Spiritus movens Vjeran Zuppa
Vjeran Zuppa
1940 – 2023
Vjeran Zuppa s’est séparé de nous avec un livre sur les intellectuels, ou plutôt sur l’intellectuel. Ce livre il l’a publié l’année dernière chez Durieux. Il y a placé l’intellectuel, de même que l’intellectuel croate, comme quelqu’un s’interrogeant sur les vérités dites établies, en le faisant au quotidien, ce qui souvent fait de l’intellectuel la seule personne dans l’espace public provoquant le malaise, avant tout dans les sphères du pouvoir, mais aussi plus largement. Car la remise en question des soi-disant vérités perturbe les gens et suscite l’agression. L’intellectuel est lui-même aussi condamné à une sorte de solitude, de retraite car il parle en première personne et à ses risques et périls.
Avec le recul, son livre d’adieu interprète sa position d’intellectuel libre ce que Vjeran Zuppa était dès le début. Une importante partie de son œuvre écrite sont des essais et des interviews polémiques, ses interventions dans des discussions avec sa verve sceptique.
Mais ce n’est qu’une partie de son activité qui couvre au moins un demi siècle, car il était aussi le directeur du fameux Teatar &TD, dans la sphère théâtrale il était aussi professeur à l’Académie d’art dramatique de Zagreb où il a commencé à exercer au début des années 80, puis son doyen, couronnant sa carrière en tant que professeur émérite.
Il était aussi un important éditeur des revues Razlog et Teka, précieux rédacteur de livres, en charge de séries littéraires, tout comme de bibliothèques parmi lesquelles avant tout la Biblioteka Teka au sein de Studentski centar, tout comme de la série du même nom dont il s’occupait à la maison d’édition Grafički zavod Hrvatske.
Il était aussi le spiritus movens de la maison d’édition AntiBarbarus, avec Albert Goldstein.
De même qu’il s’intéressait particulièrement à Branko Gavella, le fameux metteur en scène et homme du théâtre moderne croate par excellence. La grande obsession de Zuppa, ou plutôt un des fondements de sa réflexion est la langue, la déviation des langues et son importance fondamentale aussi pour la réflexion.
Pendant bien longtemps, pendant des décennies il revenait à la problématique de Kaspar Hauser, le garçon retrouvé dans une cave isolée n’ayant été en contact avec les gens.
Kaspar Hauser apprend trop tard la langue, il ne la comprend pas, se met à la parler, mais ne comprend rien.
C’est un grad sujet de Vjeran, tout comme pour quelques autres de ses contemporains, Werner Herzog a par exemple fait un film sur Kaspar Hauser, sur l’incapacité de parler voire l’impossibilité de vivre en société. Zuppa a dédié à Kaspar Hauser pratiquement la totalité de son avant-dernier livre, et sa pièce la plus réussie au Teatar &TD est celle de Peter Handke sur le même sujet. C’est important de le souligner, car autrement le trait d’humour, le style et le type d’analyse de Vjeran Zuppa demeurent quelque peu incompréhensibles, alors qu’il ne le sont pas.
Vjeran n’était pas seulement un intellectuel solitaire, donc une pure individualité, il l’était jusqu’au bout et insistait être un gauchiste dans l’âme, ce qui est loin d’être populaire ces dernières trois décennies. Il voyait la gauche comme l’endroit où les choses s’examinent et projettent en tant que projets difficilement réalisables. Dans ce sens, tout les autres étaient bien plus malins que Zuppa.
Vjeran Zuppa est de la génération de personnes, écrivains, plus tard politiciens, qui ont complètement chamboulé la littérature croate. Ce sont Antun Šoljan, Ivan Slamnig et Vlado Gotovac, qui s’est aventuré en politique et était à la fin de sa carrière doublement proscrit, aussi bien en tant qu’écrivain et intellectuel qu’en tant qu’homme politique. Comme s’il savait qu’il ne lui fallait pas céder à la politique pratique, Vjeran a gardé la constance d’une personne privée dont tout un chacun pouvait penser ce qui lui chantait.
Je dirais enfin que l’influence de Vjeran Zuppa sur la culture et la littérature croate est bien plus grande que ce dont nous pouvons en être conscient, tandis que nombreux sont ceux qui ne peuvent même pas se conscientiser tout ce qu’ils doivent à cet homme. Une de ses marques était à vrai dire la discrétion, loin de s’imposer, ce qui n’orne pas particulièrement les Croates.
traduit par Yves-Alexandre Tripković