Retour en ex-Yougoslavie (4/4) : En Serbie, les promesses fragiles de la révolte écologique
Des milliers de Serbes lors d'une manifestation pour la protection de l’environnement, dans les rues de Belgrade, le 10 avril dernier. Sur la banderole : NEMOJTE DISATI = NE RESPIREZ PAS.
Sanja Knežević/LAIF-REA
Trente ans après la déclaration d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie, voici l'analyse des effets de la disparition de l’ancienne Yougoslavie par le biais du reportage de François d'Alançon en Serbie où les initiatives citoyennes pour la défense de l’environnement et contre la corruption se multiplient.
C'était le 10 avril à Belgrade. Des milliers de citoyens rassemblés devant le Parlement pour une manifestation géante appelée « révolte écologique ». Les organisateurs, représentant près de 70 organisations de toute la Serbie, avaient présenté au gouvernement une liste de 13 demandes concrètes. Cette mobilisation a mis au premier plan la multiplication d’initiatives civiques dénonçant les dangers pour les citoyens d’investissements sans contrôle et du manque de protection environnementale.
L’événement a réuni des groupes de protestataires, aux profils et aux revendications très divers : contre la construction de petites centrales hydroélectriques dans les rivières de la Stara Planina, un massif montagneux à l’est de la Serbie ; contre la pollution de l’air, les constructions illégales ou la gestion inadéquate des déchets industriels à Belgrade et dans d’autres villes du pays ; ou encore, contre le projet de la multinationale Rio Tinto d’ouvrir une mine dans la vallée de Jadar, près de la frontière avec la Bosnie-Herzégovine.
« Les manifestants sont venus de toute la Serbie », raconte Aleksandar Jovanović Ćuta, 54 ans, un des organisateurs, fondateur de l’association Défendons les rivières de la Stara Planina. « Des vaccinés et des non-vaccinés, des gens qui ont voté pour le Parti progressiste serbe (SNS) du président Vučić et d’autres qui n’ont jamais participé à une élection. »
Lorsqu’il était enfant puis adolescent, cet ex-producteur de théâtre, résident de Belgrade, passait ses vacances à Temska, le village de son père, dans la Stara Planina, la « vieille montagne », frontière naturelle avec la Bulgarie. Une zone protégée, avec ses villages anciens, ses pâturages en altitude et ses rivières, incluse par l’État dans son plan de développement du tourisme.
« Tout a commencé en 2016 quand un ami d’enfance a appris qu’une centrale hydroélectrique allait être construite à la place d’un ancien moulin près de la ville de Pirot », explique le militant. Le gouvernement avait donné son feu vert à des investisseurs pour la construction de 58 centrales hydroélectriques sur plusieurs rivières de la région, dans le cadre d’un plan soutenu par l’Union européenne, visant à produire environ 27 % de l’électricité à partir de sources renouvelables d’ici à 2020. « Au début, les gens voyaient ces petites centrales électriques comme un projet romantique, produisant de l’énergie pour la population locale », raconte Aleksandar Jovanović. « Ils n’avaient aucune idée de ce dont il s’agissait : un plan organisé pour permettre à quelques entrepreneurs privés de toucher des subventions de l’État et détruire l’environnement dans le processus. Résultat, nous aurions eu l’eau des rivières détournée dans de gros tuyaux noirs, des lits de rivières asséchés, des habitats naturels détruits et des glissements de terrain dans des zones protégées. »
Les premières manifestations commencèrent en septembre 2018 dans la ville de Pirot, suivies par deux années d’affrontements entre les activistes et la police. En avril dernier, quelques jours après le rassemblement de Belgrade, le gouvernement a fini par interdire la construction de centrales hydroélectriques dans toutes les zones protégées.
Un autre front de la « révolte écologique » se trouve dans plusieurs villages de la région maraîchère et d’élevage à l’ouest de Belgrade. L’entreprise anglo-australienne Rio Tinto prévoit d’y installer une mine de lithium, un projet présenté par la ministre des mines et de l’énergie, Zorana Mihajlović, comme « une opportunité historique pour la Serbie d’être à la pointe de la production de l’un des métaux les plus recherchés du XXIe siècle ». L’initiative Ne damo Jadar (« Ne donnons pas le Jadar ») tente de résister mais sur les 600 hectares nécessaires à la première phase du projet, 148 hectares ont déjà été vendus. La filiale serbe Rio Sava Exploration doit commencer à exploiter le gisement dès 2022, avec l’ouverture d’une mine souterraine à 600 mètres de profondeur. Autour des 528 forages creusés lors des prospections, la terre est déjà morte, en raison des eaux salées remontées à la surface. D’autres associations, regroupées dans le Front citoyen (Građanski front), centrées sur la lutte contre les abus de pouvoir et la corruption des édiles locaux, ont marqué des points ces dernières années, en particulier dans les villes de Kraljevo et Požega. « Nous devons mettre fin à la machine à voler mise en place par Vučić et la remplacer par un gouvernement responsable, au service de tous les citoyens », insiste Vladan Slavković, un des responsables du Front local de Kraljevo. La grande majorité des 198 mairies de Serbie sont détenues par le Parti progressiste serbe (SNS) du président Vučić.
Cette « Serbie citoyenne » peut-elle devenir le moteur d’un changement politique en Serbie ? « Les citoyens ont une perception négative de la politique », répond la politologue Jelena Lončar, professeure à l’université de Belgrade. « Ces initiatives locales sont une façon de reconquérir l’espace politique, dans une forme plus participative et moins hiérarchique, à distance des partis politiques. »
Depuis l’écrasante victoire de son parti aux élections législatives de 2020, le président Aleksandar Vučić gouverne sans opposition au Parlement. La coalition gouvernementale dirigée par Ana Brnabić associe en effet le Parti socialiste de Serbie (SPS-JS) qui était arrivé en seconde position. Ce « régime hybride » ne laisse plus d’espace au débat multipartite.
« Il y a beaucoup de confusion idéologique dans la myriade hétérogène de petites actions citoyennes qui mêle droite et gauche, progressistes et conservateurs », souligne, de son côté, Žaklina Živković, membre de l’initiative Pravo na vodu (« Droit à l’eau »). « La plupart n’ont pas la maturité pour s’organiser en tant que force politique. Cela nécessiterait un travail cohérent et de gagner la confiance des gens. »
Les élections locales au printemps 2022 pourraient servir de test à une partie d’entre eux. Vingt-huit organisations ont récemment rejoint la plateforme civique « Action », basée sur un document commun, l’« Accord vert pour la Serbie », sous la houlette de Nebojša Zelenović, ancien maire de Šabac. À Belgrade, le mouvement citoyen Ne davimo Beograd (N'étouffant pas Belgrade), né en 2015 dans la mobilisation contre le Belgrade Waterfront, un méga-projet de développement urbain sur la rive droite de la rivière Sava, a entamé sa mutation en parti politique. « Il a fallu du temps pour faire comprendre que les questions écologiques étaient aussi des questions sociales », affirme Dobrica Veselinović, porte-parole du mouvement, pressenti pour mener la bataille des élections municipales à Belgrade.
Ce politologue, âgé de 39 ans, rêve de suivre l’exemple de Zagreb, en Croatie, où la gauche verte a conquis la mairie en mai 2021. « Nous devons construire une organisation politique pour avoir une présence significative à l’assemblée municipale », dit-il, en excluant le scénario d’une liste unique de l’opposition. « Les gens veulent de nouvelles politiques et de nouvelles personnes », ajoute ce porte-parole d’une nouvelle gauche en vogue dans les Balkans. Il insiste sur une nouvelle approche de la gouvernance, plus transparente et participative.
« Dans l’espace post-yougoslave, à la différence de l’Europe centrale, les valeurs socialistes restent importantes », analyse l’écrivain et politologue Igor Štiks. « Or des idées comme la démocratie participative, la justice sociale, la défense des biens communs et de ce qui reste de l’État providence font partie de cet héritage. »
repères
Aleksandar Vučić, une longue fréquentation du pouvoir
La Serbie compte 6,9 millions d’habitants dont 83,3 % de Serbes, 3,5 % de Hongrois, 2,1 % de Roms et 2 % de Bosniaques. Concernant la religion, il y a 84,6 % d’orthodoxes, 5 % de catholiques et 3,1 % de musulmans.
Le président de la République est Aleksandar Vučić, depuis le 31 mai 2017. À 51 ans, il a déjà une longue carrière politique derrière lui. Il fut Premier ministre de 2014 à 2017, Premier ministre adjoint (2012- 2014) et ministre de la défense (2012-2013). Il a également été ministre de l’information (1998-2000) de la République fédérale de Yougoslavie sous la présidence de Slobodan Milošević.
Selon un rapport de la Global Initiative Against Transnational Organized Crime, publié en mai 2021, le marché immobilier serbe est devenu la plaque tournante régionale du blanchiment d’argent. L’industrie de la construction a continué de croître pendant la pandémie malgré la contraction de l’économie. De même, l’emploi et l’achat de matériaux pour le méga-projet d’urbanisme Belgrade Waterfront ont augmenté.
Le reportage Retour en ex-Yougoslavie de François d'Alançon
avait initialement été publié sur les pages du quotidien La Croix du 21 au 24 juin 2021.
Le Fantôme de la liberté remercie chaleureusement l'auteur
ainsi que la rédaction du journal de lui avoir permis de le relayer.