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Photo du rédacteurIgor Žic

Punk anarchique pour le XXIe siècle


Milko Valent






Ayant dévoré le livre en une nuit, deux impressions qui indirectement l’expliquent avec précision se sont imposées à moi. La première est l’excellent début du documentaire du concert des Sex Pistols à Brixton en 2007. Julian Temple, avec une abondance servie en finesse, à l’aide de plusieurs caméras capte l’ambiance avant le concert : turbulents punks là grassouillets et usés, trente ans après leur heure de gloire lorsqu’ils baignaient dans le vacarme névrotique. Ce qui fascine c’est le public, essentiellement tout aussi flétri que ses anciennes idoles, épuisé, souvent sans dents et aux étranges coupes de cheveux, chantant le chant patriotique There’ll Always Be an England de - 1939 ! Quelques minutes de pure magie puis, l’excellent concert du groupe haï, dont les membres survécus apprirent peu ou prou à jouer de leurs instruments. La deuxième impression touche au roman de Krleža Je ne joue plus (Na rubu pameti), imprimé en 1938, peu avant la création de la chanson de Vera Lynn. Voici la citation : « Dans la vie tout est une question de succès, et le succès en soi signifie le sommeil : le sommeil confortable avec l’eau chaude et l’eau froide, le sommeil sans mal de dents et sans moyens particuliers pour pouvoir s’endormir, un sommeil calme, sain, lorsque la conscience dort et que la raison n’agit pas, lorsqu’on voyage dans les meilleurs trains-couchettes en fumant le meilleur tabac. Le succès est un but en soi, à soi-même et pour lui seul, succès pour succès, et pour le succès tout : grands et petits mensonges, dîners, thés, cercles, amitiés, arnaques, haines, guerres, carrières. »


Le génie du chaos cosmique

Fixant les axes de ce vaste « roman brutal anglo-croate sur la pauvreté », on devrait s’intéresser à « une nouvelle contribution pour la biographie » du génie effréné pas toujours accueilli avec ferveur. Génie est un mot lourd de sens et, tout comme la plupart des mots à l’époque sans pensées rigoureuses, généralement obsolète. Valent est le génie du chaos cosmique, qu’il met en forme minutieusement à son image. Il est âgé, fatigué, usé, mais inarrêtable, bien organisé, assidu et rempli de foi que l’art ait un sens - même lorsqu’il n’y a pas d’oseille. Sa liberté est payée chère par la vue d’un frigo vide, mais il a choisi ce chemin lorsqu’il avait refusé de rester à l’université en tant qu’assistant au département de philosophie. Il a opté pour la marche imprévisible sur le bord, balançant de droite à gauche. Donc, dépassant légèrement les bords…

Il se définit lui-même sur les rabats du livre : « Je suis l’ouragan de cinquième catégorie / Je suis l’œil du cyclone de la solitude dans laquelle vit la banalité du monde / L’énergie de mon écriture me fait héritier de Janko Polić Kamov et des femmes courageuses telles que Marija Jurić Zagorka et Ivana Brlić-Mažuranić. » À chaque fois que je lis les romans de Milko Valent (et je suis un des rares à avoir lu attentivement les 1744 feuillets du roman Les larmes artificielles, son principal héritage littéraire, avec lequel il s’est assuré la place auprès de Thor au Valhalla), j’ai l’impression qu’entre la tragédie et le mélodrame il choisit - la satire. Tout est dans un tel surplus que cela ne peut être vrai.

Et c’est amusant comme lorsqu'on s'étouffe de gâteaux, mais quelque peu épuisant, car nous aimerions prendre du plaisir alors que cela nous répugne tout autant. « Une telle pauvreté empeste terriblement. Empeste toujours la même bouffe, le chou par exemple, tout comme la nourriture à demi pourrie. Empeste les vêtements non-lavés, empeste la boiserie qui se décompose, l’ordure et la poussière, empeste le manque de choses indispensables pour une vie correcte, empeste donc le manque d’argent. » Le moteur de l’action de son éprouvant roman est la pauvreté représentée par le chou, et cela jusqu’à la couverture ! Ce même motif, Kamov l’avait présenté avec brutalité dans sa pièce d'époque Le cœur de maman : « Dušan : Rien. Tout est ennuyant et vous êtes tous ennuyants. Vous posez des questions pour chaque connerie. Pour chaque geste. Pour chaque - qu’est-ce que j’en sais moi. Comme des commères. Alors que moi je ne vous demande rien. Vous allez où toi et maman ? Je ne demande pas. J’en ai rien à foutre ! Et Bruno tout de suite : vous allez où ? À la recherche des sous ; sûrement. (Il fait sombre. Romano le regarde en silence) : Nous sommes devenus si minuscules. Si insignifiants. Si misérables. Hier il s’agissait de cinq kunas de dette ; maman s’est endettée chez une vieille. D’où l’engueulade, d’où l’empoignade, d’où - le Bourbier. Tout est moche, moche, moche… »

L’héroïne de Valent, Nina Horvat - autour de laquelle tout tourne de même qu’elle fait tout tourner par sa « dentelle en acier » - est une enfant de la postmodernité : intelligente, sans scrupules, avec le plan de trouver à Oxford un mari flétri, mais riche, qui libérera sa beauté et son intelligence du quotidien à la lisière de Zagreb au parfum du chou qui schlingue. Elle tend un piège à son futur mari dans le fameux pub The Eagle and Child, où jadis, dans la salle isolée Rabbit Room, Lewis Carroll, C. S. Lewis et Tolkien glandouillaient, créant des mondes fantastiques, fabriquant des nouveaux mythes et contes pour adultes. Et leurs enfants. Vu que l’époque est à la consommation, aujourd’hui on ne compte que 25 fameux pubs en Angleterre au nom de The Eagle and Child. 


Chaque crime porte sa peine

Dans le tourbillon de la passion planifiée, Nina Horvat a déniché son « poisson rouge flétri », qui lui exaucera plus de trois souhaits. Professeur Nigel Hammer, membre de la classe moyenne supérieure d’Oxford, se présente lui-même d’une manière simple : « Je tenterais d’être bref. Bref, je suis bisexuel, hétérosexuel, homosexuel et pédophile, en fait dans mon cerveau et mon corps sont compilées toutes les orientations sexuelles possibles, comme on le dit de nos jours. » Dans un tel monde amoral, où tout est permis, où tout un chacun est assoiffé de l’argent de l’autre, règnent les « dentelles en acier ». Mais dans l’appétence pour le mal, même si représentée comme amusante et optionnelle, il en vient tout de même à la cassure et à la catharsis morale. Dans tout plan parfait, et même dans le plan de Nina Horvat, se niche l’erreur parfaite. « Venise est notre taciturne amie proche. Elle est belle comme un million de langues étrangères. La beauté de son architecture florale ébahit visiblement même les pigeons qui l’espace d’un instant arrêtent leur vol. Vous êtes heureux. Nigel dit que le bonheur est dans les décadents canaux vénitiens, qui puent d’une façon tellement enivrante. Vous sentez dans vos veines le charme discret de grandes amours anciennes. Ce sont des veines remplies de dénouements heureux. Venise nous regarde de ses opulents yeux ardents. » Et le rêve s’arrête, comme tout rêve synthétique, dans un terrible cauchemar. Et Valent nous a à nouveau entubés, nous convaincant pendant tout le roman que tout les possibles et impossibles méfaits sont bons pour le teint et la victoire sur la pauvreté et que l’immoralité, en règle générale, vaudrait la peine. Pour qu’en suite il change d’avis et tel ce grincheux Thor se met à détruire tout autour de lui ! Chaque crime porte sa peine. Simplement, avec justesse et brutalité. La cupidité est inacceptable.

Le roman se lit facilement, mais nous absorbe dans une effort certain. Les phrases et les paragraphes se répètent rythmiquement, avec des variations plus ou moins importantes devenant de plus en plus reconnaissables, s’approchant de plus en plus et accélérant, comme le Boléro de Ravel, jusqu’à effleurer le non-sens. Milko Valent a écrit un excellent livre qui s’adresse à tous les steampunks survivants, le livre que vous lirez avec dégoût et que vous poserez avec terreur. Je pense que c’est un grand succès pour quelqu’un qui ne voulait conter qu’une simple histoire d’amour. Le livre n’est que pour une nuance moins réussi que Les larmes artificielles, que peu de choses peuvent dépasser. Sur le chemin de l’imparfaite perfection, Milko Valent est resté seul parmi les écrivains croates flétris qui pleurnichent sur les jours passés, du temps lorsqu’on pouvait vivre de la littérature. À la différence des collègues pour la plupart séniles, Valent est féroce, injuste, toujours sur la mauvaise voie, mais fixant l’avenir radieux, de plus en plus lointain.


traduit par Yves-Alexandre Tripković




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extrait du roman

Robes glacées de Milko Valent ¬


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livre de Milko Valent disponible en français ¬


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