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Photo du rédacteurFrançois d'Alançon

Retour en ex-Yougoslavie (1/4) : Comment Milošević a embrasé la Yougoslavie


Des milliers de partisans lors d’une manifestation en soutien à Milošević, en 1988 dans la ville serbe de Niš.

Dušan Vranić/Associated Press




Trente ans après la déclaration d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie, voici l'analyse par le biais du reportage de François d'Alançon des effets de la disparition de l’ancienne Yougoslavie. L'entretien avec Renéo Lukic, professeur de relations internationales à l’université Laval (Québec) qui signe La Désintégration de la Yougoslavie et l’émergence de sept États successeurs (Presses de l’université Laval, 2013), dévoilé les causes de cette désintégration violente et pose les questions sur la stratégie actuelle de l’Union européenne.




Pourquoi la Yougoslavie s’est-elle désintégrée en 1990-1991 ?

Renéo Lukic : Le projet politique du dirigeant serbe Slobodan Milošević s’est ajouté à deux autres séries de cause : les failles structurelles de l’État multinational yougoslave et la fin du système bipolaire de la guerre froide. Entre 1945 et 1990, l’État communiste yougoslave reposait sur trois principaux piliers : le leadership de Tito, président jusqu’à sa mort en 1980, la Ligue des communistes de Yougoslavie (LCY), et l’Armée populaire yougoslave (JNA). La désintégration a été accélérée par l’échec du 14e Congrès de la Ligue des communistes en janvier 1990, où les dirigeants slovènes et croates ont rejeté le projet de Milošević visant à créer une Yougoslavie centralisée sous la domination de la Serbie. La Slovénie et la Croatie voulaient, au contraire, une Yougoslavie confédérale. Après des mois de négociations inefficaces, la Slovénie et la Croatie ont proclamé leur indépendance le 25 juin 1991. Les autorités fédérales et la Serbie ont répondu avec des moyens militaires. La guerre en Slovénie, suivie, quelques semaines plus tard, de la guerre en Croatie, a sonné le glas du troisième pilier de la fédération yougoslave : l’armée, désertée par la grande majorité des soldats et des officiers croates et slovènes, et qui s’est transformée en armée serbe.


Comment évaluez-vous la responsabilité des dirigeants de l’époque dans le déclenchement du conflit ?

R. L. : Le dessein géopolitique de Slobodan Milošević et de son entourage, soutenu par le Parti communiste serbe, allait à l’encontre de la vision politique des dirigeants des républiques yougoslaves qui, à des degrés divers, aspiraient à la création d’États-nations pour remplacer la Yougoslavie. Slobodan Milošević, arrivé à la tête de la Ligue des communistes de Serbie en septembre 1987, a d’abord cherché à imposer une recentralisation de l’État fédéral yougoslave en supprimant l’autonomie de la Voïvodine, du Kosovo et du Monténégro. L’objectif recherché était de créer une majorité proserbe au sein de la présidence collective de l’État fédéral yougoslave. La Croatie, la Slovénie, la Macédoine et la Bosnie ont refusé de le soutenir.

Après cet échec, Slobodan Milošević a opté en 1991 et jusqu’en 1999, pour la création d’une « Grande Serbie » ethniquement homogène, un projet politique élaboré en 1986 par des membres de l’Académie des arts et des sciences de Serbie. Le mot d’ordre était « Tous les Serbes dans un même État ». Pour atteindre cet objectif, il a recouru à des moyens radicaux : la conquête de territoires et l’éviction des populations non serbes par l’élimination physique ou le « nettoyage ethnique ». Le comportement des dirigeants croates et slovènes a été, lui, réactif et défensif.


Les Européens ont-ils bien compris ce qui se passait ?

R.L. : À la veille de la guerre en Croatie, la Serbie de Milošević répétait aux dirigeants occidentaux qu’elle souhaitait défendre l’intégrité territoriale et politique de la Yougoslavie, menacée par les « sécessionnistes croates et slovènes ». Les élites politiques serbes ont présenté la guerre en Croatie comme une guerre civile fomentée par les Croates, identifiés comme des Oustachis, en référence aux nationalistes croates alliés de l’Allemagne nazie. L’enjeu véritable de la guerre, la conquête de territoire, a été occulté par les représentations de l’autre, désigné comme un fauteur de guerre, qu’il soit Croate, Bosniaque ou Albanais du Kosovo. Résultat, une guerre d’agression, préméditée et menée sur quatre fronts (Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine et Kosovo) pour la création de la « Grande Serbie », a été décrite par de nombreux observateurs européens et américains, tour à tour, comme une guerre civile incompréhensible, une guerre de religion – entre catholiques et orthodoxes en Croatie, entre l’orthodoxie et l’islam en Bosnie-Herzégovine ou entre chrétiens et musulmans au Kosovo – ou encore, comme une série de conflits ethniques surgis d’une époque révolue, une fois levé le couvercle du communisme. Ces représentations ont servi à justifier la non-intervention de la communauté internationale.

Quel jugement portez-vous sur l’attitude de la communauté internationale, en particulier des pays européens, pendant le conflit ?

R. L. : La Communauté européenne (CEE) et les États européens, en ordre dispersé, ont tenté d’éviter un divorce violent par des initiatives diplomatiques. S’il y avait eu à Belgrade un Václav Havel à la place de Milošević, ces initiatives auraient pu aboutir.

Une fois la guerre déclenchée, l’Europe est devenue un observateur démuni. Dès 1991, la France et le Royaume-Uni, en particulier, avaient exclu l’usage de la force et le recours à l’outil militaire. Leurs initiatives diplomatiques n’ont pas abouti car la Serbie savait qu’une intervention armée de la communauté internationale était exclue. L’engagement politique et militaire américain dans la crise a changé la donne, avec l’accord d’assistance militaire conclu avec la Croatie en mars 1994, puis avec les frappes aériennes de l’Otan contre les Serbes de Bosnie, entre le 30 août et le 14 septembre 1995. En combinant la diplomatie au sein du « groupe de contact » et l’action militaire à travers l’Otan ainsi que le soutien aux forces croato-musulmanes, les États-Unis ont sauvé la Croatie et la Bosnie-Herzégovine.


Quels sont aujourd’hui les principaux défis pour les pays de la région ?

R. L. : Le refus de changer les frontières, prescrit par la commission Badinter dès 1991, me semble essentiel pour la stabilité des Balkans occidentaux. Cette règle est périodiquement remise en question par des initiatives diplomatiques préconisant son abandon, sous prétexte de rendre ces États plus homogènes et fonctionnels. En Bosnie-Herzégovine, le système hérité des accords de Dayton en 1995 – la division en deux entités, la Fédération croato-bosniaque et la République serbe de Bosnie, créée par le nettoyage ethnique –, condamne le pays à suivre des politiques ethniques au lieu de construire un État civique. Mais le défi majeur dans les Balkans occidentaux reste la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par la Serbie. Une telle décision accélérerait l’intégration de la région dans l’Europe.


Une réconciliation est-elle possible entre les peuples ?

R. L. : Sans un minimum de consensus sur ce qui s’est passé au début des années 1990, sur l’origine de la guerre et sa nature, il sera difficile de parler de réconciliation. Les relations entre États se normalisent mais les sociétés évoluent séparément. La paix froide entre la Serbie et la Croatie persistera encore longtemps, en raison du double conflit mémoriel sur la guerre de 1991-1995 et sur la Seconde Guerre mondiale.

La perspective de l’intégration européenne est-elle encore crédible ?

R. L. : Seule l’intégration des Balkans occidentaux à l’Union européenne permettra leur rapprochement et leur coopération. Les Balkans occidentaux sont devenus un no man’s land où la Chine et la Russie exercent leur influence. L’intégration de cette région va devenir pour cette raison une priorité pour l’Union européenne. Ni la Chine, ni la Russie ne propagent les valeurs et les normes de l’État de droit dans les Balkans occidentaux, contrairement à l’Union européenne.






repères

Naissance et disparition de la Yougoslavie

La Yougoslavie correspond à trois réalités politiques différentes au cours du XXe siècle.

En 1918, après la défaite de l’empire ottoman et de l’empire austro-hongrois durant la Première Guerre mondiale, un État est créé dans la région des Balkans occidentaux sous le nom de « Royaume des Serbes, Croates et Slovènes ». Il est renommé « Royaume de Yougoslavie » en 1929. Il s’effondre en 1941, envahi par les troupes de l’Axe.


En 1945, une « République fédérative populaire de Yougoslavie » est proclamée, qui deviendra « République fédérative socialiste de Yougoslavie » en 1963. L’homme fort en est Josip Broz Tito, président de la Ligue des communistes de Yougoslavie de 1936 à sa mort en 1980, et président de la République à partir de 1953. La déclaration d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie en 1991 scelle de facto le destin de la Yougoslavie.


En 1992, la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine ont fait sécession. Une République fédérale de Yougoslavie (RFY) est proclamée, réduite à la Serbie (y compris les territoires de Voïvodine et du Kosovo) et au Monténégro. Le nom de Yougoslavie sera finalement abandonné en 2003. Le Monténégro et le Kosovo proclameront à leur tour leur indépendance, respectivement en 2006 et 2008.



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