Nenad Popović : Le Monde dans l'ombre. Étude
Dragutin Trumbetaš : L'archipel des travailleurs migrants
Sur les travailleurs migrants croates, on ne manque pas de connaissances. D’autant plus qu’en Croatie existent plusieurs institutions qui se consacrent à étudier la vie de cette partie de la population. Scientifiquement fondées, elles indiquent les spécificités de ce phénomène : enquêtant sur la durée du séjour de ceux qui sont restés à l’étranger ou encore s’ils comptent revenir des pays où ils avaient décidé d’aller d’eux-mêmes ou auraient même pu être invités. Un projet s’intéressait à la « fuite des cerveaux » à long terme, pointait les causes en concluant que le départ n’était pas uniquement dû à un désir d’une prospérité matérielle, mais ceux assoiffés de découvertes étaient tout autant motivés par ce souhait d’acquérir de meilleures conditions de travail. L’institut des migrations et nationalités et un groupe spécialisé à l’Institut des recherches sociales à Zagreb avaient présenté au public un bon nombre de faits qui depuis le début des années 60 du siècle dernier représentent cette partie indissociable de la réalité sociale. Hrvatska matica iseljenika¹ tente non seulement d’éclairer ce phénomène, mais tout autant de maintenir les liens avec les émigrants, en assurant la nécessité de cultiver l’héritage des origines.
L’intention de Nenad Popović n’était pas la quantification ou encore la systématisation du phénomène mentionné parmi les migrants - les Gasterbeiter², la main-d’œuvre temporaire, travailleurs immigrants ; remarquons juste que le terme en soi sonne quelque peu grossier. Il ne s’est occupé de cet aspect de leurs vies qu’en l’effleurant. Popović démontre à quel point il est familier de sa genèse durant les décennies passées, mais sait aussi comment ces participants sont traités dans les pays dans lesquels ils se sont retrouvés, de même comment ils sont perçus dans leurs pays d’origine, par l’État, la communauté ou encore la famille. Mais ce n’est pas uniquement là que réside la valeur de ce livre. D’autres auteurs ont tout autant traité cette thématique-là et peut-être même, vu leur vocation professionnelle, en savent plus sur cet ensemble de la population. Ce qui rend ce livre intéressant est la manière avec laquelle Popović approche la thématique. Nous trouvons dans le livre ce que nous rencontrons rarement dans la littérature spécialisée ou encore nous apprenons des récits de ceux qui fortement impactés par leur séparation du milieu qui était jusque-là le leur sont incités à certaines conclusions. L’écrivain lui-même était dans ses années de jeunesse éloigné de son pays d’origine et déjà à l’époque, et le temps passant plus encore, il saisit les implications en corrélation avec ce statut de personne « déplacée ». Il décida enfin de présenter au public ses connaissances qu’il puise de ses impressions. Et ce n'est qu'alors qu'il devint clair à quel point il avait longuement gardé ses souvenirs, les comparant avec les connaissances qu’avaient atteintes d’autres scientifiques ou écrivains, comme Czesław Miłosz par exemple. Sauf que ce ne sont nullement des emprunts. Nenad Popović est bien trop réfléchi et au courant de la richesse de la littérature en plusieurs langues sur le phénomène dont on parle pour réduire son originalité. Ce qu’il avait à dire n’est non plus l’assentiment à une image simplifiée des « ouvriers au travail temporaire à l’étranger » - comme cela se disait à l’époque d’une manière inadéquate. Il est l’impitoyable critique de toute tentative qui calmerait les tensions de ce phénomène complexe, contradictoire, surtout lorsqu’il gagne des intonations politiques.
Aussi bien dans les sociétés socialistes que post-socialistes, ceux qui se sont envolés vers l’inconnu partagent ce sentiment que leur appartenance primaire compte beaucoup pour eux, tout comme cette conviction que leur milieu ne leur assurait pas suffisamment les besoins vitaux croissants. Et même après le départ, ils ne savent pas exactement à laquelle de ces deux aspirations ils céderaient la priorité. Le doute subsistera tout autant pendant les vacances dont le point de chute sera là où ils avaient passé leur jeunesse, et ira même jusqu’à grossir. Ce n’est que leur descendance qui dans ce nouveau milieu sera moins mal à l’aise.
C’est rare de voir à quelle profondeur Nenad Popović s’aventure à la recherche de ce sujet vieux comme le monde. Et pour l’illustrer, il n’a pas choisi par hasard ces écrivains qui éclairaient au mieux la compréhension de la position des gens à la marge des sociétés. Il y a longtemps déjà qu’il écrivait sur Les Marginaux de Hans Mayer. Sauf qu’à l’époque on ne pouvait pas savoir d’où lui venait cet intérêt pour leurs destins. Là nous comprenons qu’aux marginaux de Mayer nous pouvons joindre aussi les Gasterbeiters.
Les premières pages du livre sont consacrées à l’analyse du mot étranger - Gasterbeiter, pour cela l’auteur recourt à certaines langues européennes en vue d’expliquer le terme. Le lecteur est ainsi introduit dans le texte, mais ce ne sont que dans les pages qui suivront que seront dévoilées les vérités qui le préoccupent le plus. L’auteur tente de présenter ce « monde dans l'ombre » tel qu’il l’a vécu lui-même, mais tout en cédant la place à suffisamment de questions pour inciter le lecteur à développer sa propre réflexion. Les associations provoquent une impression forte et il n’est pas aisé d’expliquer comment il est possible de jouer de ces questions tellement sérieuses tout en proposant plus de vérités sur le sujet de la recherche que cela ne se fait d’ordinaire. D’autant plus que ce livre ne compte que quelques quatre-vingt-dix pages sans compter une trentaine de pages d’annexes, qui jettent un éclairage plus détaillé sur les intentions de l’auteur.
Le livre nous offre aussi des photographies, l’affinité de Nenad Popović de longue date, qu’il considère, à en juger par beaucoup de choses, en tant que représentation fidèle de l’état de l’homme et de son « âme ». La photographie ne ment jamais est le titre d’un des chapitres du livre de Stanley Cohen³ Les États du déni. Sauf que toutes les photographies n’ont pas la même portée (ce qui dépendra de l’angle de vue - comme dirait le philosophe), mais ne l’ont que celles dont le message est difficilement réfutable et dont la vérité est impossible à échanger contre une autre. Et ce sont justement de telles photographies que l’auteur déniche (comme il le faisait avec les photographies qu’il incluait dans certains de ses projets de la maison d’édition Durieux). Dans le regard ou la position du corps de ceux qui partent ou arrivent, des sacs surchargés, de l’apparence de l’immeuble où sont installés les travailleurs immigrés. Popović décèlera plus sur leurs vies que ne le fait l’opinion publique standardisée. Cela lui réussit tout autant par le biais des éloquents dessins de Dragutin Trumbetaš, qui évoquent la situation de nos ouvriers ou ouvrières en Allemagne, et qui sait où encore.
L’exceptionnelle imagination de l’auteur lui permet de plonger dans la vie de ces gens et c’est la plus précieuse partie du livre. Lorsqu’il entend ce que ces malheureux, mais aussi les bienheureux, plus rarement des vantards, disent, même s’ils se taisent souvent, cette énigme il la revêt dans le parlé qui dévoile leur position ambivalente.
Il n’oublie pas non plus ceux qui au pays d’origine se voient séparés d’un ou deux membres de la famille, de leurs proches, d’amis. Comment remplir le vide qui s’installe avec leur départ ? Car, « soudainement une place se vide, juste comme ça, alors qu’il n’est pas question de la mort, de la maladie ou de quelque chose dans cet ordre-là. L'un d'eux quitte la scène, part dans le vestiaire, disparaît par la porte de derrière » (page 43). Le départ concerne tout le monde, « c’était une défaite collective, le cruel éclat de la vérité. Et de la conscience de l’impuissance de ceux étant présents à empêcher le triste événement, ce départ de l’un d’entre eux » (page 43). Ceux qui restent, non seulement ils les jalousent, car certains avantages du départ sont évidents, mais ils tentent à la fois de rationaliser la perte. D’où la consolation que « les Fritz épargnent et ne bouffent que dalle, pas comme nous qui dégustons sans cesse des cochons de lait et sirotons le spritz… » (page 43). Eux, ils « bossent comme des malades », tandis que nous « cultivons l’art de vivre (page 43).
Et celui qui le cœur lourd quitta son pays, comment supporte-t-il le changement ? L’ancienne vie était chargée du « déficit et tristesse » et c’est pourquoi le nouveau milieu ne saura le décevoir plus encore. Il sait qu’il ne doit s’attendre à quoi que ce soit de sa part. « …il ne doit pas tomber dans l’amour pour celui-ci, de même il ne lui en voudra jamais pour quoi que ce soit. On le nomme l'hôte, mais il sait qu’il n’en est rien. Il n’a pas été admis en tant qu’invité, mais en convalescent. Suite au trauma. Le départ volontaire, le pire de tous » (page 52). À peine arrivé, et au cas où « il n’aurait pas de chance », au travail les supérieurs s’adresseront à lui avec condescendance, « comme les parents s’adresseraient aux enfants qui ne savent pas parler encore » (page 54). « L’impuissant travailleur migrant sur la ligne de montage est avec ses trente ans ramené à l’état d’un gosse. Il lit sur les lèvres pour saisir ce qu’on lui raconte et ordonne ; il n’ose pas répondre, ne pouvant rivaliser. Poupée ridicule acquiesçant de sa tête. Il arrive que le rire résonne dans tout l’entrepôt, comme il est con celui-là » (page 54).
Au début, il est seul, peut-être que dans sa chambre étroite il « lèche ses plaies », au cas où il ne se dirigerait pas vers la gare à la rencontre de ses compatriotes. Lorsqu’il ne supporte plus la solitude, il ose inviter le voisin pour prendre un verre. Si celui-ci accepte l’invitation, il se réjouira. Plus tard, surtout si sa famille se joint à lui, et les enfants vont à l’école, la situation change. Il n’est plus « l’homme zéro », le voilà déjà assis à la terrasse avec les indigènes, il se transforme en membre à part entière de la société, le bavardage coule de source. Sauf que dès que la conversation gagne en profondeur et les uns et les autres commencent à se remémorer des temps anciens, là « se creuse la limite ». Popović démontre sa capacité à remarquer jusqu’où s’épanchent la compréhension et la
conversation spontanée qui allait de soi jusque-là. Comment se comporte alors « notre homme » ? « Lentement tu te concentres sur l’écoute, tu remplis les verres, là tu ne fais plus qu’assister. Tu ne partages pas leurs souvenirs, tu ne maîtrises pas le vocabulaire différentiel pour un tel discours profond, associatif, allusif. L’humour, l’ironie et l’argot sont sur l’autre rive du parlé que tu as appris au boulot, à la télévision, des journaux sportifs et magazines féminins. Tu touches le fond. Les imiter t’aurait compromis, tu ne peux même pas te permettre de rire avec trop d’aplomb à leurs anecdotes. Et même ce avec quoi toi tu pourrais participer dans cette phase de la conversation n’aurait pas juste sonné exotique, mais aurait interrompu net la projection, dissipé l’ambiance. « Vous savez, chez nous aussi à Livno », aurait sonné plat, trop généralisé. Les gens auraient sursauté, se seraient abaissés au niveau de la politesse : « Ah oui, dites donc » (page 59).
Comment est-ce que l’ancien milieu, selon un autre modèle, se comporte envers celui qui aurait « réussi » ? Il s’est installé, a épousé une étrangère, du coup il est de moins en moins « des nôtres ». Ou, il est des nôtres, mais à l’étranger. Et cela dans les meilleurs des cas. Le plus souvent, il est « généralisé, il est incorrigiblement étranger : au cas où il construirait sa maison sur la côte, le voilà en vrai étranger ou en Gasterbeiter de « longue date », peu importe. En amenant son époux ou son épouse pour les présenter et apprendre à se connaître s’achève le premier acte (page 32). Et le silence autour de lui s’accroît, l’incertitude s’estompe. Les nouvelles expériences sur ces territoires de l’Europe démontrent que des ensembles entiers de la population disparaissaient ou se raréfiaient, ainsi considère-t-on que nos gens à l’étranger étaient tout de même confrontés au « moindre mal ». Leur absence est « volontaire » - cela peut être vu aussi de cette manière-là. « Les destins des travailleurs migrants, l’intelligence les ressent probablement comme une opérette. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il leur manque ? (À d’autres manquent la tête, la maison, la sœur) » (page 67). Quelques pages en arrière Popović explique déjà ce qui a contribué à un tel changement de la perception. « L’année 1991, par contre délimite l’avalanche des travailleurs migrants car là l’image s’embrouille à nouveau. À cause de l’agression militaire contre la Croatie et l’état de guerre, jusqu’à l’été 1995 dans d’immenses vagues de gens en fuite, l’on s'échappe en se planquant à l’étranger. Quelle est la proportion entre les simples travailleurs migrants et les réfugiés de 1991 aux années qui ont suivi, il est difficile de le dire hâtivement. De même qu’il est difficile de dire qui serait un pur travailleur migrant et qui un pur réfugié. Il en vient au déversement des deux formes, de l’émigrant politique classique et du travailleur migrant » (page 25).
Est-ce que les conditions de vie des travailleurs migrant de Croatie ont changé et l’ombre qui les couvrait commence-t-elle à être traversée par des rayons de lumière la rendant moins opaque ? Les premiers qui ont quitté l’anonymat sont ceux qui ont acquis une reconnaissance mondiale pour les exploits dans divers domaines de la vie, même si ces individualités ne sont pas toujours accueillies ici comme cela aurait pu être espéré. Les Croates qui continuent à vivre dans l’ombre de l’immigration, et selon les données de 2006, on en compte plus de 700.000 (page 89), savent que l’ancien statut leur assurait la protection lorsque cela avait été le plus nécessaire, tout en continuant à ressentir la division. Et ce ne sont que les générations de leur descendance qui cesseront de s’épuiser par des questions de l’appartenance, devenant des citoyens avec des perspectives d’amélioration qu’ils auraient du mal à atteindre dans une démocratie transitionnelle. Dans le pays d’origine les sympathies envers les travailleurs migrants peuvent se maintenir, donc aussi à un niveau public, même si alors instrumentalisées. La politique s’accaparait de leurs gains, là elle peut aussi leur ôter l’âme. « Ils avaient été avant tout dupés pour les sentiments » (page 86). Évidemment, demeure actuel le : « Restez là-bas et envoyez l’argent… » (page 86).
Leurs sentiments purs, et l’aide immédiate à la Croatie qui souffrait dans la guerre récente, avaient été bafoués. Ils sont devenus des « idiots utiles ». Et même les Croates en Bosnie-Herzégovine, présentés d’une façon inappropriée en tant que diaspora, ce peuple « triste à qui il faut accorder le droit de vote et la gérance du pays d’origine jusqu’à son annexion naturelle. Les Croates canadiens, australiens, ceux de l’Europe de l’ouest ne sont plus qu’une quantité négligeable, l’éphémère décoration de Noël… Par le même tour de la « diasporisation » ont été bernés durant les années quatre-vingt-dix les Serbes croates, bosniaques, humainement déplacés, les Croates (qui aujourd’hui peuvent jouir des bienfaits de vivre à Knin et à Kistanje), tout comme les Croates Herzégoviniens - traditionnellement la population de travailleurs migrants aussi classique que tragique, qui avait été stylisée dans leur pays en tant que minorité autiste, puis dans l’autre en soldats et machines à voter. Il n’y aurait rien d’étonnant si après tout ce soit justement eux qui se sentiraient le mieux en tant que travailleurs migrants en Allemagne : dépaysés de leurs deux « pays d’origine » (page 86).
Les dernières phrases appartiennent déjà au vocable politique, alors qu’elle n’est pas prioritaire dans l’approche de l’auteur. Ce qui l’intéresse le plus est cette partie intime, cachée - cette importante partie de la vie du migrant. L’ombre dans laquelle ils vivent, l’auteur s’en saisira comme d’une incitation à créer une œuvre non conventionnelle et provocante. À quel genre appartient-elle ? Le sous-titre dit que c’est une étude. Ce qu’elle est, mais c’est tout autant l’émanation de la maîtrise de plusieurs disciplines des sciences sociales, entremêlées par cette capacité de l’auteur à s’identifier à la psyché des gens partagés entre deux patries ou n’en ayant qu’une seule, toute nouvelle.
Traduit par Yves-Alexandre Tripković
¹ Organisme croate des émigrants, fondation privée qui fait office de centre culturel et pédagogique institutionnel, où l'on peut apprendre le croate, s'intéresser au patrimoine vivant, au théâtre et aux folklores régionaux.
² Le terme croatisé gastarbajter s’est installé dans le langage courant croate.
³ Stanley Cohen (1942 - 2013), sociologue sud-africain spécialisé en criminologie, connu pour avoir inventé l'expression « panique morale » et en avoir développé le concept sociologique. Son travail a été récompensé en 2009 par le Prix pour réalisations exceptionnelles de la British Society of Criminology.
Nenad Popović
(Le Monde dans l'ombre)
Pelago, Zagreb
2008
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Découvrez l'entretien avec Drago Trumbetaš réalisé par Nenad Popović