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Photo du rédacteurMarijan Grakalić

Vieux manteau poussiéreux impossible à déboulocher


Nenad Popović







Nenad Popović, rédacteur, traducteur humaniste, est le lauréat du prix littéraire Le Fantôme de la liberté/Fantom slobode pour l’année 2023, notant scrupuleusement semaine après semaine dans son Journal de guerre en Ukraine/Ukrajinske bilješke ses observations et ses réflexions, en s’appuyant sur une érudition rare, un courage intellectuel et un humanisme éclairé, il a écrit un puissant témoignage de cette guerre et de sa signification. C’est à cette occasion, mais aussi pour discuter d’autres sujets littéraires que cet entretien est réalisé par Marijan Grakalić.



Marijan Grakalić : Le Fantôme de la liberté, comme se nomme le prix littéraire qui vous a récemment été remis de Zagreb et de Paris pour votre Journal de guerre en Ukraine/Ukrajinske bilješke, conceptuellement c’est comme s’il appartenait à une autre époque, une époque que nous avons aussi connu. Ces temps juste avant la chute du Mur de Berlin et la fin de la guerre froide. Là, ce moment spirituel du libertarisme regagne en actualité. Serait-il possible que « Le Fantôme de la liberté » soit dans le fond la force motrice diachronique de l’histoire et de la littérature européenne ?

Nenad Popović : Il y a de cela un demi-siècle, Luis Buñuel avait posé la question de l’anarchie et de la culture conventionnelle. Semezdin Mehmedinović, en nommant ainsi sa revue lorsque la Bibliothèque nationale à Sarajevo fut bombardée en se transformant en une immense torche, l’avait posé en tant que question de résistance. Pourquoi résistons-nous ? Pour cette liberté complètement indéfinie, terme que nous avons du mal à définir nous-mêmes — donc du fantôme de la liberté. À quoi pense Yves-Alexandre Tripković Katayama de Zagreb lorsqu’un quart de siècle plus tard, il gère de Paris sur le web la revue Le Fantôme de la liberté, c’est à lui qu’il faudrait demander. La substance étant que nous comprenons tous ce mot. D’ailleurs, vous-même vous gérez la revue en ligne Radio Gornji Grad, où l’on trouve tant de choses — des textes et des images — pas uniquement du son. Vous émettez quelque chose. Quelque chose. Les poèmes de Ana Nikvul ou une magnifique note de Snježana Banović du restaurant Stara vura où, et ça va faire près de quarante ans, pendant une vingtaine de minutes s’était manifesté le dieu-icône, le pianiste Ivo Pogorelić sans dire un mot, juste il était, et est parti. Sans son. — Je pense que le syntagme le fantôme de la liberté il ne faudrait pas l’étaler jusqu’aux généralisations, sur toute l’histoire de la littérature et autres axes diachroniques spirituels ou esthétiques. Mieux vaut avoir à l’œil quand Luis Buñuel a sorti le film, c’est-à-dire en 1974, quand est-ce que Samezdin Mehmedinović l’avait repris dans le Sarajevo assiégé et comment continue-t-il de vivre, et aussi jusqu’à quand exprimera-t-il quelque chose. Ce que j’aimerais, vu qu’on meurt pour la liberté en étant exposé en Ukraine, c’est que celui-ci vive en Europe le plus brièvement possible, et que la liberté, en tant que fantôme, se transforme en réalité des plus simples. Qu’en est-il pour la Chine ou encore pour cet homme qui en chemise blanche sur la place Tian’anmen campait devant le char, cette image s’accorde-t-elle à notre syntagme, cela je ne le sais pas mais ne peux que le présager. Je n’ai pas le moindre doute que les Chinois soient tout autant assoiffés de la liberté là-dessus. À la place du mot Chinois nous pouvons aisément transcrire les noms d’autres peuples qui nous seraient prétendument éloignés. Et même en féminin : Chinoises, Iraniennes, Égyptienne ou Africaines aux clitoris sectionnés. — La séquence de la fuite de Nicolae Ceaușescu jusqu’à la Révolution de Velours, les Manifestations de lundi (Montagsdemonstrationen) à Leipzig et la chute du Mur de Berlin, je les vois de moins en moins comme quelque chose qui serait strictement occidental et européen, mais de plus en plus en tant que conséquences, retentissements du Printemps russe. Qui est maintenant clairement circonscrit, de l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir en 1985 au retrait de Boris Eltsine en 1999.


Marijan Grakalić : De nombreux collègues se sont tus lorsque la guerre a éclaté, lors de l’agression de la Russie sur l’Ukraine. Et non seulement dans l’espace européen mais aussi plus largement. C’est comme si la fin d’une ère s’était jouée et que l’écriture avait l’espace d’un instant reculé face à l’absurdité de la guerre. C’est surement un tournant important pour toutes les (ré)interprétations du monde et de la vie à venir. D’une manière cela semble tout à fait irréel d’écrire à nouveau sur la barbarie et la défaite de l’humanité pour la énième fois. Que dit votre Journal de guerre en Ukraine à ce sujet ?

Nenad Popović : Il faut différencier ces silences. À des endroits cruciaux, en Russie et en Biélorussie avant tout, mais tout autant en Chine, règne un silence de mort. Nous ne lisons que les Russes et les Biélorusses qui sont en émigration dans la partie libre de l’Europe. Involontairement. C’est une poignée de gens. Ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas peut être suivi d’une manière exemplaire sur la Nova Gazeta moscovite. Le rédacteur en chef, le lauréat du Prix Nobel de la paix, est toujours à Moscou, la rédaction et les journaliste Dieu sait où. Pour pouvoir rester dans sa ville, le rédacteur en chef devait abandonner sa position et l’écriture. Être prix Nobel, homme ou femme, en Biélorussie est la principale recommandation pour dix ans de prison. En prime, l’état de siège se poursuit en Ukraine. Si tu écris la vérité ou ne serait-ce que joue de la musique, l’armée russe se précipite sur le territoire où tu vis, en deux à trois jours tu es emmené et fusillé quelque part dans la forêt ou sur ton palier. Ce qui vaut aussi pour le patriotisme civil public de Minsk à Kamtchatka et les hommes politiques d’humeur démocratique. Qui parmi eux n’est pas encore dans la colonie pénitentiaire ou n’a aucune accusation, l’épée de Damoclès au-dessus de la tête ? Concernant les lieux cruciaux en Europe règnent le silence si ce n’est le mutisme.


Marijan Grakalić : Le mutisme des gens qui écrivent et réfléchissent en public exerce sa domination dans la plus grande ville européenne Istanbul tout comme en Turquie, où œuvre le prospère putsch droit-clérical de Recep Erdoğan, du coup à Istanbul quasiment tout est interdit, au prix d’une incarcération de longue durée. Incluant le mécénat de l’indésirable art plastique. L’immense espace de la Turquie d’Atatürk, de la frontière bulgare à la frontière syrienne, est une espace du mutisme.

Nenad Popović : Le fait de clouer le bec des gens qui écrivent et réfléchissent publiquement est, dans le reste de l’Europe à laquelle vous pensez, depuis le 24 février 2022 vraiment terriblement répandu, c’est un phénomène étonnant car il s’est produit dans les pays démocratiques du Vieux continent où l’on débat beaucoup et sans cesse. D’où cette grande gêne quand il s’agit-d’un grand désintérêt des intellectuels, des philosophes, des écrivains et d’autres, moi-même je ne peux que le supposer. La première explication est à portée de main.

Du jour au lendemain, tout un éventail de philosophies sociales est devenu vieillot, poussiéreux. Et pour tout le spectre de la gauche et la plupart des conservateurs et ceux de la droite, le vocabulaire s’est complètement écroulé, même au pertinent Jürgen Habermas, qui dans sa dernière intervention public parle de façon confuse de l’Occident et non pas des démocraties, découvre la solution dans la paix comme si tout un chacun ne la voulait pas et surement le plus l’infanterie ukrainienne et russe qui sur le front distant de cent mètres doivent se tirer les uns sur les autres. Je suis d’accord qu’une nouvelle ère a commencé, sauf que les intellectuels ont moins le droit à cette sorte d’excuse. Si U2 peut s’engouffrer dans la station du métro à Kyïv et chanter là-bas a cappella, les gens de lettres devraient pouvoir tout autant si ce n’est plus. Au cas où ils verraient le problème et qu’ils le considèrent comme acquis. Cela ne se résout pas avec des demi-phrases et des phrases d’accroche sur le choc vécu à cause des événement en Ukraine. Tenez, il y a un mois Miljenko Jergović a pour son roman Volga, Volga reçut le plus grand prix littéraire qu’il a immédiatement et directement versé aux forces armées ukrainiennes pour l’achat des véhicules blindés. Sans calculs ou mise en balance et comment « verrons » nous cette guerre dans deux, trois ans. Pour un écrivain connu de Belgrade de sa génération j’entends dire qu’il récolte en privé l’aide pour l’Ukraine et la transporte là-bas en personne. Ça se trouve que l’ère de la nouvelle individualité est en œuvre. L’avant-garde était évidemment Susan Sontag qui en 1992 a tout simplement quitté New York pour être dans le Sarajevo assiégé.

Tellement de choses, justement pour les intellectuels, écrivains, artistes, se sont transformées en un vieux manteau poussiéreux impossible à déboulocher.

Le saint individualisme, prétendument élitiste et qui était plus ou moins le phrasé de la caste et du collectif domine probablement.

Et mes notes du journal sont vraiment des petites graines de sable dans le grand moulin du temps, et pour moi-même la chronique d’une impuissance.


Marijan Grakalić : Cela dit, les questions que soulève notre littérature sont aujourd’hui plutôt bizarres. En effet, malgré l’immense scène médiatique et les possibilités techniques, on dirait que la littérature a sombré dans une sorte de sinécure absurde et autosatisfaite. Les médias principaux et les instruments du Ministère (de la culture et des médias) sont réservés pour les champions des clans, les favoris de leurs propres groupes dont les œuvres sont souvent discutables de tous points de vue quand il y en a. L’édition s’est transformée en une affaire donquichottesque, les libraires ont dans la culture plutôt une fonction décorative qu’une utilité commerciale. C’est que la création littéraire et la distribution n’ont jamais été à ce point dépendantes de l’État et de la volonté de l’administration. Qu’en est-il de la création artistique ?

Nenad Popović : Je peux tenter d’y répondre uniquement en tant qu’observateur vu que je ne crée pas dans le sens de la création artistique. Et il est juste de constater que la liberté de création est justement cet acte individuel face au chevalet ou la feuille de papier. Le fait que l’un peint avec le matériel qu’il a à sa portée ou écrit dans la langue qu’il connaît — une grande langue ou une langue miniature comme le sont le slovène et le croate — ne change rien dans cet acte individuel, la confrontation avec le « problème » comme l’avait récemment formulé Vjeran Zuppa. Quelque part dans l’angle est la signature, et sous le texte régulièrement le nom et le prénom. Là, à l’époque de la grande accélération digitale, juste le nom et le prénom et cela est plus qu’évident. Toutes les toiles, œuvres d’art plastiques, musiques et textes sont là, et les puissantes machines de traduction permettent même des traductions grumeleuses. Tu es nu, nue face au monde entier. Concernant les textes, on prend encore en compte la langue dans laquelle tu écris, mais où tu vis et « œuvre » cela est complètement égal. Justement demain, pendant que j’écris ceci, la poète Marija Stepanova recevra le Prix du livre de Leipzig. Ce n’est que dans chaque cinquième ou dixième article qu’on fait mention qu’elle écrit et vit « en exil ». Autrement tous depuis un temps soulignent exclusivement le côté rigoureux de son discours lyrique.

La vie sous le manteau national, collectif, est une toute autre histoire et vraisemblablement en déperdition. Les désintégrations des collectifs pouvaient être observées bien avant l’époque digitale, par exemple au sein de l’indiscutable littérature allemande (avec le grand A) qui s’est dispersée en littératures (et musiques) autrichienne, suisse et allemande, plus tard catalane et espagnole (castillane), et aujourd’hui nous avons la littérature française et francophone (et la musique), où il serait impossible de tracer les frontières et personne d’ailleurs ne tente de le faire. Par la littérature espagnole je pense à celle sur la péninsule Ibérique. Alors qu’elle est depuis longtemps composite. Les capitales des littératures complètement différentes et autonomes sont Mexico City, Havana, Santiago de Chile, Buenos Aires.

Chez nous par contre les lignes de séparations internes sont discrètes, mais nous les observons. La littérature écrite par les femmes s’est formée, « la littérature féminine », et elle est plutôt compacte, sociologiquement, et dans une certaine mesure aussi poétique. La littérature qu’écrivent les Croates bosniens (et ceux d’Herzégovine) a elle aussi ses périmètres définis : en partant des sujets jusqu’aux points techniques comme le sont les sociétés d’édition. Et sur la grande séparation concernant les médias couvrant la littérature imprimée et digitale il est inutile d’en parler.

Aucun doute que l’effacement de la ligne de démarcation vers l’amateurisme est à l’œuvre dans la littérature croate. Et c’est dû aux prix bon marché de l’impression des livres, qui ne coûte pas plus que quelques centaines d’euros ce que chacun peut s’offrir. Tout un chacun peut avoir deux-trois livres. Et le livre est ce critère traditionnel pour la reconnaissance de la littéralité de quelqu’un, incluant même le statut officiel dans la société. Nous sommes sous le règne de la démocratie littéraire : le slogan socialiste « le livre au peuple » sous sa forme la plus idéale. Le peuple croate ne s’est pas précipité dans les librairies mais dans les imprimeries.


Marijan Grakalić : Malgré tout, les réseaux sociaux montrent que dans la société subsiste l’épidémie de l’écriture qui démange les gens, tout le monde écrit quelque chose, tout le monde écrit et écrira des poèmes, nouvelles, romans etc. Dans la plupart des cas des choses difficiles d’accès. Sauf que vous, parmi cette population, vous n’êtes ni présent ni reconnu. Prenons pour exemple Noam Chomsky, et pas que lui, qui est aussi marginalisé en Amérique de toutes les manières possibles et a plus d’importance pour nous qui ne sommes pas là-bas. J’ai comme une impression que vous tentez une sorte d’émigration intérieure non seulement parce que vous vivez dans la ville à l’extrême de la péninsule, à Pula, car après il n’y a plus rien si ce n’est la mer, mais aussi car l’intellectualité est aujourd’hui en quelque sorte sur les marges (au bord), c’est le marché qui compte, et pour lui il faut céder au lèche-cul politique et culturel, se familiariser avec les riches et ceux qui gouvernent. S’agit-il à vrai dire de la fin de la culture telle que nous l’avons connu et dans laquelle nous avons mûri ?

L’émigration intérieure, terme qui est apparu pendant et est resté après la terreur hitlérienne a une double résonance. D’un côté, chez les écrivains le silence, le retrait, l’esquive de la prise de position était le signe du refus et de la résistance passive. La solidarité avec ceux qui sont partis à l’étranger, ou plutôt étaient obligés de partir. Pour les autres, le terme était après 1945 une excuse ultérieure. Je n’ai pas écrit des odes à Hitler, mais des odes privées aux couleurs automnales empourprées et dorées. Le terme, pour le dit et le non-dit, c’est étendu bien loin et vaut aussi pour Jean-Paul Sartre par exemple dans la période 1940/1944. S’est-il adonné à l’émigration intérieure, que faisait-il — ou ne faisait pas — ne sont pas les questions qu’on aime à visiter. L’exemple par excellence est par contre Ivo Andrić dans le noyau-même de « l’européisme » nazi et active justement à Berlin, mais en fait pour protéger son œuvre « intérieure », la littérature comme telle, je vous prie, qu’il a juste après 1945 pondu en méga-éditions de la République populaire de Yougoslavie.

Personnellement, je ne pratique aucune émigration intérieure, de même que je ne pense pas que peut la pratiquer quiconque publie en public les choses qu’il aurait écrit. Importantes, moins, peu importe. Mais vu que nous écrivons dans une langue miniature pour un public miniature et les médias miniatures, l’effet est amplifié jusqu’à la caricature. En disant médias miniatures je pense aussi aux « grands ». Grands juste chez nous. Les éditions, l’audience, l’écoute, l’importance du lectorat sont accablants.

La couche d’intellectuels qui écrivent est toutefois toujours et partout, comme vous le dites, à la marge. Quelques exemples d’intellectuels qui se sont retrouvées à des postes clés dans la société ou dans la politique ne nous dit pas grand-chose, André Malraux sous Charles de Gaulle, Vaclav Havel en Tchécoslovaquie c’est-à-dire en Tchéquie ou là le comédien, l’artiste de cabaret Volodymyr Zelensky. Peut-être que chez nous les plus anciens, certains souffrent aujourd’hui des souvenirs de la Yougoslavie de Tito où les écrivains et des semblables avaient leurs postes au sommet du pouvoir. Mais cela faisait partie de la scénographie politique, disons mieux de la dramaturgie du pouvoir, où tous réfléchissaient — à savoir que les communistes réfléchissent tous — et ceux qui réfléchissaient le mieux étaient bien entendu le camarade Tito et le camarade Kardelj, et on a laissé s’approcher de la pointe du sommet et de leurs accomplissements philosophiques des intellectuels qui n’avaient qu’à les admirer, pouvant aussi « élaborer » et propager leurs pensées et leurs visons. Actuellement, si ça se trouve, est en œuvre une nostalgie consciente ou inconsciente d’un tel rôle social et politique, le statut, la respectabilité. Je doute que qui que ce soit de plus jeune comprenne ce que je raconte là, mais qu’il en soit ainsi.

Pula est la ville paradigmatique au bout du monde, comme tous les ports d’ailleurs. Au bord de la ville un plateau aquatique bien droit et à la fin cette ligne d’horizon. Le fait que dans de telles villes soit en général inscrit la lenteur — les voyages par la mer duraient longtemps, tout comme le transport des marchandises — est un fait économique et historique. Du coup autour de la baie de Pula d’immenses installations portuaires et chantiers navals se sont éteints, et la baie s’est transformée en un lac calme traversé par un voilier ou une petite barque.




traduit par Yves-Alexandre Tripković




l'entretien en croate
















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