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Photo du rédacteurMilko Valent

Zagreb








Ce matin, dans son cahier rouge à spirale et couverture rigide sur laquelle il est écrit Dentelle en acier, Nina Horvat nota un bref passage qui sans concession aucune d’une manière paradoxale témoigne d’un aspect de son caractère : « Je suis le puissant sérum contre le mensonge, même si je mens sans arrêt. Je mens aux autres, pas à moi-même. Plus souvent encore je tais de nombreuses choses. Ce faisant, je me rappelle du fameux dicton de St-Jérôme : « Si l’injure surgit de la vérité, alors vaut mieux qu’il en vienne à l’injure que de cacher la vérité. » Si je suivais entièrement le précepte de St-Jérôme et disais par exemple à l’université ou encore écrivais sur Facebook une vérité sur moi, ou toute la vérité sur moi, nombreux auraient été ceux qui seraient offensés, surtout ma mère et ma meilleure amie Marta. Non, personne à part moi ne connaît toute la vérité, la vérité sur moi, disent mes perspicaces fêlures au cerveau. »

Elle-même ne sait pas comment cela est arrivé, mais avant qu’elle ait pris la décision irrévocable de sa fuite secrète de Zagreb pour Oxford elle s’est mise après les cours du matin à venir sur Most slobode, le Pont de la liberté, pour rêvasser et réfléchir un peu. Pourquoi précisément sur le Pont de la liberté parmi tous ces lieux bien plus attrayants à Zagreb, sa ville natale ? Parce qu’elle aime le nom du pont. Elle se tenait sur le pont une quinzaine de minutes regardant la rivière Sava, que Zagreb n’a toujours pas embrassé comme par exemple Londres la Tamise, puis, psychologiquement fortifiée par les multiples significations des mots « pont » et « liberté », dans une promenade joyeuse elle s’élançait dans la suite de la journée. Aujourd’hui aussi il en fut ainsi.

L’étudiante en anglistique Nina Horvat, une des meilleures à l’université, se tient au milieu du Pont de la liberté penchée sur la balustrade en regardant la Sava couler tranquillement. Vu que dans les rares tranches du temps libre elle se consacre quelque peu à la philosophie, avant tout à l’anthropologie culturelle et philosophique, regardant l’eau couler elle réfléchit sur la problématique complexe de la dimension du temps, du caractère éphémère de tout ce qui est et du coup aussi de sa propre fugacité. La balustrade métallique du pont, haute d’environ 120 centimètres, rappelle à Nina les motifs du cahier de musique, comme si c’étaient des lignes métalliques pour la notation musicale. À la place des notes sur cette balustrade, à environ 120 centimètres de distance est verticalement incrustée la lettre V par laquelle, voilà, commence le mot anglais victory (la victoire). Se demandant si jamais elle remportera la victoire c’est-à-dire le succès, donc si avec succès sous les auspices de la lettre V qui lui est chère elle réussira à s’enfuir de Zagreb à Oxford, elle regardait à contre-courant dans la direction de l’Angleterre où se trouve aussi Oxford. La rivière lente Sava, l’eau, l’éphémère, la métaphysique et dans son cerveau ces pensées pratiques indécentes et moralement douteuses dirigées exclusivement sur elle. À ce moment de la plus forte concentration de son esprit elle péta bruyamment avec force, si bruyamment qu’elle avait même sursauté quelque peu, puis elle ressentit un soulagement dans l’estomac et l’appareil digestif. Elle pétait toute la mâtinée, et cela depuis qu’elle s’était levée. À l’université, elle luttait pour pouvoir péter sans émettre de son et en cela elle était plutôt bien entraînée. Le meilleur pet du jour est tout de même celui sur le pont, à son avis, le bruyant et rugissant ; il durait au moins trois secondes et demie. Bien entendu, personne ne put entendre ce pet bruyant vu qu’à côté d’elle il n’y avait personne. Et même si quelqu’un eut été là, il n’aurait tout de même pas pu entendre son pet car sur le Pont de la liberté bourdonnaient les moteurs des automobiles, des autobus, des camions, des motocyclettes, des scooters et des remorqueurs. Le sujet du pet est-il du tout représenté dans la littérature, se demanda Nina. Ici et là est mentionné le « lâchage des vents » ou encore la « libération du gaz intestinaux », mais ce n’est tout de même pas pareil ; le seul qui dans un de ses poèmes traita le sujet de la diarrhée est Petar Kanavelić, mais, semblerait-il, sans faire mention du pet. C’est une notion, sans prendre en compte l’expression médicale de ce phénomène physiologique, la flatulence, polie et politiquement correcte. Si la question du pet n’a pas été thématisée de façon créative, comme cela est parfois le cas lorsqu’il s’agit du rot ou du hoquet, alors c’est que quelque chose ne tourne pas rond en littérature. C’est pareil avec un autre processus physiologique, apparemment tout autant un tabou littéraire, à savoir le fait de chier, dit de façon experte médicale déféquer, que d’ailleurs dans le parlé on nomme avec imprécision la « grosse commission ». Imprécis car à celui avec de gros problèmes urologiques même pisser, faire la « petite commission » se transforme parfois en une « grosse commission ». C’est quasiment la même chose en littérature avec la description de l’accouchement ; elle est tellement rare comme si on sous-entendait tacitement que ce sont les cigognes qui apportent les enfants au monde. Elle péta à nouveau, cette fois-ci trois fois de suite en rafale. Un événement du quotidien aussi important qu’est le pet devrait être le sujet de l’art, surtout de la littérature. Bon, elle est jeune, elle n’est que dans sa vingtaine, et jusque-là elle ne pouvait pas lire beaucoup de livres, même si elle lit depuis qu’elle a cinq ans, mais même avec la meilleure des volontés elle ne peut se rappeler d’avoir lu dans une prose, une nouvelle ou un roman, ou encore dans un poème, quelque chose qui aurait trait à ce sujet-là. Cela voudrait-il dire qu’on ne pète pas dans la littérature, même si on y rote, qu’on vomit et qu’on pisse parfois ? Même à son aimable professeur B., qui lit depuis bien plus longtemps qu’elle, car il a déjà cinquante-sept ans, elle lui a demandé s’il pouvait lui indiquer une œuvre de la littérature croate, anglaise voire autre qui thématiserait le pet, la chierie et les autres processus physiologiques de l’organisme humain. Mais même son cher professeur B., l’homme qui lit des livres depuis quasiment cinquante ans, malgré l’intense effort ne pouvait se rappeler d’une œuvre littéraire qui traiterait de ce sujet-là. « Une chose est sûre, collègue, » dit le professeur B., « que dans la littérature anglaise, surtout celle de l’époque victorienne, il n’y a aucune mention de cela. Il est même difficilement imaginable que disons Emily Brontë pourrait, même si elle le voulait, écrire sur le pet, silencieux ou bruyant peu importe, ou, Dieu me pardonne, de la grosse commission, de la merde, de la chiasse ou de la pisse. Vous pourriez peut-être voir dans les œuvres du marquis de Sade. Je pense que sur cela quelque chose pourrait y être trouvé chez nos contemporains, par exemple chez l’écrivain Irvin Welsh et son roman Porno, ou peut-être chez Karl Ove Knausgård et Michel Houellebecq. Comme vous le savez, moi à cause de Shakespeare et du théâtre élisabéthain, je ne parviens pas à suivre systématiquement la littérature contemporaine, mais j’ai entendu dire de la part de certains collègues, qui s’y consacrent, que dans les romans des écrivains mentionnés on peut trouver quelque chose sur pratiquement tous les processus physiologiques du corps humain. » Nina péta à nouveau avec force, pendant que la brise du nord, qui soufflait du mont Medvednica, la décoiffait. Tout ça c’est à cause du ragoût, tout ça est à cause du soporifique chou aux haricots et os séchés. C’est le troisième jour que pour le déjeuner ils mangent cette nourriture, qui n’est qu’un alliage infernal pour la production des pets. Elle a dit à sa mère que pour changer elle fasse quelque chose avec des brocolis, du choux-fleur, de la blette et des patates, même si ces denrées elles aussi produisent des pets, mais tout de même moindres que les haricots et le chou. Pour le petit-déjeuner, elle a mangé une tranche de pain beurré avec de la confiture de grenade, puis une tranche de pain et deux rondelles du salami tyrolien Gavrilović. Le jambon elle ne peut que le rêver, car maman à Kaufland, où elle travaille en tant que découpeuse et vendeuse de la charcuterie, préfère s’acheter de la bière et de l’eau-de-vie au lieu d’une viande de qualité. Aucune charcuterie, qu’elle vole avec régularité, elle ne l’apporte à la maison car craignant la vérification des employeurs. Elle flippe à mort que quelqu’un, par exemple Drago, pourrait remarquer dans son sac de la charcuterie. Même si son salaire est misérable, elle, sa mère Katica, elle est la seule de la famille à manger du véritable jambon dalmate. Elle lui a raconté comment de façon bien habile chaque heure elle subtilise une tranche de jambon, avec une telle finesse que même ses collègues ne l’ont jamais remarquée. Ce faisant, elle se penche jusqu’au sol et comme cherchant quelque chose en un geste elle engouffre dans sa bouche une grande tranche de jambon qu’elle avale sans même la mâcher pratiquement. Pour la collation, avec une expression faciale innocente, elle mange un yaourt bon marché aux fruits, pendant que ses collègues mieux lotis la regardent avec compassion, et elle se dit que c’est bien triste qu’elle ne puisse au boulot, car elle aurait été virée, siffler au moins une eau-de-vie et une bière. C’est ce qu’elle a dit une fois lorsqu’à demie-ivre elle préparait le dîner : des patates rissolées et la bien soporifique salade de chou. Oui, se dit Nina, elle ne peut que rêver du jambon. Tout comme les micro-pousses elle ne peut que les rêver. C’est une grande question si sa mère Katica sait du tout ce que sont les micro-pousses. Rêvant au futur mari, qu’elle rencontrera, et elle en est convaincue, à Oxford, et aura un enfant avec lui, elle se rappela que ce matin elle avait lu sur l’internet que le lait maternel était le meilleur choix alimentaire pour un nouveau-né. Lorsqu’elle aura donné naissance à l’enfant, elle l’allaitera, l’allaitera et l’allaitera, même si ces seins se mettent à pendre jusqu’au sol. Vive Nina qui s'imagina et les ténèbres élimina ! Vive Nina qui son plan sexuel peaufina !

Moi aussi je suis en vérité une salope, mais une salope très intelligente, se dit Nina après s’être dans ses pensées non sans difficulté éloignée de la monotone alimentation familiale à bon prix pour pauvres et de la pauvreté dans laquelle elle vit. Il est clair, conclut Nina son sujet qui la peine au quotidien, qu’elle ne peut être consolée par le fait que sa pauvreté n’est pas à vrai dire aussi horrible que la pauvreté des pauvres Afro-asiates ou Sud-Américains et, s’agissant de cela, sa pauvreté croate elle l’aurait bien échangée contre la pauvreté scandinave. « Oui, je suis une salope intelligente. Je suis le nuage informatique prégnant d’une possible pluie de la connaissance qui brille intensément dans mes pupilles. Sur cela je pourrais écrire un carnet de voyage psychologique, en fait un thriller psychologique de soixante-six pages. Oui, elles sont rares les salopes intelligentes. Et moi, heureusement, je suis l’une d’entre-elles. Dans ma très précieuse recherche d’un mari aisé, je ne serai jamais comme ces sottes beautés russes ou ukrainiennes, qui choisissent une page sur l’internet pour une recherche ouverte et ainsi dire officielle d’un mari ou encore portent le choix sur ce modèle tellement transparent, aussi sur l’internet, qu’est le CouchSurfing. Moi j’ai choisi un bien meilleur modèle. En tant qu’activiste sensibilisée, ce modèle je l’ai nommé Ma propre sueur c’est-à-dire « le travail avec l’apprentissage » ou à l’envers, « l’apprentissage avec le travail ». Le travail est tout ce qui permettra la fuite secrète de Zagreb et la recherche d’un mari à Oxford. Pour pouvoir le réaliser, il va me falloir, hélas, faire aussi le sale boulot. Il me faut gagner au moins cinq mille euros en un an, et l’apprentissage, mis à part celui à l’université de Zagreb, c’est aussi le futur apprentissage de l’anglais à l’École de la langue anglaise à Oxford. L’apprentissage dans cette école est un bon, en fait un excellent paravent qui permettra la réalisation de mon projet sophistiqué : la recherche d’un mari aisé, qui en plus doit aussi être professeur à l’Université d’Oxford. » Elle sort de sa petite poche du jean la feuille A4 pliée en huit avec la liste des endroits qu’il lui faudra visiter pendant son séjour d’un mois à Oxford, qu’elle connaît déjà par cœur et qui, selon son plan, si elle réalise tout comme il le faut, se transformera en un durable, en fait en un séjour à vie. Sur la feuille il est écrit : « Oxford (la base), Londres, Stratford-upon-Avon, Portsmouth, Woodstock (Blenheim Palace), Stonehenge, Bath. » Elle froisse le papier et le jette dans la rivière Sava, qui traverse Zagreb, mais n’est toujours pas la partie essentielle de la ville, la Sava fera couler ce papier vers l’est, même si la liste des lieux appartient à l’Occident. Depuis qu’elle étudie, en deux ans sur l’internet, pendant qu’elle faisait des recherches sur l’Angleterre, le plus sur Oxford, Stratford-upon-Avon, car elle adore Shakespeare, et Stonehenge, elle a passé exactement 544 heures de travail, surfant sur probablement une centaine de pages web. Ce faisant, elle se servait des outils extrêmement utiles tels Google Earth, YouTube, Facebook et Instagram, puis Flickr et Twitter. Elle péta à nouveau, mit les oreillettes dans les oreilles, alluma BBC Radio Oxford et quitta son oasis urbain pour la rêverie et la réflexion, le Pont de la liberté. Elle quitta sa place qui est, évidemment, dirigée aussi vers l’ouest où se trouve l’Angleterre et sa ville Oxford. D’un pas enjoué se balançant non sans séduction elle se dirigea joyeusement vers la Bibliothèque nationale et universitaire, pendant que la brise la décoiffait, cela faisant réfléchissant à l’étrange dicton de Freddy Heineken : « Il existe deux sortes de succès : avoir beaucoup d’argent et avoir beaucoup d’amis. Il est impossible d’avoir les deux à la fois. » Elle, Nina Horvat, pense que la première sorte de succès est bien plus profitable que la deuxième. La raison en est bien simple : il n’y a pas de variante selon laquelle il serait possible d’avoir beaucoup d’amis. « Il est possible d’avoir pleins de collègues, hommes et femmes, associés d’affaires et partenaires, mais de véritables amis sincères il n’est pas possible d’en avoir beaucoup, mais c’est justement le contraire qui est possible, il est possible d’en avoir bien peu, ce que nous enseigne Schopenhauer, mon philosophe préféré », s’est dit Nina dans sa barbe et montant les escaliers entra dans le temple qui lui est des plus chers, le temple des livres, revues et journaux, dans la Bibliothèque nationale et universitaire.


traduit par Yves-Alexandre Tripković

extrait du roman Robes glacées (Ledene haljine, Profil, 2022)


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critique du roman

Robes glacées de Milko Valent ¬

par Igor Žic


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livre de Milko Valent disponible en français ¬





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