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Photo du rédacteurNenad Popović

Le théâtre pour le peuple




L’objet de cette importante étude est le Théâtre national croate (HNK pour Hrvatsko narodno kazalište) de Zagreb entre 1945 et 1955, cette époque sombre de la culture croate et yougoslave. C’est l’époque de la rigidité du parti communiste, du dogme d’un art propageant le réalisme socialiste imposé par ce « parti », d’une puissante censure et de la pauvreté généralisée. L’euphorie de la libération de 1945 pour le HNK n’avait duré que brièvement, pour ainsi dire quelques jours à peine, ce que l’autrice nous présente en nous donnant à rencontrer les membres survivants de la troupe du théâtre, qui dans l’État national croate (NDH pour Nezavisna država Hrvatska), tentant de sauver leur peau revenaient maintenant du « maquis », c’est-à-dire des rangs de partisans et lieux de refuge. C’est que la chape de plomb les a rapidement recouverts. Tout comme en Union soviétique, de la liberté créative ou d’une quelconque indépendance très vite il ne pouvait en être question, également dans ce grand atelier culturel. Le théâtre s’est vu imposer un strict contrôle du commissaire du Parti, quant au style c’est le réalisme socialiste qui devait l’emporter. Les membres fidèles du Parti bénéficiant de la protection des centres de celui-ci et leurs instructions en poches se saisirent des leviers principaux pour une bonne marche de l’édifice théâtral. La mission était simple : le théâtre se devait de glorifier, d’interpréter et de propager « les nouveaux rapports », en commençant par le répertoire axé sur les auteurs soviétiques, ou au moins ceux des pays slaves c’est-à-dire « fraternels », à savoir membres de l’Internationale communiste, en simplifié du bloc soviétique. La soviétisation devait s’immiscer jusqu’au moindre détail absurde du quotidien complexe de la vie théâtrale et c’est le sujet de ce livre. À voir la portée de l'ouvrage de Snježana Banović, qui précisément offre une matière incroyablement concrète sur une période grise, sur pas moins de huit cent soixante-dix pages imprimées - et là, d’une façon admirable, l’on trouve quelque chose entre le roman policier et le theatrum mundi sur l’être vivant et le régime hystérique, qui sans pitié aucune et avec furie - mais aussi du désespoir - tente d’en fabriquer un robot. Au cas où quelqu’un aujourd’hui, et surtout les jeunes, souhaiterait comprendre pourquoi le communisme devait échouer, qu’il lise ce livre. Il en dresse le modèle, justement parce que rédigé avec une rigueur théâtrale et une méticulosité historique. Car même si d’ordinaire publiquement fortement engagée, ici Snježana Banović tait ses positions, aussi bien sur le communisme que sur le théâtre, et se contente de suivre les écrits officiels et politiques, lit les documents d’archives, les rapports, vieilles coupures de journaux, lois et réglementations - jusqu’au règlement intérieur du HNK (!) ou les correspondances officielles sur le type de pointes et cordes pour les instruments à cordes pour l’orchestre du théâtre, cordes usées tandis que de nouvelles exigeraient d'en « importer », et comme il y en a pas, du coup l’orchestre accompagne l’opéra et le ballet dans sa formation réduite et tronquée. Le point qui en ressort est que sur de telles choses en fin de course décident les prêtres suprêmes du Parti et de l’État, souvent Vlado Bakarić ou Milovan Ðilas « Ðido » en personne.

La troupe du Théâtre de la libération populaire de Croatie devant le HNK, le 10 mai 1945.


Le paradoxe et la fascination qui surgissent de ce livre, c'est qu'une décennie qui d'un aspect esthétique et créatif il aurait été préférable d’oublier, en s’appuyant sur un matériau pesant et malgré celui-ci, Banović réussit à le transposer en un fin et intelligible relief de la sphère culturelle, un superbe bas-relief romain qui peut être ombragé par des angles différents, et ne touche pas que le théâtre. Il peut aussi être lu en tant qu’axiome sur la résistance passive et la subversivité de l’art et de la culture dans l’Europe de l’Est au vingtième siècle, tout comme d’un aspect de l’histoire des idées, et les spécialistes peuvent aussi s’en saisir en tant que recherche exemplaire sur un petit échantillon (case study), tandis que les autres pourront dans cette recherche y voir l’analyse et le portrait d’une décennie de l’histoire culturelle croate - en passant aussi yougoslave et de l’Europe centrale -, et cela par exemple parce qu'en art pictural en Croatie et en Yougoslavie le réalisme socialiste était et est resté refoulé avec succès et délibérément oublié ; enfin, Le théâtre pour le peuple peut être lu comme ce dont l’autrice a tissé son texte, ces petites histoires concrètes de personnes dont on apprend les noms et qui se sont littéralement retrouvées dans un immeuble, et parmi elles nombreuses n’étaient nullement insignifiantes. Le livre pourrait aussi être lu en tant que traité sur l’Europe de l’Est où les théâtres ont un rôle particulier de « lieu central de la politique culturelle », régulièrement en plein cœur de la ville, et sont vécus en tant que points de convergences où l’on s’attend au meilleur qui y est produit, à Vienne, Zurich, Milano et, voilà, à Zagreb. Nullement par hasard, dans ces sombres années cinquante s’y retrouvent les plus belles voix de l’opéra au monde, parallèlement on représente l’écrasant Wagner, et sans relâche et avec beaucoup de sérieux on examine la portée nationale avec l’opéra Ero s onoga svijeta en tête.


Toutes ces manières d’envisager le texte par le prisme disons culturel et philosophique s’appuient sur l’application et la persévérance de l’autrice à traiter de manière égale aussi bien les point forts que les détails mineurs et les trivialités. Le livre n’est en aucun cas la nostalgie envers les personnalités fortes, concepts ou disciplines importantes. En passant, au niveau du contenu il est quasiment pédagogique. On peut y apprendre (dit avec plus d’élégance y réviser) des choses toutes simples. Avant tout, comment fonctionnent les grandes maison théâtrales aux organisations complexes - celle-ci avec trois compagnies, l’opéra, le ballet et le théâtre - puis aussi dans quelle mesure ce genre de théâtre, qui n’est ni commercial ou comme jadis attaché à la cour, dépend du financement de l’État, sur quoi l’autrice se penche avec intérêt. Là, la dépendance du théâtre y est d’ailleurs entière. Au cas où l’État n’aurait de disposition pour le théâtre, le courant pourrait être coupé dès le lendemain. Et lorsque l’autocratie règne comme dans notre époque, comme elle l’avait aussi été dans le précédent régime oustachi, la dépendance du théâtre dégénère en dépendance envers la politique dans sa forme la plus crue, pour le moins compromettante. Et caricaturale : la classe ouvrière au nom de laquelle la révolution avait été réalisée peine d’accourir au HNK zagrebois pour voir des pièces soviétiques, et non plus les autres, tandis que le public habituel continue à affluer, mais se met à applaudir aux mauvais endroits ou aux pièces suspectes. L’autrice nous apprend en passant que ce public dans le jargon du régime est appelé « le vieux public » et qu’il fallait s’en débarrasser ou le rééduquer. Une pure grotesque politique attendait l’opéra. Dans le répertoire du dix-neuvième siècle, l’on intervenait dans la dramaturgie et la mise en scène en vue de souligner leur conscience de la critique sociale, pour ainsi dire la justesse politique des sujets et personnages de l’opéra. Les costumes et le décor sont tout aussi discutables, car trop bourgeois, aristocratiques. Une des membres en vue du Parti s’en horrifiera, et le directeur du théâtre restera bouche bée. Les membres de l’Agitprop, experts du Comité central, débattent si le public doit s’amuser (rire) dans les comédies, c’est-à-dire en regardant quel genre de comédie faudrait-il s’adonner au rire et auquel non, tandis que l’opérette est entièrement remise en cause car n’ayant aucune fonction éducative si ce n’est celle d’un amusement indigne - remarque Banović. Même si le livre lésine avec les informations sur l’opérette dénoncée, cela est probablement dû au fait que c’est à cette époque-là qu’elle s’était éloignée et partant à l’autre bout de la ville à Kaptol se reconstituer à l’opposé de la maison-mère et du coup formellement n’appartient plus au sujet. Aussi, nous aurions apprécié de lire son avis sur le fait que dans ces temps durs les pièces de Branislav Nušić avaient été régulièrement mises en scène, et qui plus est avec succès. Certes, il avait été prescrit que le public (le peuple) devait être familiarisé avec les œuvres des peuples yougoslaves fraternels, mais le lecteur se pose automatiquement la question si « le vieux » (tout comme « le nouveau ») public n’appréciait pas l’actuelle satire politique. La classe des fonctionnaires du Parti s’était dès lors rapidement gentrifiée. Dans ce sens, Nušić était peut-être même le catalyseur du théâtre subversif, et sans doute celui du théâtre dans le théâtre du HNK. Madame la ministre (allusion d’une des pièces les plus connues de l’auteur serbe Branislav Nušić, NdT) : Bela Krleža en tant qu’épouse de l’écrivain coopté au sommet du Parti, qui plus est dans le cercle exclusif de Tito, se fournit dans les « magasins diplomatiques » tandis que les autres membres de la troupe mangent à la cantine.


Toutefois, c’est avec beaucoup de soins et un grand sérieux que l’autrice traite l’essentiel - comme Tito Strozzi qui au Théâtre du HNK énergiquement, sans s’épargner, tentait de réformer les concepts de la mise en scène et du jeu d’acteur, convaincu que les jeunes comédiens qui arrivaient, il fallait les éduquer et former, créant au sein de la maison une sorte de troupe dans la troupe. Réunis autour de lui déjà au début des années cinquante, voici Pero Kvrgić et Kosta Spajić, futures égéries du Zagrebačko dramsko kazalište (Le Théâtre dramatique de Zagreb) dans la rue Frankopanska, théâtre plus tard portant le nom de Branko Gavella.

Tito Strozzi avec les élèves de Zemaljska glumačka škola, l'école de comédiens, 1947.



La vedette Ervina Dragman

Banović documente comment dans l’époque esthétiquement apathique entre 1945 et 1955 une certaine quoique lente désidéologisation s’opère seulement après l’excommunication de la Yougoslavie de l’Internationale communiste, grâce à Strozzi - et au charismatique Branko Gavella, dont le retour à HNK avait été attendu impatiemment comme si dans l’immeuble du HNK résonnait le compte à rebours - avait été esquissé le projet et le noyau de deux institutions qui allaient profondément changer le paysage théâtral de Zagreb, tout comme de la Croatie. Strozzi et les conséquences : avec le théâtre dans la rue Frankopanska, sur la place Mažuranić dans la salle de sport de Kolo/Partizan avait aussi été fondée l’Académie théâtrale en tant qu’institution académique autonome ; sous le nom actuel Akademija dramske umjetnosti (L’Académie d’art dramatique), c’est une faculté complexe faisant partie de l’Université de Zagreb, et qui ne fait pas que « servir » les théâtres mais est l’ancrage central de la formation académique spécialiste pour les médias modernes comme le cinéma et la télévision.

Mais ce n’est encore qu’un des thrillers de la mer morte théâtrale du HNK et de la situation sociale globale croate et yougoslave. Parmi les dramatis personae l’on trouve ici brièvement mais d’une manière palpable les personnages portraités de Miroslav et Bela Krleža, d’où il devient tout à fait évident que la trilogie sur les Glembay est en fait le pré-texte du théâtre croate en général. Sans elle, il n’y aurait eu de théâtre dans toute son ampleur.


Marijan Matković en tant que directeur du théâtre chez Snježana Banović apparaît comme un personnage d’une brillance extrême dans les temps troubles. Elle le décrit balançant entre les injonctions du Parti et le désir de moderniser et assurer l’autonomie d'un théâtre malmené, qui souffre de l’État depuis 1941. Il est traité quasiment comme un roman dans ce roman. L’homme fidèle au théâtre Marijan Matković, son propre parti l'obligera à démissionner : le Parti le discipline et rejette sans aucune raison valable alors qu'il n'est coupable de rien. Dans Le théâtre pour le peuple, il n’est pas aussi réjouissant de lire sur tout comme sur l’esquive et le défilement des chanteurs d’opéra et danseurs de ballet qui résistent aux temps durs avec humour et larmes. L’arrêt du destin professionnel de Matković est aussi un texte d’un autre grand genre croate, le conflit interne de la gauche littéraire analysé par Stanko Lasić, cette fois-ci dans la géométrie après 1945. Lorsque le jeune Matković devient le directeur du théâtre, l’emblématique comédien Vjekoslav Afrić a rejoint les partisans dynamitant ainsi le commandement germanique au HNK en l'époque oustachie, là absent car invité à occuper un poste de haut fonctionnaire à Belgrade, et Krleža, à qui ont été pardonnés les péchés anti-barbares (Dans son texte polémique Dijalektički antibarbarus / L'Antibarbare dialectique publié en 1939 dans la revue littéraire Pečat, l’auteur s’attaque aux écrivains de son bord qui à défaut d’avoir du talent ne sont que des ouvriers politiques aux ambitions littéraires. NdT) devenant l’écrivain étatique numéro un évoluant loin dans la stratosphère, le jeune homme de gauche Matković, l’authentique homme de culture tombera comme un simple soldat sur le champ de bataille du théâtre, peu importe qu’il s’agisse du plus important théâtre en Croatie et Yougoslavie. Les clebs qui l’ont mordu sont bien sûr des écrivains et penseurs de troisième zone, des exécuteurs subalternes du Parti, travestis par exemple en « critiques de théâtre » (en mission). Ce coup de pied sur Matković et son expulsion hors des murailles, l’autrice les suit d’une manière attentive, vraisemblablement car cela symbolise la chance manquée pour quelque chose de bon, une projection réelle dans une époque qui se voulait neuve. Le petit thriller sur Matković se lit tout autant comme une nouvelle désespérée exemplaire due à un autre facteur. Le « cas » de la gauche de Marijan Matković est l’histoire sur la victoire du marécage qui, comme nous le savons, demeurera la constante et le facteur déterminant aussi après l’ère du communisme ; le terme inventé ultérieurement par l’historien Ivo Banac vaut à rebours. Pour les années après la Deuxième Guerre mondiale, Banović nous présente le Marécage avec ses mêmes faiblesses quant à la qualité de la facture humaine, son obsession destructrice des grands talents. La constante du marécage croate décrite ici résonne chez le lecteur. Sept décennies plus tard, que l’on veuille ou non, nous remarquons que son pouvoir est plus durable que tous les régimes, dit d’une manière plus élégante : il les transcende.


Dans la partie comédiographique du traité de l’autrice sur le conflit entre l’art et le pouvoir sur huit cent pages, il faut inclure ce conflit monumental qui n’avait pas été résolu par la confrontation, par lui-même, mais : est apparu deux ex machina. En effet, en 1948 est subvenu un événement effectivement extra-théâtral, lorsque les communistes yougoslaves et leur État, sous le coup de la décision de l’Informbiro - l’Internationale communiste -, avaient été in corpore excommuniés de la communauté des pays communistes. Tito, Ranković, Ðilas, Kardelj ont du jour au lendemain atterri sur la liste noire, et au HNK l’ordre de jouer les auteurs soviétiques pouvait à peine être freiné : adieu la poétique théâtrale, ce sont les autres qui se transforment en raisons d’État et du Parti. Présentée sur le micro-matériel du HNK et son répertoire, au sein de cette comédie brille toute la puissance de la méthodicité, « l’austérité » de Snježana Banović. Pistant des matériaux d’archives et coupures de presse, de ce moment tout de même historique, elle déniche un véritable bijou. Dans le silence avant le début d’une pièce, un activiste du Parti dans l’auditorium « spontanément » scande le slogan en honneur du Generalissimus Staline, sans savoir que cette époque vient de s’achever et qu’il ne faut plus s’adonner qu’aux slogans en l'honneur du camarade Tito. Théâtre dans le théâtre du HNK de Zagreb : la comédie est aussi l’instauration de l’autogestion, de conseils d’ouvriers dans l’organisation théâtrale. Personne n’a la moindre idée de qui consulte qui, qui prend des décisions et sur quoi - alors que tous décident de tout sachant que ce sont tout de même encore le directeur du théâtre et les directeurs artistiques du Théâtre, de l’Opéra et du Ballet qui ont le dernier mot. La succursale du Parti (responsable du cadre général) se consacre à tout-va à la distribution de rôles, costumes etc. La précision de Snježana Banović est incroyable, tout comme ses nerfs solides pendant qu’elle feuillette

des matériaux poussiéreux. Elle analyse et présente non seulement le brassage du vent lors des réunions, elle a même trouvé des caricatures qui ont été dessinées lors de ces cénacles, sur les marges des ordres du jour et décisions de divers « organes ». L’esprit du temps transposé, sa transmission de ces moments pour ainsi dire assurée en live, fait plonger le lecteur de la manière la plus directe qui soit, et c’est une des plus authentiques performances de ce livre. De temps à autre, on voit s’entrebâiller la vue sur le grand tableau du Bon Gouvernement de Sienne : un comédien demande huit jours de permission pour rentrer chez lui en Slavonie afin de pouvoir manger à faim pour être en condition physique et pouvoir assurer les représentations. Nous apprenons aussi que de Zagreb à Rijeka, on voyageait en passant par Ljubljana, et les tournées là-bas étaient une si grande entreprise logistique que même l’armée prêtait main-forte. Anecdote non sans importance. En arrière plan de cette entreprise irrationnelle est refoulé le fait culturel et politique de premier ordre que les tournées à Rijeka étaient des impératifs politiques. Cette ville, il fallait encore l’intégrer à la Croatie et la Yougoslavie ; encore dans les années cinquante il était important que là-bas puisse « résonner la parole croate » - à savoir au Teatro Verdi. Dans le texte soudainement les grosses cloches sonnent la sainte « question nationale croate », tout comme yougoslave : le problème de Sušak et de Rijeka, le ridicule changement de la dénomination du Teatro Verdi en Ivan Zajc, les lobotomies fascistes, communistes et ethno-nationalistes sur la chaire vivante de la ville sur la rivière Rječina, toujours à l’aide de l’armée. Non seulement lorsqu’il s’agissait des tournées de La Bohème et de la Cavalleria rusticana. Avec la dernière, le HNK y avait vraiment séjourné, l’ironie n’aurait pas pu être plus grande ; si cela n’avait pas été une petite plaisanterie théâtrale pour remplir les obligations patriotiques, alors e ben trovato. Celui qui s’adonnera à ce livre ne pourra s’ennuyer.


Même si disposée d’une façon bien concise, chronologiquement, presque comme sans couleur, goût ou odeur ; dans le style de la théâtrologie classique de Nikola Batušić et conservateur dans sa facture historiographique. Vers l’extérieur, rien n’y est attirant, même pas le titre, qui avec « le théâtre pour le peuple » répète la phrase essoufflée de l’agitprop - tout comme avait été neutre le titre de la précédente étude dramatique sur le même théâtre sous l’État-monstre du NDH intitulée tout simplement L’État et son théâtre (Država i njezino kazalište). L’époque est à la nouvelle génération d’auteurs. Lors de la génération précédente, les chercheurs cruciaux et infiniment influents étaient des essayistes. Les livres de Stanko Lasić Sukob na književnoj ljevici (Le conflit de la gauche littéraire, 1970) et Ruska avangarda (L’avant-garde russe, 1984) d’Aleksandar Flaker, avaient alors été lancés dans la vie publique comme des matériaux hautement inflammables et déterminant d’importants et durables débats, provoquant un effet traumatisant, aussi bien positif que négatif. Tandis qu’aujourd’hui les chercheurs les plus vigoureux cultivent l’euphémisme. Dans le geste des travaux académiques neutres et sur pratiquement les mêmes sujets comme à l’époque de Lasić et Flaker - sur la liberté, l’assujettissement, la créativité et la répression – là, Snježana Banović et Ivo Goldstein écrivent d’amples anatomies et topographies étouffant le ton de leurs positions et engagements. Dans la grande monographie Židovi u Zagrebu (Juifs à Zagreb) intitulée d’une manière concise, Ivo Goldstein a fait passer un portrait culturel, politique, sociologique et, étonnamment, urbanistique du Zagreb moderne, tandis que Snježana Banović dans deux tomes neutres sur le HNK écrit sur les modèles catastrophiques d’une petite culture. Nous rappelons que chaque État changeait de nom à l’immeuble de Hellmer et Fellner, tout comme à la place qu’elle domine. Les livres de Lasić et Flaker, qui à l’époque avaient provoqué la déflagration sur la scène yougoslave, et traitaient tout comme elle le réalisme socialiste, étaient des essais à thèse et des propositions pour le débat, tandis qu’aujourd’hui Banović étale d’une manière impassible et objective (tout comme Ivo Goldstein), en informant et enfilant les faits, noms, dates et temps de passage, plutôt dans le style détaché du ministère public que d’une plaidoirie intellectuelle. Avec cet effet que dans son premier tome elle ne pouvait pas ne pas rapporter la terrifiante, sombre et mortelle image du NDH et « son théâtre » où les instants humains consistent à ce que certains comédiens Serbes ne soient pas amenés - à la potence. Là, le souci du détail et l’objectivité mettent en lumière les faits qui ont permis le grand saut quantitatif du théâtre dans les premières années du communisme et le grand respect dont il faisait preuve, et cela jusqu’à la régularisation des droits sociaux et de travail des ouvriers du théâtre. Jusque-là les comédiens avaient été plus ou moins traités de bohèmes et amuseurs, et la Yougoslavie communistes leur concède le statut de fonctionnaires. C’était, si l’on suit l’autrice et ses données, une époque fondatrice. Nous nous moquons aujourd’hui du paradoxe de l’artiste-fonctionnaire, mais à l’époque, lorsqu’il fallait pouvoir se procurer des chèques-repas pour la cantine, les choses apparaissaient autrement.


Sur le plan large, Banović expose que l’infrastructure théâtrale croate actuelle est dans sa grande partie l’œuvre des années juste après 1945, et ce fait elle nous le délivre sans retenue et le rappelle aujourd’hui lorsque les ambitions culturelles ne sont pas plus que provinciales. Dans ce sens, l’historienne du théâtre a fait passer un autre problème bien plus important du HNK zagrebois. En nous mettant sous le nez les chiffres et les données, les biographies et les portées artistiques ainsi que les chutes, elle a fortement ombragé la stricte image de la béate « Histoire croate », tout en se moquant de nous-mêmes, qui tous sur le théâtre et l’histoire croate savons tout et avons un avis, nous tous les 3, 9 millions.


Nous pouvons à la fin de cette impression ajouter que les recherches devaient être bien importantes pour pouvoir réaliser ce livre. Ceci est visible de par sa méthode du récit, la structure de l’histoire, réduisant les citations à l’essentiel, où l’autrice aide aussi le lecteur (non-académique), comme avec l’excursion de ce qu’est le réalisme socialiste. Aussi, les reproductions de photographies et documents imprimés ainsi que des esquisses de scénographies sont disposées de sorte à pouvoir avant tout transposer l’esprit et l’arôme de l’époque, et en sont bien moins des « éléments de preuve » pour appuyer le texte ou de la documentation ordinaire. Et c’est bien sa grande habileté qui le lui permet. Peut-être grâce à l’obsession de l’autrice pour cette histoire, « l’Histoire du HNK », et non pas le besoin d’une « présentation académique du travail scientifique dans une forme imprimée ». Même aussi imposant, ce livre invite le lecteur. C’est pourquoi c’est comme si cette grande narration de Banović requiert une suite. Une nouvelle descente dans les caves d’archives, encore cinq ou dix ans d’extraction. Inacceptable bien entendu, mais le récit est excellent. À moi, qui dois être un adepte bêta des suites romanesques, à la dernière page j’avais quelque peu de la peine que ça soit fini, car dans tous les bons romans la question est : et alors, que s’est-il passé ensuite ?

En faveur d’une suite souffle l’esprit du théâtre politique de Siegried Melchinger qui lévite au-dessus de ce travail : le théâtre politique ne s’arrête pas. Et l’année 1955 est en plus le début d’une ère avec le jeune Vladimir Habunek et le mature Branko Gavella, qui est revenu à Zagreb et est pointé dans le livre. Mais l’ère qui suit est toutefois plus qu’exigeante encore. Elle culminera avec le grand théâtre de la mise en scène de Kosta Spajić, sans parler des deux miracles, celui de la fondation par Vjeran Zuppa du Teatar &TD et du miracle nommé Festival d’été de Dubrovnik (Dubrovačke ljetne igre). Mais elle les a en partie abordés dans plusieurs fragments élaborés dans le volume d’études et essais théâtraux-historiques Kazalište krize (Le théâtre de la crise, 2013).

Snježana Banović enseigne à l’Académie d’art dramatique de Zagreb. Son livre Le Théâtre pour le peuple. Le Théâtre national croate à Zagreb 1945-1955 du socréalisme à l’autogestion (Kazalište za narod. Hrvatsko narodno kazalište u Zagrebu 1945.-1955. od socrealizma do samoupravljanja, 2020) est publié par la maison d’édition zagreboise Fraktura.




Traduit par

Yves-Alexandre Tripković




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Snježana Banović : Le théâtre pour le peuple

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