Le territoire Leipzig II
L’accord
Le Faust croate dans la fameuse mise en scène de Roberto Ciulli au Théâtre de Mülheim an der Ruhr avait été invité à Leipzig, en RDA ! Un miracle. Slobodan Šnajder m’a demandé si j’irais bien moi aussi vu que le budget pour les journalistes était assuré et que si je réussissais de m’arranger avec quelqu’un pour couvrir ceci "en tant que journaliste" nous pourrions y aller ensemble. J’ai appelé Darko Stuparić de Vjesnik et nous en avons convenu de suite. Et avec Šac (c’est Šnajder) d’y aller avec ma bagnole. J’avais une excellente nouvelle Audi 80.
Jour zéro
La veille - le 9 novembre 1989 - je suis allé me coucher vers vingt heures pour pouvoir récupérer Šac vers cinq heures et arriver à la pièce à Leipzig dans l’après-midi, en roulant sans s’arrêter : tôt le matin on traverse rapidement Ljubljana, puis tout est simple et prévisible, l’autoroute, autobahn.
10/11. J’ai pris Šac à Jarun, on était vite arrivés à l’autoroute et traversions avec routine Ljubljana, Jesenice, la Carinthie, les tunnels de la Haute route alpine du Grossglockner, la vallée salzbourgienne et la frontière avec la Bavière en bavardant sans cesse bien entendu. Sur quoi exactement, je ne sais plus ; probablement de la littérature et du théâtre, et sûrement aussi de la politique, la Yougoslavie bouillonnait après deux ans de Milošević. Je me rappelle juste que tout en discutant entre Salzbourg et Münich vers midi nous sommes passés auprès de la roche brunâtre avec ce relief de l’ours berlinois où l’avait été gravé "Berlin 800 km", rappelant aux Allemands de l’ouest et voyageurs que Berlin est toujours en Allemagne. Après la rocade autour de Münich tout devint simple, là je savais que nous allions arriver à temps. La route jusqu’à Nuremberg est rapide, et de là vers Berlin tous les temps de passage sont prévisibles. En plus la journée était magnifiquement ensoleillée. Du coup j’ai allumé la radio. Probablement aussi car tous les deux étions essoufflés d’avoir conférencé six heures durant. Je me suis arrêté sur la station du genre Deutschlandfunk, mais à la place du programme attendu, tous racontaient quelque chose avec excitation, les correspondants de Paris et Londres s'y joignaient : qu’il n’y a toujours pas de positions officielles, que Mitterrand ne s’est toujours pas manifesté, que Margaret Thatcher se tait, et de Stockholm aussi toujours rien, et répétaient les formules "événements à Berlin", "événements dramatiques". Mais ce qu’ils auraient pu être ça ils ne le disaient pas. Que quelque chose de grand était en train de se passer était évident et il fallait s’arrêter, s’informer, le souvenir de Tchernobyl était frais. Le premier arrêt était envisageable au bout de quelques minutes, là où après Münich sont les aires de service d’autoroute Holledau. Mais de l’autre côté, alors il faut passer à droite puis sortir par le pont en trajectoire d’arc. Mais avant le pont, juste à droite on peut aussi aller dans un village (il s’appelle Geisenhausen, je l’ai vérifié par la suite).
Personne à l’ancienne auberge locale, le silence, pour qu’après une minute ou deux par la porte derrière le comptoir sorte la patronne s’approchant de notre table. "Deux cafés, s’il vous plaît... et, excusez-nous, on écoutait la radio, qu’est-ce qui s’est passé à Berlin ?" - Hier soir le Mur est tombé".
Là on volait sur la route écoutant la radio. L’impensable est arrivé. Berlin avec le mur qui est tombé est le centre du monde, et nous allons bifurquer vers Leipzig, c’est absurde, je me disais ; vont-il fermer le mur, est-ce que suivra l’intervention militaire, la tragédie, où allons nous d’ailleurs ? Šac probablement pareil.
Une centaine de kilomètres après Nuremberg, sur les hauteurs de Bayreuth un spectacle sans précédent. Sur la voie opposée le Wartburg blanc à la plaque d’immatriculation de la RDA. Je me suis mis à crier à Šac que c’était du jamais vu, régnait l’atmosphère comme si on avait été branché sur un générateur. Après quelques minutes à nouveau une Škoda ou une Trabant, miraculeux. Vers Hof sur la passerelle au-dessus de l'autobahn se tenait une dizaine de personnes en saluant et applaudissant leurs compatriotes. Le soleil automnal, forêts aux rimes jaunes et rouges, promeneurs, vacanciers sur les ponts, vélos appuyés contre les balustrades, régnait une ambiance de dimanche, festive. On n'aurait pas été en automne on aurait dit celle du 1er mai. Les Allemands fêtaient.
Au poste-frontière Hirschberg, juste après le pont au-dessus de la rivière Saale, où est d’abord l’obélisque avec le blason de la RDA en couleur - compas, marteau, épis - le chaos. Sur l’immense plateau en béton éclairé par de hautes lampes d’arc régnait l’ambiance de foire ou devant un stade de foot. Une centaine de voitures coincées, impatientes, des scooters, camionnettes, motos de toutes plaques d’immatriculation possibles. Clignotants, lumières, portes ouvertes. Décontractés, les conducteurs se promènent entre les voitures jusqu’au poste-frontière et reviennent. À l’endroit où d’ordinaire dans le silence glacial les gardiens de l’État de la RDA, pâles aux mâchoires serrées, avant même le point de contrôle dirigent les voitures dans certains corridors numérotés où les voyageurs une fois auscultés attentivement on les relâche enfin,
cette fois-ci ces mêmes uniformes vert-pâles aux yeux humides n’osent pas accoster les colonnes. Les Volkspolizisten, policiers du peuple, ont caché les sulfateuses, lampes de poche, enfermé les bergers allemands, qui normalement comme dans un délire pendant que les policiers du peuple les acheminent parmi les voitures ces chiens passant auprès des fenêtres pouvaient se glisser même sous les camions, au cas où quelqu’un serait cramponné aux essieux.
Là de ces policiers il y en a que quelques uns. Ils se serrent autour des baraques des douaniers. On dirait des gens brisés. Puérils face à la situation qui a évolué en douze heures, emportés par la vague de voitures de la mauvaise direction. Dieux de la vie et de la mort aux kalashs jusqu’il y a quelques heures se retrouvent soudainement au fond tentant de se rendre invisibles. Un officier plutôt âgé au gros ventre est éméché. Les joues rouges, il se saisit des passeports, les tend brièvement au collègue derrière son dos et les rend en quelques secondes, lui-même il n’ose plus les feuilleter ou regarder nos visages. Normalement, la vérification aurait duré une dizaine de longues minutes, la nuit même trois quarts d’heures. Celui-ci a maintenant peur. Il tente de rendre son expression aimable, s’entraîne aux gestes aimables et paternels. À la place de nos rouges passeports yougoslaves il nous rend de pareils passeports suédois. De la voiture qui était en face de nous. Mais nous avons l’esprit plus vif, accélérons et en quelques centaines de mètres trouvons la Volvo blanche avec le S capital. Arrêtons une famille suédoise, échangeons les documents. Le couple suédois est détendu, rit, dans leur monde les passeports ne sont pas la chose la plus importante : papiers yougoslaves, tient, haha, merci beaucoup.
Mais ça c’était plus tard. Ce qu’il y a d’important s’est produit avant, pendant qu’on attendait, avançant mètre par mètre vers les baraques des douaniers. Nous regardions l’incroyable scène qui pas plus loin que la veille aurait été de la pure SF. Du sens inverse, vers nous, dans un rythme appuyé plein à craquer des Škoda, des Wartburg, des Trabant quittent la République démocratique allemande. Comme hypnotisé pendant toute une heure je les observe s’arrêter brièvement chez le fonctionnaire en lui présentant les passeports qui leur sont rapidement rendus - puis s’en vont, plongeant littéralement dans l’Allemagne de l’Ouest. En s’approchant de ceux en uniformes, la plupart des visages des gens qui pour la première fois voyagent vers la liberté étaient sérieux. De peur qu’ils puissent entendre de quelque part le son du sifflement et qu’ils soient renvoyés ? De l’incrédulité, l’incertitude de ce qui les attend juste quelques mètres plus loin, ou à cause du bonheur enfui qui explosera dans quelques minutes, lorsque les uniformes dangereuses seront suffisamment loin derrière eux ? Quoi qu’il en soit, la ligne franchie ils appuient sur l’accélérateur.
La peur règne toujours. D’observer ces visages je le ressentais comme quelque chose de très indiscret. Mais je regarde le spectacle des spectacles, je suis hypnotisé.
Alors que Šac sort se baladant au long de la colonne au repos à l’entrée. Il s’arrête à côté d’une moto avec la plaque d’immatriculation de la RDA sur laquelle était assis un jeune couple. Il discute avec eux quelques minutes. En revenant m’informant que les deux sont des travailleurs de Zwickau (ou Plauen). Qu’ils rentrent car demain matin il leur faut aller au boulot. Ils sont juste allés voir comment c’était à l’Ouest et ont acheté un peu de fruits.
Mais moi je ne fais que regarder la voie de sortie. Devant la ligne s’arrête une Škoda dans laquelle se trouve un jeune couple. Lui, au volant, tend les papiers par la fenêtre, et elle est assise derrière. Le contrôle prend fin après dix-vingt secondes, le fonctionnaire fait le geste d’impuissance et leur indique de sa main de passer. La voiture démarre, traverse la ligne et à cet instant la jeune femme relève le petit enfant et radieuse l’embrasse sur les deux joues.
Quand nous avons plongé dans la RDA la nuit tombait. En novembre après seize heures il en est ainsi. Sur l’autre voie, immobiles se tenaient sur des kilomètres des voitures attendant de quitter le pays. La grande colonne muette lumineuse s’étendait à travers le paysage obscurci à l’infini, et de pareilles colonnes lumineuses s’y raccordaient coulant en elle. C’était une scène biblique de tout un peuple en mouvement. L’exode. Des hauteurs l’on voyait une masse de lumières de voitures rompant toutes sur des plus petites routes dans la même direction du sud, nous regardions cette toile routière comme dans un afflux sanguin d’un organisme duquel coulait le sang, se vidait sans que cela puisse être arrêté. Que l’État s’est écroulé, qu’il n’est plus, nous l’avions nous mêmes ressenti sur notre voie. Sans retenue ils roulaient tous à 140, 150 à l’heure, même si ça disait partout que la limite est de cent. Comme si tous de quelque part savaient que la police n’était plus là, qu’elle s’était cachée, avait abandonné, qu’il n’y a plus aucun ordre d’en haut ou qui que ce soit par qui les contrevenants pourraient être emmenés. Nous tous, instinctivement savions tout. On conduisait comme en Allemagne de l’Ouest, selon ses règles. C’est la première fois de ma vie que j’ai senti le vacuum de la révolution, celui qui survient lorsque un État ou un ordre s’effondrent sur quoi je ne savais que ce que j’ai pu lire. Sur l’autoroute régnait le droit naturel. Le droit des Allemands de l’est de s’asseoir dans leurs voitures et de sortir, le nôtre de nous précipiter dans son foyer, à Leipzig, où le soir Slobodan Šnajder avait sa pièce programmée ! La vitesse de la conduite sans la surveillance de la police nous l’avions vécue avec euphorie, comme une libération de la dictature si ce n’est celle de la hideuse Volkspolizei, la Police du peuple. Il était euphorique de se mouvoir à travers le vacuum de la terre, le terrain sans État. Nous savourions de voir comment des milliers de fourmis, toute la RDA, rampaient avec des phares allumés vers le territoire le plus proche où était la liberté.
Nous voulions, euphoriques que nous étions, impatients et conduisant rapidement, déguerpir de l'autobahn et foncer à Leipzig. Après avoir quitté la piste de voiture nous avons néanmoins échoué dans l’obscurité sur une petite route à travers les villages avec de rares plus grands bâtiments, pratiquement sans trafic, comme s’il était trois heures du matin. Nous déviions sur des croisements ordinaires et si occasionnellement il n’y avait de petits poteaux indicateurs disant "Leipzig" nous aurions sûrement fait marche arrière pour corriger les erreurs de virage.
Après quasiment une demi heure est enfin apparu le tableau Leipzig, nous étions vraiment soulagés car il aurait été vraiment absurde de foncer toute la journée à la première puis échouer dans le maquis rural. La ville était comme celui du film Le Troisième Homme de Carol Reed. Dans les rues semi-obscures encadrées de façades massacrées comme chez nous et tous les pays socialistes, je suivais instinctivement les rails de tramway et en effet sporadiquement voyais la flèche "Gare". Et la ville on aurait dit qu’elle s’est éteinte, sur les interstices les feux de circulation brillaient dans le vide et ce n’est qu'après un certain temps, là plutôt au "centre" qu’on a vu marcher une mère et son fils de sept, huit ans. Le petit avait fixé la plaque d’immatriculation et la voiture, salua joyeusement. C’est tout ce qui s’y passait jusqu’à ce que nous fûmes aspirés par de larges avenues à plusieurs voies, d’abords d’imposantes wilhelminiens puis socialistes. Là les tôles disant "Gare" étaient bien plus lisibles, les avenues mieux éclairées nous ont livrés devant la monumentale, l'immense gare. En face à droite l’on voyait de suite "notre" hôtel, alors nous l’avons salué en l'acclamant, car la seule chose qu’ils avaient communiquée à Šnajder était le nom de l’hôtel et qu’il n’était pas loin de la gare.
L’hôtel était un cube moderne à deux ou trois étages, qui de suite pouvait être reconnu en tant que "pour hommes d’affaire et étrangers". Au parking il m’avait paru comme baignant dans la lumière alors qu’il n’y avait que quelques voitures et pendant qu’à la réception nous remettions les passeports régnait un grand silence. Le réceptionniste ne nous a rien demandé et nous a pratiquement immédiatement donné les clefs. La chambre était aussi impersonnelle à la manière socialiste, "fonctionnellement" correcte, en gros insignifiante. J’ai allumé le téléviseur duquel en premier surgissent les programmes de l’Allemagne de l’ouest. Par la fenêtre : les tramways se tassent puis repartent de la ronde station, éclairés mais creux, quelques voyageurs à peine.
En biais à droite, la façade dominante de la gare. Elle m’attire par la magie de la monumentalité et de ce lieu où s’y passe toujours quelque chose d’authentique, d’intimement urbain. Donc hors de la chambre stérile, en-bas où nous nous retrouverons Šac et moi et ceux qui pourraient s’y joindre. Sur le chemin jusqu’à la cage d’escalier salvatrice pour pouvoir descendre je me précipite dans le couloir vide et muet, à cause de la moquette jaune moi-même je ne m’entends pas. Ou était-ce jusqu’à l’ascenseur, je ne me rappelle plus.
En-bas Šac, la pièce est dans une heure et demie, nous y allons. Probablement en taxi. Pour ne pas le réécrire, après trente ans, je répète l’article qu’à l’époque j’avais au retour écrit pour Vjesnik :
« Du 10 au 14 novembre, Theater an der Ruhr de Mühleim était invité à Leipzig avec les pièces Faust croate de Šnajder et Kaspar de Handke. L’invitation avait été organisée dans le cadre (aujourd’hui déjà ex) de la normalisation des relations entre les deux Allemagnes que Willy Brandt avait inaugurée il y a une vingtaine d’années : les villes se jumellent, les délégations de jeunesse, de culture et de l’agriculture s’échangent, et en passant sont aussi menées les discussions politiques, le "dialogue entre les deux États allemands" sur les crédits ouest-allemands et allégements pour les voyages à l’Ouest pour les dissidents (est-européens) et retraités. À l’invitation c’est ainsi joint un groupe plutôt nombreux de politiques mené par Johannes Rau, deuxième ou troisième homme du SDP.
L’arrangement soc-réaliste était à cet égard parfait. D’une part le grand banquet dans l’hôtel de luxe construit exclusivement pour les hommes d’affaires de l’Occident, alors que de l’autre côté du calendrier des événements culturels à Leipzig avaient par l’erreur de l’imprimeur disparu justement les dates de l’invitation du théâtre ouest-allemand : en ville aucune affiche, même pas dans la file d’une vingtaine d’armoires éclairées au long de la façade du grand "Théâtre dramatique". Juste à gauche et à droite de l’entrée le purisme minimaliste socréaliste - à l’aide des pochoirs des cartons sur lesquels était un seul mot - Visite. Aux lettres noires sur un fond blanc, clouées. Dans le grand foyer du théâtre une demi heure avant la représentation juste cinq à six personnes.
Que ça n’allait pas être évident avec le public, cela pouvait être pressenti déjà cette après-midi sur l’autoroute de Münich à Berlin. C’est en effet tout à fait par hasard que Le Faust croate eut sa première le premier jour après quasiment cinquante ans de partage violent. Sur le passage frontalier de la DDR attendait une colonne de voitures longue d’une dizaine de kilomètres, et la conduite jusqu’à Leipzig était troublante. Descendant au crépuscule à la tombée de la nuit dans la vallée de la Saxe, l’on pouvait voir comment de toutes les routes environnantes vers l’autoroute, dans la direction de la Bavière coulent les fils étincelants de milliers et milliers d’automobiles. Il était flagrant que le pays "d’ouvriers et paysans" se vidait, le torrent coulait d’une manière disciplinée et avec insistance. À Leipzig même c’était comme si quelque chose de grave s’était produit. Il n’a fallu que quelques minutes pour passer en voiture de la banlieue au centre. Vidée, retirée en soi-même, après seize heures la ville était fantomatique : les seules files étaient ceux devant les pompes à essence, longues, silencieuses, aux phares éteints.
Le public de la première est tout de même venu au théâtre, quelques six cents personnes pour huit cents sièges. Il pouvait, mis à part les notables ouest-allemands, être partagé en deux groupes : à ces 599 derniers invités du pays-Titanic, pays qui se vidait tel un sablier brusquement retourné, et à un seul jeune homme qui dix minutes avant la pièce, calmement, sans excitation aucune, est entré dans le foyer du théâtre, est allé jusqu’à la caisse au fond et là aux gens qui étaient dans la file a vendu son billet. Il avait son sac de voyage pendu sur l’épaule, il était déjà en route.
Si Le Faust croate n'avait été joué qu’un mois, que quarante huit heures auparavant, tout aurait été bien différent. Ça aurait été une pièce attractive, "occidentale", politique, la démonstration raffinée du sommet du théâtre européen, friandise à laquelle l’on applaudit par allusion de l’obscurité de l’auditorium, ce que tous de la DDR regardent sur des chaînes de télé "occidentales" interdites. Sauf que la veille tous les centres d’intérêts ont changé, les émotions, toute la réalité de l’Allemagne.
Au théâtre aussi les codes ont changé. Après que s’est au public ébahi lentement, avec grincement, levé le rideau (métallique !) l’on voit un grand mur posé en diagonal à travers toute la scène. Puis le clown triste est monté sur la scène, a lancé un regard désabusé au public, regarda le mur et s’est assis sur l’avant-scène. De la droite sont apparus les gens vraisemblablement en fuite, en manteaux et portant des valises, et se sont arrêtés devant le mur.
Une femme parmi eux cria, et un des comédiens se sépara du groupe, fonça vers le mur et se mit à le frapper avec désespoir de ses mains et ses pieds. Une fois que tous étaient découragés, du mégaphone se mit à gronder le texte d’exigences juridiques du nouvellement créé "État indépendant de Croatie".
Le théâtre de Mülheim de Roberto Ciulli avec une poignée de comédiens et l’excellent dramaturge Helmut Schäfer est aujourd’hui la meilleure troupe en RF d’Allemagne, et probablement aussi en Europe. Avec la pièce Le Faust croate, le 10 novembre, un jour après le naufrage de la DDR, cette troupe n’était pas qu’un témoin aléatoire de la récente histoire allemande et européenne. Elle y a, jouant justement la pièce politique de Šnajder, participé dans le sens véritable. Dans l’atmosphère comme si la veille Tchernobyl s’était produit les comédiens devaient jouer leur pièce programmatique comme si de rien n’était,
et comme si la pièce et sa mise en scène spectaculaire ne parlent pas de l’histoire du XXème siècle, du totalitarisme et de la résistance, de la violence du pouvoir sur la beauté de l’art libre, du conflit entre le théâtre et le pouvoir politique. La pièce a vécu à Leipzig l’exceptionnel moment de vérité, comme il en arrive rarement au théâtre. Car dehors à la gare, où des milliers de jeunes gens (avec des sacs sur leurs épaules) attendaient patiemment le billet pour la ville ouverte qu’était devenu Berlin, dans les files des stations d’essence se jouait le véritable drame, se jouait l’histoire, alors que sur la scène il ne fallait proposer "qu'une pièce de théâtre".
L’heure de gloire n’avait pas été vécue que par les comédiens de Mülheim faisant face à leurs compatriotes emprisonnés pas plus tard que la veille et assis dans l’auditorium ce soir-là. L’approbation sur la scène ouverte adressée à certains passages du texte était la confirmation d’une pièce qui avait été écrite chez nous et qui nous (avait été) est principalement destinée. À Leipzig notre texte avait été acclamé en tant que partitions de la littérature mondiale. - Ce n’était pas sans émotions d’être assis dans l’auditorium ardent à souhait et quelques jours à peine après le décès de Kiš entendre résonner dans ce théâtre nos noms : Dujšin, Rakuša, Afrić.
Des dizaines et dizaines de représentations du Faust croate en Allemagne, j’ose le dire, jusqu’à cet instant pouvaient encore être décrites en tant qu’extraordinaire succès de notre dramaturge Slobodan Šnajder. Mais avec les deux représentations à Leipzig Šnajder a inscrit la littérature croate dans ces littératures qui, et même si ce n’est par un seul exemple, peuvent répondre à toutes les attentes et critères : non seulement exigences d’une époustouflante troupe théâtrale européenne, mais à un dialogue aussi violent et total avec l’Europe, lorsqu’elle écrit son histoire politique, spirituelle et littéraire.
Si l’on note à la fin que l’applaudissement fut intense déjà après le premier acte, et que le deuxième soir l’auditorium était rempli à ras bord par le "bon" public jeune (pour lequel nous ne savions ni comment il a su pour la représentation non plus comment il s’est malgré des affaires plus urgentes d’une liberté enfin atteinte décidé de venir au théâtre dans lequel est jouée la pièce sur quelques lointains événements dans un Théâtre national croate à Zagreb en 1943 et en 1944), alors cette information revient à la convention de la rédaction de la critique théâtrale. Mais la réaction enthousiaste nous ne la mentionnons pas pour dire quelque chose sur le succès, de même que ce rapport dès le départ n’avait aucune chance d’être une critique théâtrale. Par le concours de circonstances heureuses, ce rapport se doit de se transformer en une proposition personnelle que le 10 novembre 1989 soit envisagé en tant que possiblement la date d’importance d'une future histoire de la littérature croate. »
Vjesnik, 28-29/11/1989
Après la première
Minuit avait sonné depuis belle lurette et pour ce 10/11 tout était terminé, mais dans la chambre avec l’excitation, l’électricité, je ne pouvais résister. Passant en diagonale à travers l’océan de rails de tramways qui se croissent là-bas et sur lesquelles roulent les tramways tchèques ČKSD tout comme à Zagreb sauf qu’ici certains avaient même trois wagons, à la gare j’ai accédé par l’entrée latérale à gauche. Le long couloir avec son haut plafond qui longe la façade était vide, quelques kiosques latéraux fermés. Après une cinquantaine de mètres s’est ouverte la salle centrale. À gauche de larges escaliers au plafond haut menant au palier où sont les portails pour accéder aux quais, à droite l’entrée principale et en face de moi, au loin, le même couloir long par lequel je suis venu et qui se poursuit. La salle vide était majestueuse et plaisante, mais vide seulement à la mesure ou devant le seul petit guichet ne se tiendrait pas une longue file de gens d’une soixantaine de personnes probablement, une silencieuse colonne muette qui telle un serpent serpentait jusqu’aux derniers dans ce couloir face à moi. Régnait un silence absolu. Chaque minute quelqu’un quittait le guichet le pas précipité escaladant les escaliers larges et hauts et il était clair qu’il se hâtait vers le train pour Berlin, où le mur est tombé. Parmi eux était aussi le jeune officier en uniforme complet de l’Armée nationale populaire. En retrait je regardais cette file concentrée et d’une façon étrange sereine et enfermée en elle, ces demandeurs de titres de transport de cette destination jusqu’à hier le plus strictement interdite, partants angoissés de minuit qui comme s’ils le faisaient les mâchoires serrées, avec le risque flottant dans l’air. Puis un d’entre-eux d’une voix immobile et pleine a sous la coupole distinctement prononcé : FREIHEIT !!! Liberté ! Personne n’a bougé, on ne pouvait même plus distinguer qui fut celui qui avait crié si fort que les puissantes voûtes acoustiques résonnaient encore deux, trois secondes.
Deuxième jour, 11/11
Le matin, avant qu’au théâtre débuteront les préparations pour une autre représentation, Šnajder et moi allons visiter la ville. De bonne humeur et détendus, qui ne l’aurait pas été après une soirée si réussie ? Dans la rue commerçante principale coule la vie normale, il me semble juste que l’air est quelque peu chargé d’électricité, d’excitation. Les grands magasins socialistes impersonnels ne nous intéressaient pas, nous levons le regard sur d’anciennes imposantes façades d’immeubles. Leipzig était jadis une grande ville commerciale et industrielle, riche, c’est évident, mais nous ne savons pas assez pour le décoder. À un moment nous passons à côté d’une fine boulangerie vraisemblablement traditionnelle avec sa vitrine joliment décorée. J’entraîne Šac à l’intérieur, car j’aime ressentir les villes pour de vrai, comment vivent-ils, quels en sont les coutumes, goûts, styles.
Dans les vitrines d’exposition et sur les comptoirs des pains, des pâtisseries, des confiseries que j’observe de la deuxième rangée de clients qui en vitesse achètent et partent. Je me penche et, oh le miracle, la première chose à Leipzig que je connaisse. Gâteaux secs au raisins saupoudrés du sucre, de jolis pains longs dans la cellophane solennelle, dessus il est écrit Leipziger Stollen. C’est un gâteau de Noël que l’on coupe en fines tranches en le mangeant avec du thé ou du café. Le plus fameux est le dresdenien, Dresdener Stollen, mais bon, nous y sommes, nous l’achetons. Je l’achète pour un prix même pour moi ridicule (alors qu’il est vraisemblablement cher pour les conditions d’ici et le plus cher des objets exposés). Je marmonne quelque chose sur Dresden et Leipzig et la spécialité allemande classique à Šac tout stupéfait, on se fraye le chemin pour sortir. Sur le trottoir la foule et le spectacle sans précédant. Parmi les passants marchent lentement deux soldats russes en uniformes brunâtres, lourdes bottes et tout l’arsenal du combat. Sur le torse s'appuient des mitraillettes noires. Sortes d’énormes kalachnikovs, deux fois plus grandes, plus des mitrailleuses. Ils marchent sur le trottoir d’un pas mesuré et prudent, regardent : patrouillent en temps turbulents ; des deux mains tiennent les armes automatiques, qu’ils sont plus ou moins prêts au combat et disposés à tirer en rafale cela est évident. Un parmi eux est Asiatique, un peu plus petit. Son arsenal de combat se distingue ainsi d’autant plus, leurs talkies-walkies sont probablement allumés. Est-ce la police militaire soviétique ou sont-ils d’une unité spéciale ? Les passants ne les intéressent pas, comme s’ils veillaient sur autre chose. Les émeutes, incidents, la police locale ou encore l’armée serait-elle descendue dans la rue? Qu’ils leurs sont supérieurs, et comment, cela est clair en un clin d’œil. Chorégraphie étrange : ils ne prêtent pas attention aux passants, de même que les passants franchement ne s’intéressent pas à eux, règne l’indifférence.
Šnajder et moi sommes les seuls à les observer en nous retournant une fois passés : leur large dos et leur chapka aux protège-oreilles en cuir - ou était-ce des casques légers ? - les voyant disparaître lentement dans la foule de l’après-midi. Donc l’histoire à Leipzig là et maintenant. Pas de fusils mais des mitraillettes. L’armée étrangère sur le enemy territory. Soudainement depuis hier, car les Allemands ont fait tomber le mur entre eux, ou depuis toujours, depuis ’45 déjà ?
De la pâtisserie - ou la fine boulangerie - nous poursuivons au hasard par la rue commerçante et sortons sur le boulevard, un large anneau où d’un côté sont les palais à quatre ou cinq étages du dix-neuvième siècle tardif et de l’autre des rangées d’arbres et des parcs. Dû aux arbres haut, le côté aérien et un certain silence au plein milieu de la ville cela ressemble pas mal à Zrinjevac. Nous passons à côté de l’immeuble qui se nomme Polizeidirektion Leipzig ou dans cette veine-là. Là-bas est sur le trottoir une longue file, l’attente pour des visas de sortie ou la délivrance des passeports, on n’entend pas un seul mot. Puis après une cinquantaine, centaines de personnes un rassemblement de citoyens. Quelqu’un parle dans le mégaphone à la grappe d’environ deux cents personnes. Nous nous approchons - ce sont donc les assemblées de citoyens qui ont amené à la chute du régime. Les auditeurs se tiennent debout calmement, après avoir entendu deux phrases selon la phraséologie je devine que c’est un rassemblement improvisé d'une organisation de la DDR, du SED, Parti socialiste unifié d’Allemagne probablement, l’orateur dit quelque chose et encourage. Je regarde le public, ils ont tous dans les cinquante, soixante ans, en coupe-vents ou imperméables. Leurs visages sont figés et inquiets, maussades. Est-ce que le bâtiment du Parti ou quelque autre immeuble sur le boulevard serait fermé pour qu’ils s’y retrouvent ainsi devant, ou est-ce un point de rencontre, qui le saurait. Comme ils tournent le dos au parc tout rappelle le Hyde Parc Corner où tout un chacun peut dire ce qu’il veut sans que qui que ce soit l’écoute. On n’y a rien à faire, nous revenons au centre historique vers la gare et l’hôtel. Après ceci nous n’avons pas grand chose à nous dire, concernant la fin de l’État du parti tout est clair. L’on distinguait le sentiment du vide sur ces visages, dans le vacuum ils se sont réunis "en tant que citoyens", sans aucune énergie, un groupe de gens auquel plus personne ne prête attention. Ou évite ?
L’église de Bach
La première adresse à Leipzig est l’église de Bach, à savoir Thomaskirche, l’église Saint-Thomas où Bach est enterré. Il y a servi longtemps comme maître de chapelle. Nous y allons pour nous recueillir et nous convaincre que c’est comme on se l’imaginait. L’église est à une centaine de mètres du bâtiment central de Leipzig, l’emblématique Gewandhaus. Autour de
l’église personne, ce n’est pas le lieu de l'électrification ressentie dans toute la ville. À l’intérieur quelques personnes. Quelques personnes qui se mouvent d’une façon routinière, quelques femmes choristes avec des notes se réunissent pour la répétition, dans les bancs une dizaine de personnes, déployées chacun pour soi : dans la contemplation, la prière. Une journée de travail toute ordinaire. Quelqu’un aux orgues répète la composition, d’une façon discontinue, démarre un nouveau motif ou séquence puis s’arrête, commence une autre ou répète la même, de Bach bien entendu. Les orgues assourdissantes dominent mais déconcentrent aussi. Nous trouvons la tombe de Bach, la dalle en pierre au sol auprès de l’autel : c’était un choc que de lire ce nom qui est le symbole de toute la musique de l’humanité. L’un voudrait faire quelque chose, poser des fleurs, dire quelque chose mais ne peut que regarder. Nous nous retournons donc et revenons par la nef, pèlerins privés, personnes dans les bancs calmes comme auparavant, paroissiens ou peuple métropolitain venus trouver la paix intérieure, il ou elle, l'organiste sans pitié poursuit le vacarme, on dirait des soudeurs sur des échafaudages. Nous sortons taciturnes, plongeons dans l’histoire, l’incertitude - qui dit que l’armée de la DDR et la police ne recevront tout de même pas l’ordre de sortir dans la rue et ne remontera pas les pendules. Tout est ouvert à Leipzig, personne ne parle fort. À proximité, jusqu’à Gewandhaus après quoi est nommé un des meilleurs orchestres au monde, nous buvons le café avant le retour vers la gare, à l’hôtel ou au théâtre où se déroulent les essais, et dans le bar du théâtre où se passent les répétitions règne un sacré remue-ménage, d’incessants arrivées et départs, se tiennent des discutions bruyantes : les acteurs ouest-allemands et locaux sont emmêlés, intéressés les uns pour les autres, on ne peut les différencier par quoi que ce soit, ils se mouvent déjà dans la liberté. D’un seul et même pays, cela leur est plus qu’évident.
Ce qui s’y passait le troisième jour je ne me rappelle pas. En effet, pendant trois jours je me sentais comme marchant sur le fond maritime, sourd, le temps figé. Je ne me souviens pas précisément de toute la chronologie. Je suis allé à plusieurs reprises dans le bâtiment de la gare, cela me semblait être le lieu de la vérité, de la réalité de la vie. Je me rappelle avoir acheté dans un kiosque Neues Deutschlad, l’organe du gouvernement et du Parti, pour voir ce que de tout ceci disait le gouvernement. De la couverture sous le fameux logo à la dernière, les pages étaient divisées en parallélogrammes encadrés de peut-être cinq sur cinq centimètres dans lesquels tous les dirigeants du Parti disposaient de l’espace pour leurs déclarations sur les "tout récents événements". Avec leurs noms au-dessus, toutes ces colonnes et colonnades les saluaient, ils étaient heureux, les camarades dictateurs locaux, policiers, maires, têtes des combinats avaient hâte de s’adjoindre, de contribuer, de se barrer de leurs positions et se mettre au service du peuple qui a pris la décision, et eux sont depuis toujours à leur service. Le journal ressemblait à un tas de pages auto-écrites et enfilées avec le nom en-haut. Vers la vingtième j’ai arrêté. De ne pas les avoir gardés mais laissés à l’hôtel je le regrette encore.
De l’hôtel dans lequel nous étions probablement les seuls clients je ne me souviens que d’une scène du bar-restaurant. Avant le départ pour le théâtre, Roberto Ciulli avait réuni les comédiens et les collaborateurs pour une mise au point. Dans la salle entièrement vide loin du comptoir on était assis en une meute d’une quinzaine, vingtaine de personnes, en s’écoutant les uns les autres. Personne ne nous servait. L’homme au bar bricolait quelque chose avec les verres en ne relevant pas le regard, comme si nous n’étions pas là. Ciulli, probablement qu’il s’est tenu responsable pour nous, est au bout de vingt minutes devenu nerveux, s’est tourné vers le comptoir et a à travers la salle vide crié vers le comptoir : "Décidez-vous enfin, allez-vous continuer à fliquer ou servir ! Quand vous aurez décidé, venez !" L’homme au comptoir, pantalon noir, chemise blanche a sursauté, s’est lentement saisi du torchon blanc et du cahier, est venu à nos tables et prenait nos commandes en silence. Savait-il que ces quelques secondes de la suite de sa vie lui avaient été dirigées par un metteur en scène de théâtre, va savoir. Mais qu’au comptoir il lui fallait quelques longues secondes pour se diriger vers nous, ça je ne l’oublierai pas toute ma vie, comme la plupart de choses que j’avais vues alors dans la ville Leipzig.
Le retour
Ça roulait vite à travers la DDR pour rentrer à Zagreb, comme cela avait été devant nos yeux inauguré quelques heures à peine après la démolition du mur. Nous roulions à travers l’Allemagne libre et l’Europe de la liberté. Avant l’ancienne frontière avec l’Allemagne de l’Ouest il n’y avait plus de colonnes longues de dix kilomètres pour sortir. De la colonne d’il y a deux jours sur les hauteurs rappelaient les grandes banderoles de ne pas devoir quitter le pays. Elles avaient été postées par l’ancienne opposition illégale, initiative citadine et cercles qui ont pris le courage à deux mains et sont sortis dans la rue ces derniers mois : la plupart des groupes pacifistes et de prières en cercles autour de l’église protestante. Leurs appels aux citoyens de la DDR de rester, au patriotisme civique et la poursuite de la lutte pour la société libre étaient des bandes et des draps cloués sur des pieux enfoncés dans la pelouse.
Jadis la frontière terrifiante nous l’avions traversée facilement, les douaniers en uniformes vert pâle nous faisaient juste des signes de poursuivre. C’était une belle matinée du coup j’ai proposé à Šnajder d’entrer à Bayreuth, la fameuse petite ville baroque et l’endroit où a plus tard œuvré Richard Wagner. Garant au début de la rue principale nous nous sommes mêlés à la foule, petite rivière de gens de la DDR venus faire du lèche-vitrine en fait, se promenant à moitié puis à moitié faisant les courses car tout un chacun qui venait jusqu'à l’Allemagne de l’Ouest recevait cent marks, "l'argent de bienvenue". Nous sommes aussi entrés dans le grand magasin, un Karstadt, Herti ou Kauçof. Nous avions du mal à nous frayer le chemin. L’agitation, la classe ouvrière est-allemande envahissait les stands avec la marchandise exposée, certains étaient déjà à moitié vidés. C’est une scène de masse joyeuse à voir malgré le côté suffocant et toute la cohue, mais tout aussi dérangeante. Dans une petite ville paumée nous assistions à quelque chose d’intime,
les adultes, habillés modestement assouvissaient leurs modestes désirs, étaient concentrés et exaltés et sans sous sauf ces aumônes qu’ils pouvaient en amont ramasser dans toutes les banques. Que peut-il être acheté pour cent marks alors que t’as attendu vingt, trente ans ?
Jusqu’au théâtre de Wagner, construit à l’époque juste pour lui, nous avons grimpé par la rue commerçante et n'y sommes restés que quelques minutes. Je me disais que ça pourrait compter pour l’auteur dramatique de voir le lieu mythique mais nous n’avions échangé que quelques mots, avions jeté un bref coup d’œil sur la pompeuse villa des Wagner toute aussi fameuse en descendant vers la voiture garée, mais là par un petit boulevard. J’ai invité Šnajder à un verre pour que nous puissions tout de même dire qu’on avait pris un verre à Bayreuth. Devant le café étaient assis les citoyens locaux, tout était comme dans toutes les petites villes ouest-allemandes. Là non plus la discussion ne prit pas d’envol, il y avait probablement bien trop d’impressions. Nous taisions-nous jusqu’à Zagreb je ne le sais plus, en tout cas c’est comme si nous volions sur les routes. Il était clair qu’à chaque kilomètre nous laissions derrière nous le grognement de l’histoire, l’histoire allemande en grand format, et cela nous le ressentions. Que nous avions aussi participé à la fin du XXème siècle cela nous ne le savions pas. Et bien sûr non plus ce qui nous attendait chez nous. Dans six à sept mois commencera lentement une longue, sanglante guerre civile, la désintégration et l’apocalypse du pays dans lequel exaltés nous nous hâtons à cent cinquante à l’heure.
traduit par
Yves-Alexandre Tripković
la version radiophonique en croate du Territoire Leipzig II de Nenad Popović
Memoir, avec la voix de Zlatko Ožbolt, rédactrice en chef Biljana Romić, HR3