Il commence à publier dès 1914 de courtes pièces de théâtre et de la poésie, et essaye de vivre de sa plume littéraire après une courte période dans le journalisme dès la fin de la guerre. Simultanément, il s'engage dans la mouvance communiste aussi bien par ses activités militantes que par ses écrits. À partir de 1922, il est d'un côté écrivain croate et yougoslave affirmé et de l'autre intellectuel de gauche critique du régime du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes comme des lignes idéologiques du Parti communiste, interdit d'ailleurs en 1921. Son esprit polémique s'exprime dans différentes revues dont il est le fondateur et qui seront toutes rapidement interdites. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Krleža ne se range pas dans les rangs des forces antifascistes de libération nationale menées par le Parti communiste. Après leur victoire, l'apport de Krleža est triple : il continue d'écrire, mais il milite aussi pour l'indépendance de la création artistique par rapport aux idéologies autocratiques et dirige encore l'Institut de lexicographie yougoslave à Zagreb qu'il a fondé en 1950 et dont il restera à la tête jusqu'à sa mort. Durant cette période, il reçoit un traitement spécifique d'écrivain officiel, incontestable, comme le Tito de la littérature, mais sans exercer de fonctions politiques ou étatiques. Ainsi, officiellement, il demeure indépendant comme devrait l'être selon lui tout créateur.

Poète, nouvelliste, dramaturge, romancier, essayiste, polémiste, historien de la littérature et de l'art, omniprésent, tapageur, imprévisible, solitaire et à l'écart mais volcanique quand il pense devoir l'être, il ne dissocie pas l'acte esthétique de l'action sociale. Cette conjonction n'est pour lui réalisable que dans et par l'indépendance du créateur. Et elle se réalise d'abord dans et par la langue. Pour Krleža, elle n'a pas de limite. Ses vers chantent au-delà de la grammaire, des standards, des normes et parlers usuels ; ses phrases polémiques frappent en traversant les époques, les mythes et les connaissances multiples ; les personnages de son théâtre plongent dans le croate, l'allemand, le français, le latin pour échapper à leur sort... et retrouver leurs propres contradictions.

Flamboyant, dérangeant, magique, Krleža est adoré, suivi, imité mais en même temps soupçonné, dédaigné, haï... Il interpelle et, aujourd'hui, même trente-cinq ans après sa mort, il est aussi constamment interpellé : Krleža comme polémique publique permanente... Krleža et ses œuvres comme références... à interroger, à approfondir, à étudier, à dépasser, à relire, à remettre en scène, en musique, à penser... Krleža ne cesse pas de nous donner la réplique.

Miloš Lazin


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EXTRAIT DE LA PRÉFACE DE GORAN PAVLIĆ

de l'Académie des Arts dramatiques – Université de Zagreb


À la fin des années 1980, selon Stanko Lasić, la littérature sur Krleža comprenait plus de quatre mille ouvrages. Aucun auteur croate vivant ou classique ne pourrait prétendre à un tel niveau d'intérêt pour la recherche. Bien que nous ne disposions pas de données bibliométriques récentes et précises, il est légitime de supposer que ce nombre a augmenté de manière significative, peut-être de plusieurs fois. Il serait difficile de trouver le recueil d'un quelconque colloque philologique ou théâtral des trente dernières années qui n'aborde pas au moins un aspect de l'œuvre de Krleža. Compte tenu du fait que du vivant de Krleža, il a été publié environ deux cents livres d'auteur, ce nombre d'ouvrages de critique littéraire ne peut pas nous surprendre. Après tout, les figures canoniques de la littérature « majeure » et « mineure » reçoivent systématiquement une attention disproportionnée de la part des chercheurs, et en ce sens, le cas de Krleža ne représente rien de spécifique. Cependant, ce qui est remarquable dans une telle disposition de l'attention est l'absence de recherche plus sérieuse ou ambitieuse sur l'influence des idées communistes et marxistes sur l'œuvre littéraire de Krleža.

Les sympathies de Krleža envers l'idée communiste puis envers le Parti communiste yougoslave n'ont jamais fait de doute. Bien qu'il y ait eu des spéculations sur son appartenance formelle à l'organisation, dès la fondation du Parti communiste de Yougoslavie en 1920, il a été actif dans la promotion de l'idée et du programme communistes et le resta jusqu'à sa mort, malgré de fortes tonalités dissonantes et des malentendus avec le comité central qui s'est développé au cours des années 1930 et son retrait complet de la politique et de la vie publique pendant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, principalement en raison de sa connaissance personnelle du maréchal Tito, Krleža a été rapidement réhabilité par l'establishment politique et déjà en 1950, il est devenu le directeur de l'Institut lexicographique de la Fédération des Républiques Populaires de Yougoslavie (FRPY), la plus importante institution culturelle de la nouvelle fédération yougoslave. Je ne mentionne ces brèves notes biographiques que pour souligner la continuité du plaidoyer de Krleža en faveur de l'idée communiste, depuis ses jeunes années militantes dans la clandestinité jusqu'à sa participation d'après-guerre, pendant des décennies, à la construction d'un nouveau système socialiste, en particulier dans ses prétendues « superstructures culturelles ». Au cours des années 1920, dans ses œuvres littéraires et journalistiques, il exprime publiquement son enthousiasme pour Lénine, et l'apogée de sa fascination bolchevique est certainement démontrée par son récit de voyage de 1926, Un voyage en Russie, dans lequel il recueille des textes consacrés à la nouvelle société établie en Russie soviétique.


La fascination pour le geste politique radicalement nouveau que la Révolution d'Octobre a constituée à l'échelle mondiale n'était pas particulièrement exceptionnelle parmi l'intelligentsia européenne de la première moitié du XXe siècle. Chez Krleža, on peut peut-être parler d'une persistance particulière de cet enthousiasme, car malgré ses désaccords extrêmes avec les principes staliniens de l'organisation du parti, qui l'ont conduit immédiatement dès avant la guerre à une inimitié ouverte avec le sommet du Parti, il reste un adepte, un sympathisant et un membre actif de la formation communiste jusqu'à sa mort. Mais pourquoi cette énumération rudimentaire de faits biographiques ? On retrouve certainement une trajectoire idéologique et politique similaire chez un certain nombre d'intellectuels européens de gauche, comme Sartre. Ce qui distingue Krleža de la carrière intellectuelle relativement typique d'un écrivain de gauche caractérisé par son autonomie personnelle, c'est sa ferme implication « bureaucratique » dans la nomenclature communiste yougoslave. De 1950 jusqu'à sa mort, Krleža est directeur de l'Institut lexicographique, l'institution culturelle centrale du nouvel État yougoslave socialiste. Contrairement à de nombreux courants marxistes pour lesquels la culture n'est qu'une partie de la superstructure sociale, Krleža insiste sur la compréhension que donne Schiller de la culture comme espace au départ du développement d'une nation. Et c'est pourquoi il considérait son engagement politique comme faisant partie de l'activité culturelle ; et vice versa, il traite son activité culturelle et artistique comme politique. En termes concrets :


Et de même que le parti a compté sur moi dès ses débuts, j'ai toujours servi le parti, bien que je n'aie pas voulu devenir politicien. Je l'ai fait non seulement avec mon travail pratique mais aussi avec mon art. Celui-ci, du moins tel que je le comprends, a toujours été engagé, ce qui veut dire qu'il a toujours servi la classe exploitée, celle qui était la plus nombreuse, mais en même temps la plus inégalement traitée.


Ce sont les pensées de Krleža de 1979, deux ans avant sa mort. Elles contredisent fondamentalement les positions de l'auteur de la période du « conflit de la gauche littéraire », sa période artistiquement la plus fructueuse, lorsqu'il s'opposait avec véhémence à l'instrumentalisation politique de la littérature.


S'agit-il alors d'une transformation profonde de l'attitude personnelle, d'une hypocrisie pragmatique ou simplement d'une incohérence idéologique, ce qui n'est pas si inhabituel pour des œuvres de ce niveau de complexité comme celles de Krleža ? Je crois que des questions aussi fréquentes dans la littérature Krležienne conduisent à des impasses analytiques stériles, où l'écrivain peut finalement être confortablement condamné pour incohérence éthique et esthétique. Cependant, comme je vais essayer de le montrer, la relation de Krleža avec l'univers communiste, et avec le marxisme en tant que philosophie dominante, est beaucoup plus profonde et plus nuancée, et ses articulations les plus significatives ne se manifestent pas dans des passages politiques ou des essais, mais précisément dans le cycle des Glembay.



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EXTRAIT DE MESSIEURS LES GLEMBAY

LEONE : Je ne peux pas ! Je me sens encore tellement troublé ! Comme pris par le délire. Une fois, j'ai fait une chute de cheval, je suis resté accroché à l'étrier et le cheval au galop m'a traîné une centaine de mètres sur la route. Quelques femmes ont désespérément crié, j'ai clairement entendu leurs cris et plus tard, à l'hôpital, avec ma clavicule fracturée, pendant longtemps, longtemps après cela, je revivais ce galop, cette énergie sombre et diabolique de ma monture, et j'écoutais ces femmes qui hurlaient : toutes les nuits, ces femmes hurlaient longuement, longuement ! C'est la même course folle, les cris sont toujours là - c'est une grande clameur ! Elle lui donne un verre d'eau et il le boit avec grand-soif. Je me suis confronté à cet homme à la vie à la mort ! Et qu'est-il arrivé ? Après seize années pendant lesquelles je me suis préparé à cet affrontement, je n'ai pas su quoi lui dire ! J'ai échangé avec lui comme avec un étranger seulement de vulgaires banalités ! Il ne pouvait pas comprendre le moindre de mes mots ! Et il m'a finalement décoché un coup de poing au visage qui m'a vidé d'un litre de sang. Voilà tout ce qu'il reste : ma bouche saignante ! Et le plus terrible : je sors de ce tumulte complètement, intégralement vidé ! Jamais je n'avais éprouvé un tel sentiment d'absurdité ! Il respire nerveusement au bord de la crise de nerfs.


ANGELIKA, elle a approché une chaise et s'est assise en face de lui, lui prenant une main dans les siennes : Tout va s'arranger, Leone !


LEONE : Rien ne va s'arranger ! Tu le sais, Béatrice : j'ai donné le coup de grâce à l'homme qui gît là ! J'ai voulu terrasser un Glembay solide et puissant, mais celui-là n'était qu'un désespéré en faillite ! Un misérable épouvantail ! Je me suis battu contre une chimère ! Une pause. Leone, avec une respiration courte et excitée, la bouche asséchée par la fièvre, rapidement et nerveusement, mais à voix basse : Tout cela est criminel ! Criminel selon la tradition des Glembay ! J'étudiais encore les verbes irréguliers grecs quand j'ai croisé le crime ! Une tempête s'était levée et avait déraciné les arbres alors qu'enfants nous étions en excursion botanique avec un seau pour les herbes et un filet à papillons ; nous nous étions abrités dans une auberge de la forêt près d'une carrière. Et là, dans l'obscurité, dans cette auberge puante, près de la lampe à pétrole, des sortes de charbonniers sales et velus parlaient à propos de quelqu'un qu'il fallait saigner ! « Il faut le tuer ! », c'est ce que disait l'un d'eux. Comme dans un délire, porté par une terrible épouvante, j'ai couru dans les ténèbres de la nuit, dans l'ouragan, sous l'averse et le tonnerre, je hurlais de frayeur et courais sans but ! C'est là que j'ai réalisé vraiment que les hommes s'entre-tuaient ! Alors j'ai voyagé dans le monde avec mon filet à papillons et un bulbe de safran ! Et aujourd'hui, je suis vieux et débile, aujourd'hui, je suis malade, et je vis encore dans une auberge sanglante ! Oh, si je pouvais échapper à tout cela ! Des cloches dans la ville. Les oiseaux. Le jour pointe. Mais c'est impossible. La vieille Bárbóczy avait raison : les Glembay sont des assassins ! Ce Glembay de Varaždin qui porte l'église de Remetinec dans ses mains, a tué et dévalisé dans la forêt de Vinica un orfèvre de Carniole qui emmenait le trésor paroissial à Varaždin ! Je l'ai appris d'un cocher au service des Glembay qui servait déjà chez le défunt Ferdinand !


ANGELIKA : Ce ne sont que rumeurs et légendes ! Tout cela n'a aucun fondement !


LEONE : Oh, seigneur Dieu, pourquoi vous tous ne pensez toujours qu'en termes de fondements ? Rien n'a jamais de fondements ! J'ai entendu cela d'un cocher et cela a été tout au long de mon enfance la vérité la plus véritable entre toutes dans cette maison ! Combien de fois ai-je vu ce Glembay de Varaždin qui traînait dans sa maison avec un couteau ensanglanté à la main ! Il venait d'ordinaire avec le vent par la cheminée pendant les nuits d'hiver ! Il traversait les grands escaliers du salon rouge, et une fois, je l'ai croisé dans la chambre de feue ma mère mais il s'est caché aussitôt sous le piano ! Il avait dans la main un grand couteau de cuisine tout sanglant et soudain il a disparu. Or, cette nuit, Béatrice, il est revenu cette nuit dans cette maison ! Il est ici, quelque part, il attend derrière une armoire !


ANGELIKA : Cher Leone, calme-toi, ce sont les nerfs ! Il faut que le docteur Altmann te donne un schlafmittel - je l'appelle, il boit du thé en bas avec Fabriczy.


LEONE : Mais quels nerfs ! Merci, je n'ai besoin de rien ! Quels nerfs ! Encore heureux que tu n'aies pas dit que j'étais überspannt ! C'est la vérité ! Ce Glembay de Varaždin a fait élever un autel baroque en or dans l'église de la paroisse de Remetinec pour le salut de son âme, mais son âme n'a pu être sauvée ! Tiens, regarde, là, ce Glembay ! Tous ont reconnu dans sa mâchoire inférieure le trait de Vélasquez, mais en vérité, c'était la marque criminelle qu'il portait en lui : une bestialité criminelle ! Ce n'était qu'une affreuse bête rapace ! Et ma haine incompréhensible contre cet homme, cette haine immonde, depuis le premier jour où j'ai commencé à penser par moi-même, c'est là la part criminelle des Glembay en moi ! C'est le sang des Glembay en moi ! Bon, j'admets, c'est de la Verfolgungswahn, ce n'est pas sain, mais toute cette saleté, ce trouble, cet abîme en moi, cela s'affirme avec les années : je le traîne à travers le monde comme mes propres entrailles ! J'ai tenté de comprendre rationnellement ces horribles instincts en moi ! Avec la mort de maman, j'ai alors découvert suffisamment de raisons valables pour expliquer cette haine inconsciente qui me rongeait ! J'ai depuis cet instant trouvé assez de raisons pour le haïr sciemment : comme le meurtrier de ma mère ! Et en fait, j'ai enfoncé mes dents dans son être comme un chacal dans un chacal : c'est le sang des Glembay qui se consumait en nous !

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