Le noir du deuil
« Gospava, on a reçu un appel de la section de Miladin », c’est avec ces mots que Rahima accueille son amie qui venait de franchir le pas de sa porte, revenant des courses. Sachant que cela ne présage rien de bon, Gospava fixe Rahima en attendant la suite.
« Ça fait des jours qu’il ne va pas au travail, et qu’il ne répond pas au téléphone. Ils t’ont cherché à l’usine, et on leur a donné mon numéro. La police est en route vers ton appartement, tu devrais y aller aussi. Prends tes clés pour qu’ils ne cassent pas la serrure. Rešo va t’y déposer. Moi je vais au travail, je leur dirai que tu ne viendras pas aujourd’hui. » Gospava n’a pas l’air surprise ; elle se contente de hocher de la tête et dit : « Qu’il crève. »
Ça fait presque un mois que, pour la énième fois, Gospava s’est réfugiée avec sa fille chez Rahima et sa famille. Elle ramasse ainsi souvent son adolescente de quinze ans et son sac déjà fait au fond de l’armoire. Lui, « ça » le prend tous les quatre ou cinq mois. Il se soule pendant deux jours, puis rentre chez eux et les séquestre. Il les tient éveillées et leur sermonne, sans interruption, pendant vingt heures. Il se plaint de son sort, de Gospava, de tout ce qu’elle fait ou de ce qu’il s’imagine qu’elle fait. Il la frappe jusqu’à s’en épuiser, mais jamais sur le visage. Dès que Miladin, à bout de force, s’endort, les deux s’enfuient chez Rahima qui, sans poser aucune question, sort automatiquement deux linges de lit. Sa fille se réjouit des nouvelles arrivées et du régime particulier de la maison - ces jours-là, ses parents sont toujours plus tolérents, Gospava est aux petits soins et lui prépare des beignets. En général, ça dure sept ou huit jours, et juste au moment où les bleus de Gospava commencent à s’estomper Miladin commence à les harceler de coups de fils, débarquer à la porte et supplier femme et fille de rentrer.
Cette fois, leur refuge se prolonge. La famille s’est déjà habituée à leur présence, et la vie a repris un cours étrange et inhabituel. La fille de Rahima demande si elles sont toujours leurs invitées et comment ça se fait qu’elles restent si longtemps. « Ce sont des invitées de la famille, c’est particulier », invente Rahima. La fille, ravie de cette nouvelle expression, court dans la maison et crie : « Oyé, oyé, voilà les invitées de la famille ! » Rahima et Rešo ne posent jamais de questions, mais il est clair que cette fois-ci Gospava n’a pas l’intention de retourner chez son mari. Elle ne lui adresse plus la parole et évite toute forme de contact avec lui. Ella a dit à ses hôtes avoir l’intention de louer un appartement. Le premier soir, Gospava a confié à Rahima d’une intonation étrangement neutre : « Je l’ai trouvé sur Slavica. Il a abusé de sa propre fille, ce criminel. Que Dieu fasse que ça soit son dernier mouvement. »
Rešo prend les clés et part avec Gospava. Il ne veut rien avoir à faire avec cet homme, mail il ne peut pas refuser ce service à sa femme, qui aide régulièrement son amie. Lui aussi, il a pitié d’elle et de sa fille. Miladin est le chef de la section de police et a de bons contacts. Au travail tout le monde le respecte, on le considère comme un policier exemplaire, un bon hôte. C’est pourquoi Gospava ne pourrait, même si elle le voulait, porter plainte contre lui.
***
Deux voitures de police sont déjà garées devant l’immeuble. Gospava s’approche et fouille son sac d’une main tremblante, cherchant ses clés. Deux policiers et un inspecteur sont arrivés devant la porte quelques instants plus tôt. Ils saluent silencieusement Gospava, en faisant un signe de la tête. « Camarade, donnez-moi les clés » dit l’un des policiers que Gospava connaît de vue, « et restez là jusqu’à nouvel ordre. Même si j’en doute, car s’il est à l’intérieur, la clé est probablement dans la serrure. »
Tout s’enchaîne vite et Gospava a l’impression de ne pas participer aux évènements mais d’être plutôt spectatrice d’un film. Elle se tient debout sur le palier, tout est calme, aucun voisin à l’horizon. Les collègues de Miladin réussissent finalement à ouvrir la porte. Presque tout de suite, une odeur sucrée nauséabonde se propage vers elle, puis on attend les voix de l’appartement :
« Le voici… »
« Ne touche à rien, on peut plus rien… »
« Appelle le secours… je vais prendre des photos. »
« C’était avec le pistolet de service ? »
L’inspecteur sort de l’appartement, lui tend la main et dit : « Gospava, mes condoléances, je suis vraiment navré. Nous avons besoin de prendre votre déposition, j’en suis désolé mais c’est juste une formalité. Mon collègue va s’en occuper, attendez ici. »
« Je peux entrer le voir ? demande Gospava d’une voix qu’elle trouve elle-même étrange.
« Je ne sais pas si c’est une bonne idée, mais allez-y, vite.”
L’inspecteur la laisse passer.
Miladin se trouve dans la salle de séjour, assis sur le sofa, la tête penchée vers la gauche comme s’il s’était assoupi après le déjeuner. Sur la table devant lui se trouve une bouteille et un petit verre de raki. Sur sa tempe droite on voit une petite blessure ronde, et juste en dessous du côté gauche de sa tête, sur le canapé, s’est étalée une grande tache rouge de sang déjà sec. Il est habillé en uniforme, seul la casquette, renversée, se trouve sur le sol. Gospava sent les larmes tomber sur sa poitrine mouillant sa blouse. Elle s’essuie d’abord avec la main, puis elle cherche des mouchoirs dans son sac. L’inspecteur la fait sortir de l’appartement et s’adresse à Rešo :
- Et vous êtes?
- Son ami.
- Elle peut rester chez vous un peu, le temps qu’on finisse les rapports ?
- Bien sûr, dit Rešo, sans expliquer que Gospava et Slavica sont de toute façon déjà chez eux.
Intrigués par la conversation sur le palier, les premiers voisins commencent à se montrer, devancés par le président du conseil de copropriété. Rešo leur explique ce qu’il s’est passé, le président atterré hoche vivement la tête: « Qui pourrait s’imaginer… Un tel homme… Un voisin formidable… Un homme si brave… Toujours activement impliqué dans la copropriété… Chaque fois qu’il repeignait son appartement il faisait aussi le hall du palier, jusqu’à l’ascenseur… » La voisine d’en face apporte de l’eau et du sucre à Gospava, avant de l’inviter chez elle. C’est dans son appartement que Gospava donne sa déposition, consternée, au policier.
Elle ne savait rien, elle était chez une copine avec sa fille, elle s’en doutait pas.
Quelques heures plus tard, le corps de Miladin est emmené, et Gospava rappelée dans son appartement.
« Il vaudrait mieux que vous passiez la nuit chez vos amis. »
« Je peux récupérer quelque chose dans mon appartement ? demande Gospava à l’inspecteur.
« Prenez ce que vous voulez, nous avons fini ici. »
Elle y entre sans regarder le salon ni la tâche de sang sur le canapé. Elle se dirige vers la chambre à coucher. De l’étagère la plus haute de l’armoire elle récupère un sac en plastique. Elle en sort une blouse noire, une jupe et un foulard noir. Elle s’habille en noir, redresse sa jupe, se couvre la tête et noue les bouts du foulard sous le menton. Elle se voit comme les vieilles veuves de leur village natal. Elle se regarde dans le miroir qui se trouve à côté du lit et se reluque de la tête aux pieds. Puis elle quitte l’appartement et ferme à clé.
***
Ce soir-là, il règne une paix étrange dans la maison de Rahima et Rešo. Tout le monde reste éveillé jusque tard. Slavica ne prononce pas un mot, comme à son habitude. La fille de Rahima essaye de la convaincre de jouer à Ludo avec elle et Slavica finit par accepter à contrecœur. « Ne l’emmerde pas », la somme Rahima d’un air si absent que la petite l’ignore. La fillette sent qu’il se passe quelque chose de bizarre car personne n’insiste pour qu’elle aille au lit.
Les adultes parlent de la journée qui les attend. Le matin, ils doivent trouver quelqu’un pour emporter le canapé ensanglanté au dépôt avant que les gens ne commencent à se rendre chez Gospava pour lui exprimer leurs condoléances. Rešo a un copain qui conduit un minibus. Rahima aidera pour ranger l’appartement. Gospava devra informer la famille, et aller aux pompes funèbres. Les collèges de la section de police de Miladin se chargeront du reste des préparatifs pour les funérailles.
Rahima cherche des calmants dans sa pharmacie, en donne un à Gospava et à Slavica, puis en prend un elle-même. Elle espère enfin pouvoir s’endormir. Ça fait quatre nuits qu’elle a le sommeil léger, depuis la nuit où elle a entendu Gospava sortir de l’appartement tard pour ne revenir qu’à l’aube. Rahima sait qu’elle n’en dira jamais mot à personne. Personne. Pas même à son Rešo.
Traduit par Azra Pita Parente
*
Adisa Bašić, poétesse et journaliste, est née à Sarajevo en 1979. Elle fait des études en Littérature comparée et en métiers des bibliothèques, puis un master en Droit de l’homme et Démocratie. Elle publie son premier recueil de poèmes Les propos de Hava en 1999, puis Marché trauma en 2004 et Le spot publicitaire pour ma patrie en 2011. Son récit Comment survivre à l’auto-stop figure dans un recueil réunissant les primés au concours de l'UNESCO Bun(t)ovna p(r)oza (2001), et son Driving Home for Christmas a été primé au concours de Zijo Dizdarević 2011.
Elle travaille en tant qu’assistante en Poésie et Ecriture Créative à la Faculté des Lettres de Sarajevo. Parallèlement, elle travaille en tant que critique littéraire pour le hebdomadaire Slobodna Bosna.