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Photo du rédacteurMaja Iskra

Uppercut











Un jour, quelqu’un a sonné à la porte de notre appartement à Dorćol. J’avais dix ans.

Rompue à l’exercice de l’appréciation des inconnus derrière le judas, j’avais acquis une habilité incomparable à juger si je pouvais ouvrir la porte à quelqu’un ou non.

Devant moi se tenait une jeune femme, une Rom, vêtue d’une veste vert olive et d’une jupe à roses. Trois enfants, tous âgés de moins de cinq ans, me regardaient distraitement.

« Ton vieux est là ? » Pas même un bonjour, rien.

« Non. » Il était là, bien sûr, mais il dormait et on devait toujours le cacher.

« Je suis venue lui dire que mon vieux est mort. Tagar. »

« Tagar ? »

« Oui, Tagar. Mon père. Ça faisait des années qu’il jouait dans la taverne de ton père. Et il venait très souvent ici avec lui. La veille de sa mort, il m’a demandé de donner son violon à ton père. Il lui appartient désormais. Il nous l’a répété plusieurs fois, à ma mère et à moi. »

Elle semblait fatiguée, comme si elle voulait se débarrasser au plus vite de cette étrange relique de taverne.

Je regardais avec stupéfaction tour à tour le violon, les mystérieux yeux gris de cette femme et la cicatrice en forme de lune sur sa joue.

Ses enfants s’impatientaient et se bousculaient en scrutant le treillis métallique de la porte vitrée de l’ascenseur.

« Tiens. » Elle m’a tendu le violon et son archet de manière abrupte et précipitée.

Dans ma hâte, j’ai saisi maladroitement le manche du violon, serrant les cordes, et sur le moment, j’ai compris que je n’étais en aucun cas prédisposée à manier cette relique mystique et interpersonnelle.

Jusqu’alors, je n’avais jamais eu l’occasion de toucher un vrai violon et encore moins de le tenir entre les mains. Il semblait fragile, mais les stigmates sur son corps contaient un passé de mains souillées et d’espaces enfumés, de vigueur et de passion, d’insultes subies et de danses étrangères. De solitude.

« Attendez un instant… » Ma voix tremblait.

Je me suis dirigée vers la terrasse, animée par un désir enfantin de leur offrir quelque chose, au moins quelques roses, car nous n’avions pas de chocolats. Pourtant, à mon retour, ils avaient disparu.

Je me tenais devant la porte ouverte, un violon à la main gauche et des roses dans la main droite.

Une brume de plomb s’est insinuée en moi, le fardeau du rêve inaccompli de quelqu’un d‘autre.


Ce même violon avait survécu à mon père. Je le transportais de ville en ville, d’appartement en appartement, au gré de mes envies d’ailleurs.

Il était toujours avec moi.

Accroché sur mon mur, à des centaines de kilomètres de Dorćol, il opposait son silence aux milliers d’âmes meurtries qui l’avaient écouté.


Il me survivra moi aussi sans doute un jour.



extrait du roman Uppercut de Maja Iskra


traduit par Živko Vlahović



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